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Pour tous

 

 

 

 

Mises à jour

 

17.03.2024 :

HK : Corrigé sur le sujet L'éducation est-elle un obstacle à la liberté ? sur mon site.

KH : Cours sur La connaissance dans "Cours KH"

 

06.03.2024 : 

HK : Voir un corrigé sur le sujet Faut-il respecter la nature? sur mon site.

KH : Corrigé du sujet La fuite du temps ici dans "Corrigés devoirs KH".

 

20.12.2023 :

KH : Corrigé du devoir L'engagement

HK : Corrigé du devoir L'expression "perdre sa liberté" a-t-elle un sens ?

 

27.11.2023 :

KH : Plan(s) sur le sujet Le désir de l'infini ("Corrigés devoirs KH")

 

23.10.2023 :

HK : Corrigé du sujet Toutes les opinions se valent-elles ? ("Corrigés devoir HK")

 

10.10.2023 :

KH : Corrigé du sujet Ma culture ("Corrigés devoir KH")

 

26.09.2023

HK : Corrigé du sujet Pourquoi avons-nous du mal à reconnaître la vérité ? ("Corrigés devoirs HK")

 

25.09.2023

HK : Indications concernant les khôlles (dans "Corrigés devoirs HK").

 

24.06.2023

 

Futurs KH :

- Cours :
* suite et fin du cours sur la culture
* le dialogue
* justice et vengeance

 

- Corrigés :
* N'y a-t-il rien de plus précieux que la vie ?
* Faut-il s'abstenir de juger pour être juste ?

 

 

 

 

Article

Expliquer, est-ce (un peu) excuser ? Une remarquable mise au point du philosophe André Perrin sur un propos du sociologue Bernard Lahire, qui fournit au passage d'intéressants éléments de réflexion sur la sociologie en général.

 

 

A voir

Très intéressante conférence de Jérôme Ducros au Collège de France sur la musique, mais aussi sur l'art en général, le langage, le sens, etc.

 

 

Intéressant documentaire sur l'apparition et l'évolution de l'écriture.

   

Livres récents

Chantal Delsol, Les pierres d'angles (A quoi tenons-nous?), Paris, Cerf, 2014.

Xavier Martin, Du Temps des Lumières à Napoléon, Recueil d'entretiens "révolutionnaires", éd. Dominique Martin Morin, 2021.

Jean-François Braunstein, La philosophie devenue folle, Le genre, l'animal, la mort, Paris, Grasset, 2018.

Olivier Rey, Leurre et malheur du transhumanisme, Paris, DDB, 2018.

Olivier Rey, L'idolâtrie de la vie, Paris, Gallimard "Tracts", 2020 (à propos de la pandémie du coronavirus)

Rémi Brague, Du Dieu des chrétiens et d'un ou deux autres, Paris, Flammarion, "Champs-essais", 2009.

Allan Bloom, L'âme désarmée, Paris, Les belles lettres, 2019.

Dominique Folscheid, Made in labo, Paris, Cerf, 2019.

 

 

Livres moins récents

 

 

Léo Strauss, Nihilisme et politique, Rivages poche, Paris, 2020 (contient trois conférences, de 1941 et 1962).

H. Jonas, Le concept de Dieu après Auschwitz, Rivages poche, Paris, 1994 (le texte est de 1984).

F. Kaplan, Des singes et des hommes, La frontière du langage, Paris, Fayard, 2001.

 

 

Liens utiles

 

 

Sujets de concours et rapports de jurys

 Annales sujets et rapports de jurys BCE (écrits)

 Pour exemple :

 - Sujet et rapport de ESSEC 2012 :   BCE Rapport jury ESSEC 2012.pdf

 (NB : inclut un rappel des sujets tombés entre 2003 et 2011)

 - Sujet et rapport de HEC 2012 : BCE Rapport jury HEC 2012.pdf et 2013 : BCE Rapport jury HEC 2013.pdf

Annales sujets et rapports de jurys ENS (écrits et oraux)

 Pour exemple :

 - Sujet et rapport de l'écrit 2013 :ENS Rapport jury écrit 2013.pdf

Rapport des oraux 2013 : ENS Rapport jury oral 2013.pdf

 

 

Sites

A vrai dire (http://philo.pourtous.free.fr/index.htm)

Textes, articles, conseils de lectures, éléments de méthodologie, sujets corrigés, exercices...

 

Mezetulle (http://www.mezetulle.fr/)

Blog de réflexion non exclusivement philosophique, proposant de nombreux articles de qualité sur de très nombreux thèmes, souvent d'actualité.

   

 

 

 


 

 

Corrigés devoirs HK

 L'expression « perdre sa liberté » a-t-elle un sens ?

 

Examen méthodique du sujet : les questions qu'il faut impérativement se poser

 

Cette expression a-t-elle un sens ou bien est-elle absurde ?

 

Pour qu'elle soit absurde, il faut qu'il y ait une contradiction logique entre deux ou plus de ses termes (comme par exemple dans « monter en bas » ou « descendre en haut »), ou qu'il n'y ait aucun rapport possible entre ces mêmes termes (comme par exemple dans « colorier un concept »).

 

Cette expression a-t-elle un sens ou bien en a-t-elle plusieurs ?

 

Pour qu'elle en ait plusieurs, il faut a) que les conditions pour qu'il y en ait au moins un soient remplies (cf. point précédent), et b) qu'au moins l'un des termes de l'expression puisse avoir plusieurs sens.

 

Dans les deux cas, pour savoir ce qu'il en est, il faut examiner les termes de l'expression et s'interroger sur la possibilité qu'ils se « rencontrent ». Par conséquent : que signifie « perdre » ? Que signifie « liberté » ? La liberté peut-elle faire partie de ce qui peut être perdu ? Ou bien la liberté est-elle quelque chose qui, soit est contraire à l'idée même de perte, soit est complètement en dehors de l'ensemble des choses qui peuvent être perdues ou non ?

 

Comme « perdre » semble signifier « ne plus avoir ce que l'on possédait », la question est principalement de savoir si la liberté fait partie des choses que nous pouvons avoir, et que nous pourrions donc aussi ne plus avoir (perdre) : il s'agit en quelque sorte de se demander si la liberté est « détachable » de nous, d'une manière analogue aux objets matériels que nous pouvons posséder. Dans ce cas il semble que l'expression « perdre sa liberté » ait au moins un sens. C'est ce que semble suggérer le sujet, avec l'usage de l'adjectif possessif « sa », qui place la liberté dans la catégorie de l'avoir.

 

Quelles sont les autres possibilités ? Qu'est-ce qui pourrait faire que l'expression n'ait aucun sens ? La liberté pourrait relever, pour l'homme, non pas de l'avoir mais de l'être (malgré le « sa » présent dans le sujet), c'est-à-dire faire partie de l'essence même de l'homme ; si l'on admet que ce qui relève de l'être ne peut pas être perdu (car alors ce qui perd et ce qui est perdu ne feraient plus qu'un, une chose se détacherait d'elle-même en quelque sorte, ce qui paraît absurde), dans ce cas l'expression n'aurait pas de sens. Autre possibilité : si la liberté est une illusion, quelque chose qui en réalité n'existe pas et ne peut pas exister, elle ne relève ni de l'avoir ni de l'être, et elle n'a aucun rapport avec ce qui peut être perdu ou pas ; là encore l'expression n'a pas de sens.

 

Voilà donc ce qu'il va falloir regarder de plus près, en n'oubliant pas que l'on vient de raisonner à partir de ce qui semble être vrai à première vue :

 

- que l'on ne peut perdre que ce que l'on a (catégorie de l'avoir)

 

- que ce que l'on est (catégorie de l'être) ne peut pas être perdu

 

- que la différence entre l'avoir et l'être est nécessairement tranchée et que la liberté relève forcément de l'un ou de l'autre

 

- que l'on peut raisonner sur l'être de l'homme (ou sur son essence) de la même manière que pour n'importe quel autre être (chose, animal, etc.).

 

Ces affirmations apparemment évidentes devront éventuellement être remises en question, ou complétées, et ce sont les cours et les auteurs étudiés qui vont aider à le faire (d'où l'importance de s'en servir!).

 

Par exemple : quand je me demande si je peux faire une différence tranchée entre ce que j'ai et ce que je suis, la connaissance de la notion de qualité morale (issue du libre arbitre, cf. Descartes dans les Passions de l'âme) me permet de voir que la réponse ne va pas de soi : mes qualités morales semblent relever aussi bien de ce que j'ai que de ce que je suis.

 

Autre exemple : quand je suppose que l'essence ne peut se détacher d'elle-même, qu'elle ne peut rien perdre d'elle-même, la connaissance de la pensée de Sartre (L'être et le néant, L'existentialisme est un humanisme) m'oblige à m'interroger sur le genre de rapport que l'homme entretient avec son essence, à envisager que ce rapport soit très différent de ce qui a lieu chez les êtres non humains, et à admettre que, dans son cas, l'idée d'un détachement de soi ne soit pas absurde, au contraire.

 

Autre exemple enfin : si je connais l'idée, proposée entre autres par Hegel, selon laquelle je peux renoncer à ma liberté en laissant les « circonstances » décider à ma place, je vois qu'il faut envisager une modalité de perte (le renoncement) différente de celles auxquelles on pense en premier lieu (perte par négligence, perte par dépossession imposée de l'extérieur).

 

Sans l'aide de ces auteurs je risque donc de passer à côté d'un ou plusieurs aspects essentiels du sujet, et d'en rester à un traitement « plat », superficiel et incomplet de celui-ci.

 

Le schéma de cette phase d'examen systématique du sujet est donc, dans ses grandes lignes :

 

Quelles sont les principales questions que le sujet m'oblige logiquement à me poser ?

 

Quelles grandes possibilités de réponse le simple raisonnement, s'appuyant sur le sens le plus évident des notions en jeu, me suggère-t-il ?

 

Par rapport à ce premier regard (encore superficiel mais déjà raisonné), quels approfondissements, quelles difficultés moins visibles les cours et les auteurs que je connais me conduisent-ils à envisager et à affronter ?

 

Construction du devoir

 

Pour ce sujet, concrètement, la construction du devoir va se faire essentiellement en fonction des différents sens possibles de la notion de liberté et des différents sens possibles de la notion de perte, et en tenant compte du caractère problématique de la disjonction entre avoir et être chez l'homme.

 

Chaque partie prendra en charge la totalité du sujet, mais en donnant chaque fois un certain sens à une ou plusieurs des notions en jeu, sur le mode : « si liberté a telle signification, alors l'idée qu'on puisse la perdre a un sens ou pas, si on donne à perdre telle signification, pour telles et telles raisons ». Le fait que tout le sujet est pris en charge se manifestera par la présence dans chaque partie d'une réponse explicite à la question posée.

 

Le nombre et l'ordre des parties dépendront :

 

- pour le nombre, du degré d'approfondissement que l'on est capable d'atteindre dans la définition des notions, et des choix de regroupement que l'on va effectuer. Vaut-il mieux traiter tel problème et tel autre dans le même mouvement, ou vaut-il mieux consacrer une grande étape de réflexion à chacun d'eux ? Parfois il n'y a pas de « vraie » réponse, les deux formules peuvent être admissibles ; c'est par exemple un souci de clarté, une lucidité sur la capacité que l'on a à « gérer » plusieurs choses à la fois tout en restant clair, qui pourront déterminer le choix.

 

- pour l'ordre, là non plus rien ne peut être fixé à l'avance, cela dépendra essentiellement de chaque candidat ; la règle générale est :partir de ce que l'on considère comme le plus superficiel et finir par ce que l'on considère comme le plus profond et le plus vrai. Là dessus la liberté de réflexion et de positionnement est totale. Par exemple ici : on ne construira pas la dissertation dans le même ordre, selon que l'on considère la liberté comme étant fondamentalement une illusion (à la manière de Nietzsche par exemple), ou qu'on la considère comme existant réellement sous forme d'un pouvoir absolu de la volonté sur elle-même (à la manière de Descartes par exemple).

 


 

Introduction

 

On peut avoir été libre et ne plus l'être, et l'idée que la liberté fasse partie de ce qui peut être perdu n'a rien d'absurde : telle est sans doute la suggestion du bon sens et de l'expérience immédiate. Pourtant, si cette idée a un sens, il faut encore préciser lequel, et même envisager qu'elle en ait plusieurs, en tentant de définir les modalités de perte possibles qui donneront à l'expression un sens chaque fois différent. Mais d'autre part, lui reconnaître un ou plusieurs sens semble impliquer de ranger la liberté au nombre des choses que nous pouvons avoir, prenant au pied de la lettre l'adjectif possessif présent dans le sujet ; et c'est du même coup risquer de la définir trop vite comme « pouvoir de faire ce que l'on veut », en mettant l'accent sur un « pouvoir de faire » détachable de nous-même, et en occultant le caractère problématique du contenu et du sens du « vouloir » ; ce que nous avons, et pouvons perdre, n'est-ce pas plutôt les moyens ou les manifestations de la liberté, que la liberté elle-même ? Si le cœur de la liberté est dans l'intériorité du vouloir et de la pensée, il paraît relever de notre être, de ce que nous sommes et non de ce que nous avons : quel sens y a-t-il encore à parler de perte à propos de ce qui est constitutif de l'essence elle-même ? Et pourtant, il est tout aussi nécessaire de se demander ce qu'il reste du sens de la liberté, si celle-ci ne comporte pas la possibilité de se démettre d'elle-même ; ne faut-il pas que la perte de la liberté ait un sens, pour que la liberté elle-même en ait un ? C'est bien sur la nature du rapport que l'homme entretient avec son être, et sur la pertinence de la disjonction entre ce qu'il a et ce qu'il est, que nous sommes invités ici à nous interroger.

 

Ière partie

 

Première forme de la liberté : c'est le pouvoir d'accomplir ce que l'on veut, dans le domaine de l'action et dans le domaine de la pensée. Dans cette 1ère définition, « ce que l'on veut » désigne toute forme de volonté, y compris le désir, l'envie, l'impulsion arbitraire : peu importe ce que l'on veut et comment on le veut, l'essentiel, pour être libre, est de pouvoir le réaliser (on trouve une telle conception de la liberté chez Calliclès, personnage du Gorgias de Platon).

 

De son côté la perte est envisagée comme simple fait de ne plus avoir ce que l'on possédait (peu importe que ce soit « inné » ou « acquis », car les deux peuvent très bien appartenir à la catégorie de l'avoir), et cela d'une manière indépendante de la volonté elle-même.

 

Sur cette base, il semble que la réponse soit simple : la liberté d'agir pourrait être perdue, alors que la liberté de penser ne le pourrait pas.

 

Dans le premier cas en effet : la possibilité de faire quelque chose suppose des conditions qui sont a) extérieures à la volonté et b) au moins pour certaines, de nature matérielle (agir consistant à entrer en contact avec la réalité physique, d'une manière ou d'une autre) ; or ces conditions et ces moyens sont de l'ordre de l'avoir : capacités physiques, moyens financiers, etc. B. Pascal (Pensées) les rangerait au nombre des « qualités » que j'ai mais que je ne suis pas et qu'il appelle périssables. De fait ces « pouvoirs » de faire donnent prise à des forces extérieures, qui peuvent nous en priver. Exemples évidents : le prisonnier, l'esclave ; mais plus couramment encore : le vieillissement, la maladie (cf. Pascal) ;

 

Dans le cas de la pensée en revanche, la perte de la liberté semble impossible, puisque cette faculté nous est intérieure, inaccessible à toute force indépendante de notre volonté. Bien des choses peuvent empêcher ma pensée de s'exprimer : censure politique, atteintes aux moyens physiques de l'expression (parole, écriture, gestes, etc.) ; mais la possibilité de penser ce que je veux reste hors d'atteinte. On peut reprendre les exemples précédents du prisonnier et de l'esclave et soutenir qu'ils restent libres intérieurement de penser et de vouloir « ce qu'ils veulent » ; on peut proposer l'exemple plus précis de Primo Lévi, qui explique dans Si c'est un homme comment il conservait sa liberté intérieure, malgré les efforts des nazis pour le réduire à l'état de chose, en se remémorant quotidiennement des passages d'Homère.

 

En somme : la liberté complète consiste, certes, à pouvoir réaliser ce que l'on veut, y compris exprimer ce que l'on pense. Mais seule une partie de cette liberté peut être perdue : celle qui concerne la réalisation et l'expression ; l'autre partie, qui concerne le vouloir considéré en lui-même, paraît relever de l'être et semble indétachable du sujet : l'idée de perte n'aurait donc pas de sens à son propos. Or de ces deux aspects, c'est le second qui est le plus essentiel : en effet, la condition première et fondamentale de ma liberté est que je fasse bien ce que je veux. Si cette capacité de vouloir n'est plus là, je ne suis pas libre, même si j'ai tous les moyens d'action et d'expression ; à l'inverse, sans ces moyens je conserve le point de départ, le principe de ma liberté : ma volonté.

 

(NB : il est important de relier ainsi les deux aspects et ne pas les laisser séparés comme s'il y avait deux libertés, l'une d'agir et l'autre de penser ; car selon le concept il n'y en a qu'une : le sens fondamental de la notion de liberté est nécessairement identique dans tous les cas).

 

La conclusion est donc : pour l'essentiel l'expression « perdre sa liberté » n'a pas de sens.

 

Mais peut-on laisser complètement dans le vague le contenu de la volonté, pour que celle-ci soit libre ? Si ce sont les désirs et les intérêts particuliers qui règnent sur la volonté, celle-ci n'est-elle pas fondamentalement asservie ?

 

IIe partie

 

Il ne suffit pas de penser n'importe quoi, n'importe comment, pour penser librement. Même si la pensée elle-même demeure inaccessible à toute atteinte extérieure, elle n'est pas libre quand elle en reste à la forme de la simple opinion.

 

Opinion : simple reflet d'envies, de désirs, d'habitudes, d'intérêts, c'est-à-dire de ce qui n'est pas vraiment moi : je n'en suis pas vraiment le sujet, je ne décide pas de ce qu'ils sont.

 

On le voit bien à l'aide de Descartes et sa pratique du doute méthodique (Discours de la méthode): il rejette tout le contenu de sa pensée, toutes les pensées qu'il a eues jusqu'ici, car il comprend qu'elles ne viennent pas de lui mais d'ailleurs : de son entourage (parents, professeurs, société, époque, etc.), de son corps (impressions des sens)... Descartes part à la conquête d'une pensée qui soit sienne, dont il soit lui seul le sujet, et donc d'une pensée libre : une pensée dans laquelle je sais exactement pourquoi je pense ce que je pense. Autrement dit, Descartes comprend que, quand elle est simple opinion, la pensée elle-même est de l'ordre de l'avoir, de ce qui provient de l'extérieur et peut être modifié ou supprimé par l'extérieur.

 

La liberté véritable suppose donc un dépassement des particularités contingentes qui sont les miennes, la mise à l'écart de tout ce qui, hors de moi et en moi, n'est pas vraiment moi. Le « vrai moi » ainsi purifié, c'est l'ego du cogito, un « je » universel, et être libre va vouloir dire : agir et penser à partir de ce « je », et de rien d'autre ; et donc, d'abord et avant tout : faire exister et maintenir une « transcendance intérieure ».

 

Or cette distance intérieure, cette conscience de la différence entre ce que l'on est et ce que l'on a, ne semble pas pouvoir être perdue, en ce sens que rien ne peut en déposséder celui qui en est le sujet. Elle paraît indétachable de l'être : il n'y a plus de différence entre ce qui possède et ce qui est possédé, de sorte que la catégorie de l'avoir n'a plus de sens ici, et par conséquent la notion de perte non plus. Conclusion identique à celle de la partie précédente, mais en apparence seulement, car la raison n'en est plus la même : si la pensée est douée d'une liberté impossible à perdre, ce n'est plus parce qu'elle est libre quel que soit son contenu, mais au contraire parce que c'est seulement en ayant certains contenus qu'elle est libre, et que ce pouvoir d'action sur elle-même, de purification d'elle-même, ne peut lui être enlevé.

 

C'est pourquoi la volonté ne peut plus désigner ici l'envie, le désir, l'impulsion ; elle doit être redéfinie, et la liberté doit l'être du même coup : dans la formule « faire ou penser ce que l'on veut », il faut désormais entendre le terme « vouloir » comme : détermination par soi-même d'un Je dépouillé de toute opinion et de toute impulsion, orientation de l'intention non pas vers n'importe quoi mais vers des buts fixés ou reconnus par la raison, la pensée libérée de l'opinion. C'est ce que propose là encore Descartes avec son idée d'une volonté qui n'est libre qu'en s'orientant vers le bien discerné par la raison (Passions de l'âme). Alors en effet notre pouvoir est absolu et « nous rend en quelque manière semblables à Dieu ». Hegel ne dit pas autre chose en affirmant que « les circonstances n'ont sur l'homme que le pouvoir qu'il leur accorde lui-même » : aucune force au monde ne peut me faire perdre mon pouvoir d'auto-détermination.

 

Aucune force au monde, certes, c'est-à-dire aucune force extérieure... Mais cela signifie-t-il que la liberté est incapable de se perdre ? Si elle appartient à l'être même de l'homme, à son essence, qu'en est-il donc de la capacité de l'homme à s'éloigner de sa propre essence ? Cette idée est-elle privée de sens, comme c'est le cas, semble-t-il, pour l'ensemble des autres êtres ?

 

IIIe partie

 

L'idée d'aliénation semble ne pouvoir concerner que l'homme, et elle suggère précisément que cet être peut devenir autre que soi, ne plus être ce qu'il est, sans toutefois que cela signifie une pure et simple annihilation ou une métamorphose. Être aliéné, c'est ne plus être libre et ne plus être soi sans pourtant avoir complètement cessé de l'être : unité paradoxale d'être et de non-être, et dans le même temps, de liberté et de non-liberté.

 

Davantage même : cette possibilité de l'aliénation paraît être constitutive de la liberté elle-même, de sorte que la liberté ne serait pas la liberté si elle ne la comportait pas : une liberté rivée à elle-même, « condamnée » à être, en serait-elle encore une ?

 

Idée centrale ici : l'aliénation est possible comme auto-aliénation, c'est-à-dire comme renoncement de la liberté à elle-même. Développer et illustrer, avec un ou plusieurs de ces auteurs, en évitant cependant de les mettre « dans le même sac » :

 

- Descartes : cf. la lâcheté consistant à ne pas exercer le pouvoir d'auto-détermination de la volonté (article 152 des Passions de l'âme).

 

- Hegel : l'auto-réduction à l'état « d'être non libre ou naturel » de celui qui prétend avoir été déterminé par les « circum-stances ».

 

- Sartre : la « mauvaise foi » consistant à se présenter comme impuissant face aux forces extérieures, alors qu'en vérité on a décidé de les laisser décider (à notre place).

 

Que devient la liberté dans cet auto-abandon ? Est-elle perdue, et jusqu'à quel point ?

 

D'un côté elle n'est plus là : car effectivement, ce que je pense et ce que je fais n'est plus décidé par moi, je ne suis plus un sujet mais plutôt un objet (un « être non libre ou naturel »).

 

D'un autre côté elle n'est pas absolument absente : il dépend entièrement du sujet de reprendre sa liberté, ce qui signifie qu'à chaque instant c'est bien la liberté qui est la cause de sa propre absence, et en ce sens elle reste donc bien présente : présence « dans la coulisse », à l'arrière-plan, à la fois potentielle et effective.

 

Si donc elle est perdue, c'est en un sens énigmatique ; cette perte n'est pas définitive (du moins, elle ne l'est pas nécessairement), et elle suppose paradoxalement la conservation de ce qui est perdu. Elle ne relève pleinement ni de l'avoir (puisqu'elle ne peut être complètement et définitivement détachée du sujet) ni de l'être (puisqu'elle peut « s'absenter »).

 

Ou bien peut-être faut-il dire que la liberté relève de l'être, mais en donnant un sens bien particulier à ce dernier terme : l'être dont il s'agit ne peut être conçu sous les auspices de la pure nécessité, c'est-à-dire comme ce qui ne peut pas faire autrement que d'être ce qu'il est.

 

Ce paradoxe est celui-là même que semble comporter l'essence de l'homme : précisément parce que cette essence a la consistance de la liberté, elle paraît pouvoir être plus ou moins elle-même ; l'homme peut être plus ou moins humain, c'est-à-dire plus ou moins conforme à sa propre essence. Comme s'il dépendait de lui-même que son rapport avec son essence, et donc avec sa liberté, soit de l'ordre de l'être (impossible à perdre) ou de l'ordre de l'avoir (possible à perdre dans le sens indiqué ici).

 

Conclusion

 

Si la liberté est bien elle-même et non pas simple caprice ou simple arbitraire, l'expression « perdre sa liberté » semble finalement avoir un sens et un seul : celui du renoncement à ce que l'on est, plutôt qu'à ce que l'on a. Mais il faut admettre dans le même temps que la frontière entre être et avoir semble justement perdre sa fermeté et sa clarté, lorsque c'est de la liberté de l'homme qu'il s'agit, et que la notion même de perte s'en trouve frappée d'une remarquable ambiguïté.

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Toutes les opinions se valent-elles ?

 

   Se valoir signifie avoir la même valeur, et la notion de valeur implique celle d'évaluation ; cette dernière à son tour implique l'idée d'un critère, à la lumière duquel la valeur sera attribuée ou reconnue. Or ce critère, pour être légitime, doit avoir lui-même une valeur incontestable, universelle et nécessaire : sinon, les évaluations auxquelles il donnera lieu seront aussi contingentes, relatives et variables que lui-même. Mais comme l'opinion se définit justement comme une pensée particulière, multiple et changeante, cela signifie que le critère d'évaluation des opinions, s'il existe, ne devrait pas lui-même en être une. Pour pouvoir dire si toutes les opinions se valent, la question est donc principalement de savoir si un dépassement de l'opinion est possible, et s'il l'est toujours, à propos de tous les objets, pour établir entre les opinions une authentique hiérarchie de valeurs.

 

 

I    Toutes les opinions, à première vue, ne semblent pas avoir la même valeur, pour une double raison :
   D'une part, toute opinion est une affirmation, et toute affirmation a son contraire ; or deux affirmations qui se contredisent ne peuvent, semble-t-il, être aussi vraies l'une que l'autre. Même si l'on pense qu'il est impossible de savoir laquelle est vraie, ou plus vraie que l'autre (→ scepticisme), il n'en reste pas moins qu'il doit nécessairement y avoir une telle différence entre elles. Ainsi, du point de vue de la vérité, il ne semble pas possible de considérer toutes les opinions comme équivalentes.
   D'autre part, toujours parce qu'elle est chaque fois une affirmation, l'opinion peut contredire ou non certains principes fondamentaux définissant ce qui est juste et bon, et donc être valorisée ou dévalorisée par rapport à l'opinion contraire. Il y a ainsi des opinions qui contredisent les principes de la démocratie, ceux des droits de l'homme, ou ceux de « la » morale : racisme, antisémitisme, « sexisme », etc. ; ces opinions ne peuvent être vues comme ayant autant de valeur que leurs opposées.
   Mais les différences de valeur sont alors établies à l'aune de principes ou de convictions qui s'énoncent en affirmations sur ce qu'est l'homme et sur ce qui est juste ou non. Or ces pensées, telles quelles et prises dans leur immédiateté, sont-elles elles-mêmes autre chose que des opinions, des avis contingents et variables, comme le confirme le fait qu'ils sont différents selon les lieux et les temps ? Et si oui, pourquoi une certaine opinion aurait-elle le privilège de juger et de hiérarchiser les autres? De deux choses l'une semble-t-il : soit le critère adopté est lui-même une opinion, et il est alors arbitraire et illégitime, les jugements prononcés à partir de lui étant eux-même sans réelle valeur ; soit l'attribution de valeurs différentes aux opinions est bien légitime, mais cela implique alors que le critère adopté soit lui-même autre chose qu'une simple opinion. Et il en va de même, du reste, pour une affirmation légitime de l'équivalence de toutes les opinions : si l'idée que toutes les opinions se valent n'est elle-même qu'une opinion, elle n'aura pas plus de valeur que l'opinion contraire.

 

Ainsi deux points essentiels semblent acquis : on ne peut répondre à la question qu'en sortant du registre de l'opinion, en posant sur l'opinion un regard d'une autre nature qu'elle ; toute la question est donc de savoir si un tel dépassement de l'opinion est possible. Ce qui engage une interrogation sur la vérité, son existence et la possibilité de la connaître.

 

 

II Première forme de cette interrogation : la pensée peut-elle s'affranchir de toute détermination particulière, dont elle ne serait que le reflet ?
   Le simple fait de poser la question donne une partie de la réponse, dans la mesure où le questionnement, en tant que tel, est déjà en rupture avec l'opinion, qui ne sait qu'affirmer.
   Le recul interrogatif et le raisonnement, à l’œuvre chez Descartes dans le Discours de la méthode, semblent attester cette capacité de la pensée à s'extraire de toute particularité ; le Je qui pense est anonyme et universel, ce qu'il pense n'est pas simplement « sa » pensée, mais plutôt le résultat de l'exercice de « la » pensée elle-même. Aussi l'affirmation sur laquelle débouche cette pensée, à savoir « je suis une substance pensante », est-elle bien autre chose qu'un simple avis subjectif, auquel il serait possible d'opposer un avis contraire.
   Selon cette perspective, il y a donc un accès possible au vrai, c'est-à-dire à une pensée d'une tout autre nature que l'opinion. Qu'en est-il alors de la valeur de cette dernière ? En toute rigueur, ne faut-il pas considérer que l'opinion en tant que telle est à rejeter purement et simplement ? Telle est justement la position de Descartes, lorsqu'il décide de n'admettre aucune pensée qui ne soit indubitablement vraie ; par ce geste il disqualifie l'opinion dans sa nature même : les opinions ont toutes la même valeur, et cette valeur est nulle.
   Mais cette intransigeance suppose qu'il n'y a pas de degré dans le détachement par rapport aux particularités, que l'objectivité de la pensée est soit totale, soit nulle. Or il y a bien, semble-t-il, un devenir progressif dans la sortie hors de l'opinion, et Descartes lui-même nous le montre en retraçant, dans les premières parties du Discours de la méthode, le long chemin suivi par lui pour s'en extraire. Cela signifie que la pensée, sans avoir encore accédé au vrai, peut en être plus ou moins proche, et donc qu'une opinion peut en être plus ou moins loin : autrement dit, que toutes ne se valent pas.
   La notion d'expérience semble bien le confirmer : celui qui a vu et vécu beaucoup de choses, et qui a observé similitudes et régularités dans leur déroulement, commence bien à dégager, de la multitude des cas particuliers et contingents, certaines vues générales qui reflètent autre chose que sa subjectivité personnelle ; son avis n'a pas la même valeur que celui d'un néophyte. En ce sens, une opinion semble avoir plus ou moins de valeur en fonction de « celui qui parle », selon qu'il a effectué plus ou moins ce lent travail d'observation et de réflexion. [cf. sur ce point Aristote, Métaphysique A, 1, sur la médecine].
   → notion d'opinion droite, qui coïncide avec le vrai sans être capable de le démontrer, mais sans relever pour autant du hasard pur.

 

   Ainsi donc, s'il y a une vérité objective accessible, on peut attribuer aux opinions des valeurs différentes en fonction de leur plus ou moins grande conformité à celle-ci. Mais cela est-il vrai à propos de tout ? L'accès à l'objectivité de la pensée est-il possible dans tous les domaines et à propos de tous les genres d'objets ?

 

 

III Deuxième forme de l'interrogation : y a-t-il des domaines où la notion même de vérité ne serait pas de mise ? Donc, des domaines où l'opinion serait radicalement indépassable ? Si oui, il semble que, dans ces domaines-là, toutes les opinions se vaudraient, puisqu'on n'aurait pas de critère universel permettant de les juger et de les hiérarchiser. [suite sous forme d'indications/conseils]
   Il faut procéder ici avec grande prudence et ne pas trancher trop vite en se fiant aveuglément à des opinions courantes ! Deux domaines, en particulier, sont souvent considérés bien trop rapidement comme des « royaumes de l'opinion », où tous les avis se vaudraient :
- domaine de la religion, celle-ci étant ramenée à la simple « croyance » subjective ; or dans ce domaine il y a place pour le raisonnement, comme le montre toute l'histoire de la philosophie ; peut-on dire par exemple que la croyance au dieu-soleil (chez les anciens Égyptiens entre autres) a la même valeur rationnelle et spirituelle que la croyance au Dieu de la Bible ?
- domaine de l'art, ramené bien trop vite au règne du « goût » purement personnel et subjectif ; peut-on vraiment dire que, en matière de musique, l'opinion de celui qui «aime mieux» la dernière chanson à la mode qu'un concerto de Bach a autant de valeur que l'opinion contraire ?
   Il faut garder fermement un axe de raisonnement clair et rigoureux, à savoir : plus un domaine contient de l'intelligible, plus il est susceptible d'une connaissance détachée des particularités individuelles ou collectives, puisque l'intelligible renvoie par nature à l'universel et au nécessaire ; inversement, plus un domaine met en jeu seulement la dimension du sensible, plus l'opinion y est impossible à hiérarchiser, puisque le sensible renvoie par nature au particulier. Selon ce principe, c'est dans le domaine du goût purement physique (Kant l'appelait le domaine de l'agréable) qu'il y a seulement des opinions, qui se valent toutes. L'exemple par excellence est celui du goût alimentaire : impossible de dire que le jugement « ce plat est bon » vaut plus, ou moins, que le jugement contraire.

 

 

   Toutes les opinions se valent donc, mais seulement dans un nombre de cas très réduit : là où il s'agit d'objets offerts au seul jugement de la sensibilité. Dans tous les autres cas, c'est-à-dire lorsqu'il s'agit d'objets intelligibles, une hiérarchie dans la valeur des opinions est à la fois possible et nécessaire.

 

 

 

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Pourquoi avons-nous du mal à reconnaître la vérité ?

 

 

Remarques générales

Le sujet présuppose qu'il y a une vérité, qu'il est difficile mais possible de la reconnaître, et il demande la ou les raison(s) de cette difficulté pour « nous », autrement dit pour tous les hommes en général, l'homme comme tel.

Il ne faut donc pas se demander s'il y a une vérité absolue ou pas, mais se contenter d'envisager la forme de vérité dont l'existence est incontestable (par exemple : si j'ai fait quelque chose et que j'affirme que c'est bien moi qui l'ai fait, je dis la vérité ; si je dis que les ombres n'existent pas par elles-mêmes, mais sont le résultat d'une projection de lumière sur des objets, je dis une vérité). Dans tous les cas, le vrai est ce qui est conforme à la réalité, que celle-ci soit physique ou non.

La notion de reconnaissance peut prendre, dans ce sujet, deux formes principales [je laisse de côté la re-connaissance, qui ne peut se distinguer de la « simple » connaissance qu'en recourant à la doctrine platonicienne de la réminiscence ; il n'est évidemment pas interdit de la prendre en compte, mais ici ce n'était pas exigible] : reconnaître au sens de voir, discerner, distinguer du reste ; et reconnaître au sens d'admettre, avouer. Dans le premier cas, il s'agit de s'interroger sur les obstacles qui rendent difficile le discernement de la vérité, alors même qu'on la cherche et qu'on la désire loyalement ; dans le second, il faut s'interroger sur ce qui nous rend difficile d'admettre le vrai, lors même que nous le connaissons. Ne pas arriver à reconnaître la vérité au premier sens, c'est tomber dans l'erreur, alors que ne pas la reconnaître au second sens, c'est commettre un mensonge, que celui-ci soit adressé à autrui ou à soi-même (non pas une erreur mais une faute).


Pour l'ordre il n'y a pas de règle absolue : on peut considérer qu'il faut commencer par le domaine de l'honnêteté morale et la question du désir pour la vérité, parce que les problèmes relatifs à la connaissance du vrai ne se poseront que pour un être qui, déjà, a décidé de la chercher. Mais on peut aussi considérer que l'ordre inverse est préférable, puisque, pour s'interroger sur les obstacles à l'admission (aveu) de la vérité, il faut déjà qu'elle soit connue, et donc que les obstacles à sa découverte aient été surmontés.

Pour des raisons de facilité de construction, on choisira ici la seconde mise en ordre.

Introduction

Reconnaître la vérité peut vouloir dire aussi bien la voir, la discerner, que l'admettre ou l'avouer. Or la question "pourquoi avons-nous du mal à reconnaître la vérité ?" suggère que, dans les deux cas, nous n'avons aucun mal à ne pas le faire, comme si l'homme ("nous") avait en lui une sorte de pente naturelle menant à l'erreur et au mensonge, ou du moins, comme si l'homme ne faisant pas d'effort (ne se donnant pas de "mal") était naturellement enclin à tomber dans ces deux travers. Qu'est-ce donc qui s'interpose d'abord, et dès le départ, entre l'homme et la vérité ? Est-ce le même genre d'obstacle dans les deux cas (discerner le vrai, admettre le vrai), et le même genre d'effort à produire pour le surmonter ? Tout sera différent, semble-t-il, selon que la difficulté vient uniquement ou principalement de nous, ou bien de quelque chose d'extérieur à nous. Et si l'obstacle est en nous plutôt que dans les choses elles-mêmes, encore faut-il se demander en quelle partie de nous il prend sa source, et jusqu'à quel point il met en jeu notre essence même.

La suite n'est pas strictement rédigée comme un devoir, mais va à l'essentiel et comporte des remarques ou conseils adressés directement à l'étudiant(e) [en bleu entre crochets].

Ière partie

On se demande pourquoi nous avons du mal à discerner le vrai et à ne pas le confondre avec le faux. On envisage le vrai comme ce qui est conforme à un état de fait réel (physique ou non). Dans ce cas de figure, le vrai ne se dissimule pas volontairement à nos yeux, il n'y a pas de volonté de nous tromper du côté de l'objet (= ce que l'on cherche à connaître) ; et du côté du sujet (= celui qui cherche à connaître), il y a un sincère désir de vérité, une volonté réelle de la connaître. L'obstacle éventuel n'est donc pas lié à la présence d'une volonté mauvaise ou d'une mauvaise volonté ; mais suffit-il de vouloir sincèrement le vrai pour que son discernement ne présente aucune difficulté ? Un double obstacle semble bien s'interposer, malgré tout, entre la vérité et nous. D'une part, la « surface » des choses, leurs apparences éventuellement trompeuses [développer à l'aide des cours, en faisant la différence entre l'essence et les accidents, et en soulignant que la première n'apparaît jamais immédiatement, à l'état « nu », mais toujours d'abord recouverte, « habillée » ; cf. par exemple Hegel, l'image de l'écorce ou du rideau]. D'autre part, nos certitudes, idées immédiates qui nous bouchent la vue [idem, par exemple avec Descartes (nos « certitudes » trop vite adoptées)]. Mais le principal obstacle est le second, et il est donc en nous : car la surface des choses se laisse percer et traverser sans résistance si nous faisons ce qu'il faut pour cela ; les choses ne mentent pas, elles n'ont aucune volonté de ne pas être reconnues, identifiées, discernées. Le succès dépend donc essentiellement de nous et c'est donc surtout nous-même qu'il faut vaincre, c'est sur nous qu'il faut travailler pour atteindre le vrai. Si nous nous laissons aller à nos premières impressions, sans « nous donner de mal » pour les écarter, nous passerons donc à côté du vrai. Nous avons du mal à reconnaître la vérité parce que notre regard est d'abord brouillé par nos certitudes immédiates.

Transition : Mais cela suppose que la vérité soit, de son côté, inerte, disponible et acceptant d'être découverte ; or est-ce toujours le cas ?

IIème partie

Les choses se compliquent lorsque nous avons affaire à une volonté libre, donc à autrui. Cette fois l'obstacle au discernement du vrai [on garde le même sens de "reconnaître" qu'en Ière partie] n'est pas seulement en nous, mais aussi à l'extérieur de nous : autrui peut me tromper, me présenter comme vrai ce qui, en fait, ne l'est pas. Et cela parce que autrui, en tant qu'être libre, est capable de produire volontairement de fausses apparences, une « surface » qui masque ou déforme le vrai (alors que quand il s'agit de choses ou de concepts, la « surface » ne résulte pas d'une volonté de tromper). Dans ce cas, même si je prends conscience de mes certitudes immédiates et que je les mets de côté, même si je vois les choses « telles qu'elles sont », je peux manquer la vérité, car ce que pense vraiment, ce que veut vraiment, ce que ressent vraiment quelqu'un, je ne peux le connaître que s'il me le montre sans déformation. On peut croire que l'autre nous dit la vérité alors qu'il nous ment, par exemple quand il nous dit ce qu'il a fait hors de notre présence, quand il nous fait une promesse, quand il nous dit ce quel sentiment il éprouve pour nous, etc.

Illustration possible : le séducteur qui, comme Don Juan dans l’œuvre de Molière, fait des serments d'amour alors qu'il n'éprouve nullement ce sentiment, pour parvenir à ses fins.

L'accès à la vérité dépend alors entièrement de la véracité d'autrui, c'est-à-dire de la droiture de son intention, de son honnêteté morale ; je ne peux que lui faire confiance, m'en remettre à lui. Ce qui revient à admettre que je suis moi-même impuissant, tributaire de la volonté d'autrui, « livré » à celle-ci : si autrui me ment, il interpose entre la vérité et moi un obstacle dont le franchissement ne dépend pas de moi, de sorte qu'il me faut renoncer à la posture d'auto-suffisance ou de toute-puissance du sujet cartésien. Nous avons du mal à reconnaître la vérité parce qu'elle dépend d'une libre volonté qui n'est pas la nôtre.

Transition : La possibilité du mensonge et la nécessité de la confiance signifient donc qu'il est possible de ne pas désirer la vérité, de la refuser, et que l'accepter n'est pas forcément facile. Pourquoi ?

[remarque : en construisant ainsi la succession des parties, on rend manifeste un lien entre les deux aspects du sujet, celui de la connaissance et celui de l'honnêteté morale, car avec autrui et les vérités qui le concernent, la première dépend de la seconde ; on évite ainsi de juxtaposer simplement les deux dimensions que le sujet met en jeu].

IIIe partie

C'est le second sens de « reconnaître » qui passe au premier plan. Celui qui ment, cherche à tromper, se donne de fausses apparences, n'a pas de mal à discerner et à connaître la vérité : il la connaît même forcément, lorsqu'il s'agit de vérités à propos de choses dont il est lui-même la source : ce qu'il a fait ou dit, ce qu'il pense, ce qu'il ressent, etc. L'obstacle est donc uniquement en lui, contrairement au cas examiné en Ière partie, et il est d'une autre nature : non dans sa raison (insuffisamment ou mal employée), mais dans sa volonté. Il ne veut pas de la vérité. En ne reconnaissant (admettant) pas la vérité, il me rend difficile ou même impossible de la reconnaître (discerner). Et cette tendance existe en nous tous : admettre la vérité, l'avouer, la manifester, nous est difficile, cela nous demande un effort. Pourquoi ? Parce que bien souvent nos intérêts ou nos désirs s'y opposent. Nous ne sommes pas spontanément amoureux du vrai (= philo-sophes), mais plutôt de nous-même, de notre petit moi. C'est ce que suggère Descartes, dans l'une de ses lettres à Élisabeth, lorsqu'il évoque ceux qui se mentent à eux-mêmes en vue de leur bien-être.

Confirmation : la tendance que nous avons parfois à rejeter hors de nous-même la cause de nos actes ou décisions, à nous considérer comme les malheureuses et impuissantes victimes de forces extérieures [ce que Sartre, dans L'existentialisme est un humanisme, appelle la « mauvaise foi »].

Mais cela semble signifier, au fond, que c'est notre statut même de sujet libre et responsable que nous avons du mal à assumer, autrement dit la vérité de ce que nous sommes, en tant qu'êtres irréductibles à leur dimension physique, psychologique ou sociale. C'est seulement à un homme refusant la vérité à propos de sa propre essence, que la vérité peut paraître indésirable chaque fois qu'elle heurte ses désirs ou intérêts particuliers. Et même si cet homme admet la vérité lorsqu'elle se trouve correspondre à ses désirs ou intérêts, on ne peut pas dire qu'il la reconnaît vraiment : car c'est alors de manière contingente, et pour des raisons extérieures à la vérité elle-même, qu'il l'accepte telle qu'elle est.

Conclusion

Ce n'est donc pas la même partie de nous-même qui fait obstacle, selon qu'il s'agit de discerner la vérité, ou de l'admettre. Et dans la mesure où c'est cette seconde forme de reconnaissance qui met en jeu notre rapport à notre propre essence, ne faut-il pas en conclure que, si nous avons du mal à reconnaître la vérité, c'est d'abord parce que nous manquons souvent de courage pour assumer le poids de notre responsabilité, aussi bien envers autrui qu'envers nous-même ?

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Indications essentielles pour les khôlles HK

 

 

 

 

Préparation 1h – Passage 30mn dont 20mn d'explication par le candidat + 10mn d'échange (questions, reprises, etc.)

 

 

 

 

L'exercice consiste à expliquer un texte, et non à le commenter.

Il s'agit donc de chercher à comprendre le mieux possible la pensée de l'auteur présentée dans le texte, sans chercher à la critiquer (ni positivement, ni négativement). On cherche à mettre au clair ce qu’il dit, comment il le dit, pourquoi il le dit. Il s'agit de se mettre à l'écoute du texte, sans aucun a priori.

Dans ce but l'attention doit se diriger sur deux points généraux :

a) La compréhension claire et exacte de chaque idée, chaque affirmation proposées par le texte ; parfois le sens d'un terme ou d'une phrase n'est pas immédiatement clair, il peut y avoir plusieurs interprétations ; il faut donc chercher à voir quelle est la bonne, ou la plus probable. De cette façon, on s'assure de ne pas se tromper sur l'objet dont il est question (de quoi l'auteur parle-t-il ?), ni sur la teneur de son discours (à propos de cet objet, que dit-il exactement ?).

Attention : il ne s'agit pas d'inventer le sens, ni de plaquer sur le texte tel ou tel sens que l'on croit connaître ; c'est le texte lui-même, et rien d'autre, qui doit servir de guide pour comprendre le sens qu'il donne, lui, à tel ou tel élément.

La règle générale est qu'il faut expliquer le texte par le texte lui-même.

b) La recherche et l'explication des liens logiques instaurés par l'auteur entre ses idées, entre ses affirmations. Un texte philosophique n’est pas seulement une suite de remarques, disposées au hasard ou au gré de « l’inspiration » aléatoire du moment, mais un ensemble organisé, obéissant à des règles. Bref : l’auteur n’a pas jeté des idées sur le papier en vrac, il a suivi un certain ordre, son discours présente une continuité dans son déroulement : il faut le voir, et montrer qu'on l'a vu. Parfois les liens entre les idées seront explicitement indiqués par le texte lui-même, au moyen de termes comme "donc", "par conséquent", etc. : dans ce cas il "suffira" de bien clarifier le sens de ce lien ; mais dans d'autres cas il sera moins apparent, ou même tout à fait implicite : il faudra alors voir et signaler ce lien dont la présence est bien réelle, mais pas immédiatement visible.

Dans les deux cas, expliquer signifie toujours : mettre en pleine lumière ce qui est là (on ne doit rien ajouter ni rien inventer), mais pas forcément visible à première vue.

Sur les deux points (compréhension de chaque élément pris en lui-même, et des liens logiques qui existent entre eux), il ne faut se servir de rien d'autre que du texte lui-même, de ses propres connaissances de vocabulaire et de ses propres capacités de raisonnement. Et il faut laisser le texte tel qu'il est, avec ses éventuelles zones d'ombre. Si, par exemple, le texte comporte un élément qui pose un problème de compréhension, sans donner lui-même les moyens de le résoudre, la bonne attitude n'est pas de faire comme si c'était clair, encore moins de rester muet sur ce point embêtant, mais de le voir et de le dire.

Ce même respect du texte impose de ne pas consacrer le même degré de développement à tous les points du texte, mais de s'arrêter le plus sur ceux qui, par leur rôle dans le texte, le réclament. Dans un texte, tout n'a pas la même importance ; bien expliquer le texte, c'est donc épouser ses contours, ses « temps forts » et ses passages moins essentiels ; c'est précisément le rôle d'une explication de faire ressortir ces contrastes : tout traiter de la même façon, ce serait donc, à la limite, défigurer le texte.

Enfin et toujours pour la même raison, l'explication ne doit pas découper le texte de façon arbitraire et mécanique, par exemple en le prenant phrase par phrase. Il y a des passages qui forment des touts à l'intérieur du texte : découper le texte phrase par phrase reviendrait presque certainement à le priver de son sens, ou à en perdre une grande partie.

On proposera donc :

Uneintroductioncomportantles trois éléments suivants :

Le thème du texte. Attention : ce thème ne doit pas consister en un simple mot, mais doit avoir la forme d'une question. Pour la trouver, se demander : quelle est LA question principale que ce texte étudie, et à laquelle il s'efforce de répondre ?

La thèse du texte. C'est la réponse que le texte propose à la question dégagée ci-dessus.

Le plan du texte. Ce sont les quelques étapes principales de la réflexion de l'auteur.

L'explication proprement dite (cf. supra)

Une conclusion

Elle rappelle la thèse de l'auteur et indique la principale raison qui, selon lui, la justifie.

 

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N’y a-t-il rien de plus précieux que la vie ?

Être précieux, c’est avoir un grand prix, et être ce qu’il y a de plus précieux, c’est avoir un prix supérieur à tout autre. Pour savoir s’il n’y a rien de plus précieux que la vie, il faut donc chercher à comparer le prix de la vie avec celui de tout le reste. Cela suppose de s’interroger sur le « reste » en question, sur la vie elle-même, et de les comparer pour apprécier leurs valeurs respectives. S’agit-il du simple fait d’être vivant, au sens biologique du terme ? Cela revient alors à se demander si quelque chose peut valoir qu’on accepte de mourir pour le préserver, ou si la vie biologique doit toujours être préservée « à tout prix ». Mais cette vie-là est-elle la seule à envisager ? Et comment s’interroger sur son prix sans s’interroger du même coup sur la différence entre l’homme et les vivants naturels ? C’est bien la spécificité de l’être et de l’existence de l’homme qui semble constituer l’enjeu essentiel de ces questions.

 

 

Se demander s’il n’y a rien de plus précieux que la vie, c’est se demander s’il y a quelque chose qui a un plus grand prix que la vie, et donc, s’il y a quelque chose de tel que, au cas où il faudrait choisir entre la vie et la chose en question, ce serait cette dernière qu’il faudrait choisir, quitte à perdre la vie. Mais perdre la vie, au sens strict, signifie mourir : la question porte donc d’abord sur la vie au sens biologique, la vie corporelle. Et le genre de chose qui paraît devoir lui être comparé en premier lieu, c’est l’ensemble des biens physiques ou matériels, puisqu’ils relèvent du même domaine. Y a-t-il donc des biens matériels plus précieux que la vie ? Il semble clair que non : dans l’ordre de la réalité physique, rien n’est plus précieux que la vie. Qui donnerait sa vie pour sauver sa nourriture, ou sa maison, ou un objet si précieux soit-il ? La raison en est que ces choses sont des moyens de protéger, de faciliter ou d’agrémenter la vie ; il y aurait donc contradiction à renoncer à la vie pour elles : ce serait accorder plus de valeur au moyen qu’à la fin.
   Une double clarification en découle pour notre problème ; d’abord, il semble que seul pourrait être plus précieux que la vie, ce qui serait une fin par rapport à laquelle la vie elle-même ne serait qu’un moyen ; ensuite, il paraît établi que rien de tel ne peut se trouver dans l’ordre purement matériel. La question est donc : y a-t-il quelque chose de non matériel, par rapport à quoi la vie physique serait seulement un moyen ? L’homme pourrait bien ne pas être un simple organisme vivant, et comporter une dimension autre, spirituelle : l’âme telle que Platon, par exemple, la conçoit dans le Phédon, comme substance distincte de toute matérialité. Mais à son propos, plusieurs difficultés surgissent aussitôt. D’abord son existence même paraît sujette à caution, alors que celle du corps ne l’est pas : comment accorder plus de prix à ce dont l’existence est douteuse, qu’à ce qui existe de façon certaine ? La réalité la plus humble n’a-t-elle pas infiniment plus de prix que la plus belle des hypothèses ? Ensuite, en admettant l’existence de l’âme, si le plus précieux est ce qu’il faut refuser de perdre « quel qu’en soit le prix », il reste à comprendre comment on pourrait « perdre son âme », et à voir si et pourquoi cette âme serait d’un plus grand prix que la vie. Pensons à l’exemple du docteur Faust, qui, chez Goethe, vendit son âme au diable... pour conserver encore un peu sa vie, et une vie jeune, pleine de « vitalité » justement. A ses yeux, sa vie valait plus que son âme...alors même que l’existence de cette dernière était certaine pour lui. De façon plus générale, l’expression « perdre son âme » semble désigner un renoncement à certaines valeurs, l’acceptation de ce qui est moralement inacceptable. Et l’on considère fréquemment qu’il vaut mieux renoncer à la vie plutôt qu’accepter de s’avilir, qu’il y a des valeurs ou des principes qui valent qu’on meure pour eux : la liberté, la dignité, et que ceux qui le font sont dignes d’admiration. Mais on omet alors de remarquer que celui qui perd la vie perd tout, y compris ce au nom de quoi il l’a sacrifiée : celui qui perd sa vie pour sauver sa liberté, perd en vérité les deux à la fois, car une fois mort, il n’est ni vivant, ni libre. Ainsi de façon générale, la vie paraît bien être ce qu’il y a de plus précieux, puisqu’elle est la condition de tout le reste, et que la perdre, c’est perdre tout.
  Pourtant, autant la question de savoir si la vie doit être vue comme le moyen d’autre chose est pertinente, autant l’examen qui vient d’en être fait demeure trop rapide. Que la vie du corps soit la condition de l’existence de l’âme, et des valeurs dont celle-ci est porteuse, cela empêche-t-il qu’elle n’en soit que le moyen, et qu’elle soit donc d’un moindre prix ? Peut-on vraiment faire de la vie une fin en soi ?

 

 

Telle semble bien être, en effet, la nécessaire conséquence du refus d’accorder à quoi que ce soit un plus grand prix qu’à la vie. Si rien n’est plus précieux qu’elle, c’est que tout le reste ne vaut que par rapport à elle (qui est alors valeur suprême, critère ultime), et n’a de prix qu’à condition de la préserver, de la faciliter, de la promouvoir. Alors la vie, exigeant tous les sacrifices mais ne devant elle-même se sacrifier à rien, aurait une valeur infinie, inconditionnelle, absolue, en elle-même : elle serait une fin en soi. On vivrait... pour vivre. Or cela pose un double problème, si la vie dont on parle est toujours celle de la simple biologie.
   D’une part, on ferait de cette vie un absolu se justifiant lui-même, alors qu’elle est de fond en comble relative et donne une impression de profonde absurdité dès qu’elle n’est plus au service d’autre chose qu’elle-même. La vie biologique, ce sont des organismes qui se maintiennent en état de fonctionner, et se reproduisent... pour qu’il y ait d’autres organismes, qui à leur tour se maintiennent en état de fonctionner, et se reproduisent, etc. à l’infini. N’a-t-on pas affaire à une immense machine qui « tourne à vide », sans rime ni raison ? Considérée ainsi en elle-même, cette vie n’est-elle pas infiniment dérisoire, et même injustifiable si l’on songe que sa loi fondamentale est celle du rapport de force, de l’élimination sans pitié de tout ce qui fait obstacle ?
   D’autre part, ériger cette vie en absolu, c’est nier la spécificité de l’existence humaine. C’est pour l’animal qu’il n’y a rien de plus précieux que la vie (sinon sa vie à lui comme individu, du moins celle de son espèce). Le propre de l’homme, au contraire, semble résider dans le fait que la vie biologique n’est à ses yeux que le support d’autre chose : d’une existence spirituelle, qui seule donne à la vie un sens et la rend, comme on dit, « digne d’être vécue ». En tous ses aspects, l’existence humaine consiste à « nier le donné naturel », comme le dit G. Bataille dans l’Érotisme, c'est-à-dire à le mettre au service de buts d’un autre ordre, et donc à voir en lui un moyen : l’homme se soucie de rester en vie pour pouvoir penser, créer, aimer... Deux remarques s’imposent alors. D’abord, cette existence proprement humaine est bien elle-même une vie, de sorte que ce qui est plus précieux que la vie (biologique), c’est une autre vie (spirituelle) ; en ce sens, on peut toujours dire que c’est « la vie » qui est ce qu’il y a de plus précieux, mais à condition de prendre en compte la différence de nature qui sépare la seconde de la première. Ensuite, cela n’empêche nullement de considérer la vie biologique comme très précieuse, au contraire ; mais ce qui fait tout son prix, c’est justement le fait que, grâce à elle, autre chose qu’elle est possible, et autre chose qui, contrairement à elle, puisse être considéré comme ayant une valeur absolue. Alors, la vie ne doit pas être négligée ni risquée à la légère, mais elle ne peut non plus être sauvée « à n’importe quel prix ». Tel est le sens de l’attitude de cet homme imaginé par Kant, préférant mourir plutôt que de nuire à autrui pour complaire à son prince, ou du « maître » tel que le dépeint Hegel dans sa Phénoménologie de l'esprit : refusant de se laisser dominer par la choséité, c'est-à-dire par la simple tendance à persister dans l'être et donc à continuer de vivre, il affirme sa souveraine indépendance à son égard en étant prêt à y renoncer. On ne peut dire de ces hommes qu’en perdant la vie, ils ont tout perdu et qu’ils ne sont pas plus avancés : c’est au contraire en gardant la vie qu’ils eussent tout perdu, c’est-à-dire perdu tout ce qui donne à la vie sens et grandeur, ainsi qu'il advient à « l'esclave » dans le dispositif hégélien, qui voulant conserver sa dimension sensible (d'où son nom, seruus), se trouve enfermé en elle (et propter uitam uiuendi perdere causas !). De façon générale, ce qui a le plus de prix, ou plutôt ce qui « n’a pas de prix » mais est au-dessus de tout prix, comme le disait Kant dans ses Fondements de la métaphysique des mœurs, c’est la dignité de l’homme, c’est-à-dire justement ce qui rend cet être irréductible à ses fonctions vitales, et capable d’actes qui dépassent, voire contredisent les exigences vitales.
      Cela suppose toutefois d’admettre l’existence, en l’homme, d’une dimension autre que biologique, et qui soit radicalement autonome par rapport à celle-ci. Or, comme Calliclès le disait déjà dans le Gorgias de Platon, la prétention à s'élever au-dessus de la nature n'est-elle pas en vérité une ruse de cette dernière, pour s'affirmer elle-même encore et toujours ? La vie ne perdrait ainsi qu'en apparence la première place dans la hiérarchie des valeurs, et cela pour mieux l'occuper en réalité.

 

 

Tel est le soupçon exposé par Nietzsche dans sa Généalogie de la morale : tout dépassement de la vie naturelle serait illusoire, et cette illusion, loin d'être gratuite, serait un moyen détourné de triompher en cette vie. Affirmation de soi et persévérance dans l'être constitueraient ainsi l'essence de l'homme, celui-ci ne se distinguant pas radicalement des autres vivants, mais les hommes se distinguant toutefois les uns des autres par la modalité de l'accomplissement de cette essence une. Précisément, celui qui, par manque de puissance, ne peut l'accomplir de manière directe et active, s'y emploiera de façon réactive et indirecte, en créant un monde imaginaire de « valeurs » opposées à la logique de la vie : souci du plus faible, égale dignité de tout homme, maîtrise des désirs... En promouvant de telles idées, il espère gommer son handicap, amener les « mieux doués » à ne pas user de leurs avantages, et se parer lui-même de noblesse en donnant à sa médiocrité les apparences d'une vertu. Mais l'« arrière-monde » qu'il crée ainsi a son répondant dans les « cavernes intérieures » qu'il abrite et creuse en lui, et dans lesquelles s'affaire, soigneusement cachée, sa véritable volonté : vivre et continuer à vivre, lui aussi.
   S'acharnant à se maintenir malgré son impuissance à le faire « naturellement », la vie reste donc valeur suprême, plus précieuse que tout, puisque tout, même ce qui semble s'en séparer, est fait pour elle. Cependant en adoptant cette forme, la vie se nie elle-même, en une négation qui n'a point le sens d'un dépassement, mais au contraire celui d'un affaissement, d'un écroulement en-dessous de soi-même : Nietzsche ne tarit pas d'invectives contre cette vie faite de petitesse, de pauvreté, de masques et de mensonges. Il y oppose la « vraie vie », la vie vraiment vivante en quelque sorte, florissante, active, créatrice, profuse et généreuse, aérée et aérienne, sans recoins ni regards en biais ; c'est cette vie-là, celle des « forts » ou « aristocrates », qui est réalité véritable et valeur suprême, c'est elle qui, se justifiant immédiatement elle-même, et n'ayant besoin que d'elle-même pour être ce qu'elle est, a la dignité d'une fin en soi ; c'est elle, en un mot, qui « n'a pas de prix ».
   Autant dire qu'avec Nietzsche une scission se creuse, non entre la vie naturelle et autre chose, mais au sein même de cette vie, entre forme saine et forme maladive. Mais les caractéristiques de la vie saine, considérées de plus près, jettent le trouble sur la radicalité de sa différence avec la vie spirituelle. Car la santé de cette vie ne réside-t-elle pas dans son aptitude et sa propension à se risquer, à s'élancer sans hésitation vers l'extérieur, à s'aventurer avec insouciance, et pour ainsi dire à ne pas se prendre elle-même au sérieux ? N'est-ce pas en s'exposant à sa perte qu'elle manifeste au suprême degré sa grandeur et sa beauté, là où la vie maladive montre sa laideur et sa mesquinerie en cherchant à se préserver ? C'est précisément en ne voulant pas se conserver à tout prix que la vie se montre et s'affirme comme plus précieuse que tout ; et inversement, en voulant se conserver elle se dégrade, ne vaut plus grand-chose, voire acquiert une valeur négative : on serait prêt à payer pour ne pas l'avoir... Si donc la vie ne vaut que par sa capacité à être insoucieuse d'elle-même, est-on si loin de la manière d'être propre à l'esprit qui, chez Hegel, refuse d'adhérer servilement à la choséité ? Aristocrate nietzschéen et maître hégélien semblent se rejoindre, finalement, en cette même conviction : la vie qui est au-delà de tout prix est celle qui comporte, au cœur d'elle-même, un profond détachement par rapport au simple fait d'être en vie.

 

 

Ainsi peut-on dire qu’il n’y a rien de plus précieux que la vie, à condition d’admettre que la vie en question ne peut être la vie dans sa facticité naturelle immédiate, et que celle-ci mérite en certains cas d’être sacrifiée à celle-là. Que l'altérité qui les sépare consiste en un radical dépassement de la nature par l'esprit, ou en un accomplissement de la nature par quelque victoire de celle-ci sur elle-même, cette altérité est requise pour que la vie soit ce qu'il y a de plus précieux, et même davantage : ce par rapport à quoi tout prix peut et doit être fixé.

 

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Faut-il s'abstenir de juger pour être juste ?

 

NB : Les remarques entre crochets portent sur les éléments soulignés juste avant. En bleu, des remarques sur le contenu lui-même ; en rouge, des remarques portant sur des problèmes fréquemment rencontrés dans les copies.

 

   Qu'il faille parfois ne pas juger pour être juste, cela paraît évident. C'est le cas chaque fois que l'on ne s'estime pas compétent pour émettre un jugement juste, qu'il s'agisse de justice ou de justesse : par exemple lorsqu'un tribunal se déclare incompétent et renonce à juger une affaire, pour le premier de ces deux sens, ou lorsqu'un expert s'avoue incapable de poser un diagnostic certain, pour le second. Dans les deux cas, l'abstention de jugement apparaît comme la condition sinon suffisante, du moins nécessaire, pour que le sujet susceptible de juger soit lui-même juste, c'est-à-dire fasse preuve de justice. Mais peut-on donner à cette exigence un caractère impératif universel, et soutenir que l'on ne peut être juste qu'en s'interdisant toujours tout jugement ? Cela signifierait que juger et être juste seraient incompatibles par nature, indépendamment des objets en cause, et de quelque forme de jugement qu'il s'agisse, du simple constat empirique (« cette fleur est rouge ») à la qualification morale (« cet homme est malhonnête ») en passant par le verdict juridique (« cette femme est coupable de vol »).N'en résulterait-il pas un paradoxe, puisqu'il faudrait alors dire, de celui qui s'abstient de tout jugement : « il est juste », ce qui constitue bien encore un jugement ? [je souligne ceci parce que c'est typiquement ce genre de chose qui doit figurer dans une introduction : on soulève une difficulté majeure, concernant le sujet pris dans son entier, sans aucunement se prononcer à l'avance sur la ou les réponse(s)]. Il semble donc que tout le problème consiste à savoir si un jugement juste est possible, si oui à quelles conditions, et donc essentiellement à s'interroger sur l'existence d'une idée du juste pouvant servir de critère au jugement, et sur la nature du lien pouvant exister entre bien juger et être soi-même juste.

[Il est particulièrement catastrophique de décréter, dès l'introduction, que tout jugement est nécessairement « subjectif », « personnel » ; car cela revient pratiquement à régler la question dès le départ, en tranchant (sans aucune argumentation, comme si c'était une évidence) un des enjeux problématiques majeurs du sujet. Il fallait se demander si un jugement « objectif », vrai, est possible à propos de ce qui est juste, et faire de ce questionnement un aspect essentiel du devoir].

 

I. Domaine juridique : juger = rendre un verdict, décider, trancher. Il semble y avoir quatre conditions essentielles pour que le jugement soit juste :

- que les faits soient établis de manière exacte, ie avec justesse.

- que le jugement porté sur ces faits résulte d'une comparaison entre ceux-ci et ce que la loi exige ; le critère de qualification des actes doit être la loi seule, et non les idées ou motifs subjectifs du juge lui-même comme individu particulier.

- que les circonstances soient prises en compte : elles peuvent en effet atténuer ou aggraver le manquement commis à l'égard de ce que la loi réclame.

- que les faits en question soient reconnus comme résultant d'une volonté suffisamment libre pour pouvoir en être tenue responsable.

L'abstention de jugement ne semble donc pouvoir être justifiée que par le défaut d'une ou plusieurs de ces conditions, et non pas de façon générale et inconditionnelle. Mais l'une au moins de ces conditions du jugement pose problème du fait qu'elle comporte des enjeux allant au-delà du juridique lui-même. Faut-il pour être juste appliquer la loi de manière juste, ou ne faut-il l'appliquer que si la loi est elle-même juste ? [ bien distinguer la justesse de l'application et la justice de la loi elle-même ; on peut appliquer de manière « juste » (impartiale, « objective ») une loi injuste – si toutefois la notion de « loi injuste » a un sens, ce qui est à voir.Cette distinction a très souvent manqué dans les copies]. Que penser, par exemple, d'une application impartiale des lois de Nuremberg ? Ne peut-il y avoir des lois injustes, et dans ce cas le refus d'émettre des jugements fondés sur elles n'est-il pas nécessaire pour être juste ? Mais comment et au nom de quoi juger les lois elles-mêmes ?

Une difficulté classique se dresse ici : les lois juridiques sont variables dans l'espace et dans le temps, et prescrivent parfois le contraire les unes des autres [donner un exemple] ; elles sont frappées de particularité et de contingence. Il semble donc à la fois impossible de juger d'après autre chose qu'elles, et impossible d'être pleinement juste en jugeant d'après elles. → deux cas à distinguer :

- à l'égard des actes commis à l'intérieur d'une société : il faut juger pour que la vie en commun soit possible ; mais est-ce juste pour autant ? [ne pas confondre immédiatement faire régner l'ordre (ou la « cohésion ») et faire régner la justice. Cf.R.Girard par exemple (petit cours en ligne sur ce site). Il y a eu des problèmes sur ce point plus d'une fois dans les copies]. Ce ne peut l'être qu'en un sens bien restreint : on traite de manière égale et impartiale tous les justiciables de la loi ; en ce sens, il ne faut pas s'abstenir de juger pour être juste, mais « juste » signifie simplement « conforme à la règle » quelle que soit celle-ci.

- à l'égard des lois elles-mêmes, et donc des différentes sociétés : au nom de quoi juger que telle loi est plus juste qu'une autre ? Ce jugement ne sera-t-il pas forcément issu de croyances et d'intérêts particuliers ? → « ethnocentrisme », Lévi-Strauss Race et histoire [développer un peu]. Il faut alors s'abstenir de juger pour être juste, ou du moins pour ne pas être injuste, en respectant l'impossibilité où l'on est de donner un fondement universel et légitime à son jugement. [Ici je souligne pour rappeler qu'il doit y avoir une proposition de réponse à la fin d'une partie].

Mais cette conclusion pose un problème : comment qualifier de « juste » celui qui motive son abstention de jugement par l'absence d'idée objective ou « en soi » du juste ? Le qualifier de « juste », n'est-ce pas admettre qu'il y a du juste en soi, ce qui reviendrait à se contredire ? Inversement, mais pour la même raison, comment qualifier d'« injuste » ou de « non-juste » celui qui juge en fonction de ce qu'il est ? Cela présuppose une idée universelle du juste, alors que l'on est précisément en train de la nier.

[Je souligne ceci pour attirer l'attention sur deux points : a) cette interrogation n'a pratiquement jamais été vue, or elle s'impose logiquement ; b) voilà à quoi doit ressembler une transition : une relance de l'interrogation sur un point essentiel de la partie qui s'achève – et non pas une annonce de thèse ou de réponse, ni un passage à autre chose sans aucune véritable médiation (du style « mais en outre, ou par ailleurs, ou de plus, il faut aussi, ou il est intéressant de, examiner maintenant tel ou tel point »].

 

II. Ainsi Calliclès (Platon, Gorgias) ne craint pas d'affirmer qu'il est juste de penser, parler et agir pour faire prévaloir ses intérêts et son plaisir : par exemple, si l'on est maître d'un État, de juger toujours en faveur de ses amis et en défaveur de ses ennemis. De même Nietzsche (Généalogie de la morale, I) : chacun définit le bien et le mal, et juge en conséquence, conformément à sa nature. Le jugement est alors dépossédé de tout pouvoir de justesse ou de vérité : il n'est jamais le reflet fidèle de ce qui est, mais l'expression (éventuellement masquée) de l'être qui juge ; nos jugements ne disent jamais autre chose que ce que nous sommes. Approfondissant considérablement, sur ce point, l'intuition encore grossière de Calliclès, Nietzsche en décèle la cause et la confirmation dans la structure même du langage, vecteur de tout jugement : décomposition du réel en sujets et en verbes, en acteurs et en actions, en substances et prédicats, alors que le réel est une totalité indivise, où « l'action est tout », le soi-disant sujet n'ayant aucune consistance propre en-dehors de celle-ci. Mais conjointement, il faut dire qu'ici le jugement ne fait jamais que refléter le réel, puisqu'il est la nécessaire expression du fond même de l'être de celui qui juge, la manifestation directe ou indirecte de sa « volonté de puissance ». Le jugement déforme l'objet sur lequel il porte, mais révèle la nature de celui qui le prononce. [Je souligne ceci à titre d'exemple d'un certain approfondissement dans l'examen d'une doctrine que l'on fait intervenir ; souvent vous n'exploitez pas tout ce qu'une doctrine peut fournir pour réfléchir sur le sujet, car vous les survolez un peu trop].

Par suite, la double absence de libre subjectivité ou de libre-arbitre, d'une part, et de principe universel de justice, d'autre part, n'entraîne pas ici un devoir d'abstention de jugement. Elle débouche plutôt sur sa légitimation : chacun est juste en jugeant à partir de son propre être, car « être juste » ne signifie pas « respecter ce qui est juste en soi » mais « respecter les exigences de la nature ». C'est la conception de l'essence de l'homme qui entraîne cette conséquence : si le sujet humain est dépourvu de libre-arbitre, s'il est déterminé par une extériorité avec laquelle, à vrai dire, il ne fait qu'un, il n'y a aucune raison de le qualifier « d'injuste » lorsqu'il émet des jugements : ceux-ci, bien que déformant le réel, ne le déforment qu'à l'incitation de ce réel lui-même. Il ne faut donc pas s'abstenir de juger pour être juste : voir et traiter l'autre comme l'exige la volonté de puissance, c'est être tout à la fois dans la justesse et dans la justice ; et en excluant toute « tolérance », Nietzsche paraît faire montre d'une radicale cohérence.

Une difficulté apparaît pourtant, car chez Nietzsche tous les jugements ne se valent pas ; ceux des aristocrates (à définir rapidement) sont plus justes, « valent mieux » que ceux des faibles (idem), en ce sens qu'ils expriment un être conforme à l'essence de la vie, alors que ceux des faibles sont les reflets d'une vie maladive, séparée d'elle-même, retournée contre elle-même : une vie qui n'en est pas vraiment une. En jugeant comme il le fait, le faible agit avec justesse, ie en conformité avec son être, mais non pas avec justice, puisque cet être qui est le sien est un « mauvais être », un être difforme et malsain qui porte atteinte à l'intégrité de la vie. Faut-il lui demander de s'abstenir de juger, ses jugements étant à la fois faux et mauvais par nature ? Oui peut-être, mais ce serait alors lui demander de s'abstenir d'être. [Même remarque que la précédente]

Ainsi s'impose, pour ainsi dire d'elle-même, l'idée d'un critère du juste qui, pour ne pas être d'ordre intelligible ni transcendant par rapport à l'ordre des faits et des forces, n'en est pas moins universel ; à savoir, chez Nietzsche : ce qui est conforme à la « vraie vie », la vie saine, puissante, affirmative, etc. Prenant acte de ce qu'il semble impossible d'affirmer l'équivalence de tous les jugements, ne faut-il pas reconnaître à l'homme le pouvoir de s'extraire de toute détermination pour discerner cet universel, et le reconnaître responsable du plus ou moins de respect qu'il en a ?

 

III. Tout jugement se présente sous la forme d'une affirmation, mais l'affirmation qu'il constitue est toujours, explicitement ou non, la réponse à une question. En sa forme générale d'attribution d'un prédicat à un sujet par la médiation d'une copule, en sa prétention à dire ce que ce sujet est, le jugement vient en réponse à la question « qu'est-ce que ? », lors même qu'il voile cette source en se posant sur le mode de l'immédiateté qui est celui de l'opinion, et paraît ainsi jaillir sans préalable. Or la puissance d'interrogation, dans la mesure où il n'est rien sur quoi elle ne puisse s'exercer, dans la mesure aussi où sa négation même suppose sa mise en œuvre, paraît attester la présence en l'homme d'une capacité radicale de déprise, d'extraction à l'égard de toute extériorité ; davantage même, elle paraît faire surgir cette extériorité même, comme telle, en posant un ob-jet, une altérité distincte aussi bien de l'activité elle-même que du sujet qui l'exerce. N'ouvre-t-elle pas ainsi la possibilité de jugements qui soient autre chose que de serviles reflets de la facticité, c'est-à-dire de l'être particulier et contingent de tel homme, telle catégorie d'hommes, telle société ? Tel est l'argument fondamental mis en avant par Léo Strauss, dans Droit naturel et histoire, pour manifester le pouvoir de l'homme de juger plus ou moins bien, de manière plus ou moins juste : le simple fait que nous puissions nous demander ce que vaut l'idéal de notre société montre que nous sommes autre chose que le pur produit de cette dernière, autrement dit : que notre rapport à l'extériorité n'est pas déterminé de fond en comble par celle-ci, mais d'abord et fondamentalement par nous-même. Rejoignant ainsi Hegel, il nous place en position essentielle de responsabilité quant à notre regard et à notre comportement vis-à-vis de ce qui se tient autour de nous, les « circon-stances », qui n'ont sur nous « que le pouvoir que nous leur accordons » (Propédeutique philosophique).

Conjointement, cette faculté de recul critique par rapport à soi-même paraît impliquer une idée du juste « en soi », ou « tout court », ce que Léo Strauss appelle un « étalon universel » [Il y a encore trop souvent des problèmes, dans les copies, à propos du sens de la notion d'universel. Elle est bien souvent confondue avec le « général », le « commun », ou ce qui est « admis par tous », autrement dit avec ce qui factuellement existe partout ou presque partout. Or rappel : il ne suffit pas que quelque chose existe partout pour qu'on puisse dire que c'est universel : encore faut-il que cela soit nécessaire, ie lié à l'essence de la chose. Donc, dire que le juste en soi est universel, cela ne signifie pas du tout que cette idée est connue et respectée partout ! Cela signifie que son sens et sa vérité ne dépendent pas de ce que, factuellement, les hommes pensent, disent ou font]. En effet, se demander si les lois en vigueur dans sa propre société sont bien justes, serait tout simplement impossible si l'on n'admettait pas une telle idée, car cette interrogation signifie : dans quelle mesure les lois de ma société sont-elles en accord avec ce qui est juste tout court ? Tel serait le sens précis de l'idée de droit naturel, le terme « naturel » signifiant ici que le droit en question, et l'idée de justice qu'il suppose, ne sont pas les résultats d'une « construction » individuelle ou collective, mais sont ce qu'ils sont en eux-mêmes, « par nature », autrement dit vrais, conjoignant ainsi les deux sens de « juste » (justesse et justice). L'effort de discernement de la vérité, à propos de ce qu'est le juste en soi apparaît ainsi comme une condition de la décision ou du comportement juste ; et cet effort implique le recours au jugement, puisqu'il s'agit bien de parvenir à voir ce qu'est le juste, de pouvoir énoncer des propositions de la forme « le juste en soi est ceci », ou « l'idée de justice contient nécessairement cela » – autrement dit, des jugements. Mais davantage encore, cet effort de discernement est déjà lui-même une mise en œuvre de la justice, dans la mesure où, dès lors qu'il est possible, il devient moralement nécessaire de l'entreprendre. Ainsi Léo Strauss dit-il que si nous sommes capables de chercher ce qui est juste en soi, alors nous devons le faire ; nous serions moralement fautif en ne le faisant pas ; de sorte que c'est, pour ainsi dire, l'idée de justice elle-même qui nous appelle à la chercher, puis à la respecter de notre mieux. [Je souligne ceci pour attirer l'attention sur un aspect qui a bien souvent manqué dans les copies : la tentative de lier les deux sens de « juste », donc les deux thèmes de la justice et de la vérité ; bien souvent, soit l'un des deux a été omis plus ou moins complètement (celui de la vérité), soit ils ont été laissés disjoints l'un de l'autre, simplement juxtaposés. Seules quelques bonnes copies, ou quelques bons passages de certaines copies, ont vu ou entrevu un lien entre les deux : point positif, trop rare mais qui mérite aussi d'être signalé].

L'existence d'une intériorité irréductible, dont la puissance d'interrogation paraît bien attester la présence en l'homme, entraîne enfin une dernière conséquence essentielle pour notre propos. Si, en effet, l'être de l'homme est toujours inépuisable en ses manifestations, s'il consiste en une « transcendance intérieure », comme le dirait Lévinas (Totalité et infini), qui empêche de l'identifier jamais avec ses pensées et actes particuliers, alors cet être ne saurait être lui-même jugé en son être : on ne peut être juste en jugeant que si l'on prend pour objet de jugement des actes, en s'abstenant de juger les personnes elles-mêmes.

 

 

Il s'agirait donc, pour être juste, non pas de renoncer à juger, mais de suspendre tout jugement immédiat, d'en dégager le critère particulier et implicite du vrai (justesse) et du bien (justice) qui l'anime ; puis, de faire de ce critère un objet d'interrogation, cette interrogation impliquant elle-même la prise en vue d'un critère universel, à expliciter le plus clairement possible ; et enfin, de ne plus juger qu'à l'aune de ce dernier. Ainsi sera-t-on soi-même juste en rendant ou prononçant des jugements justes : car on ne peut parvenir à de tels jugements que par la médiation de la disposition morale, consistant à tout faire pour discerner le juste de la façon la plus exacte possible (justesse), et à ne juger qu'à sa lumière (justice).

  

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Conseils de méthode pour la dissertation

« (...) un discours doit être constitué comme un être vivant, avec un corps qui lui soit propre, une tête et des pieds, un milieu et des extrémités, toutes parties bien proportionnées entre elles et avec l'ensemble ».

Platon, Phèdre, 264c

 

Faire une dissertation consiste à étudier une question de la façon la plus complète et la plus approfondie possible, et à proposer finalement une réponse. Cela signifie :

1) qu'il ne faut oublier aucun aspect (l'étude doit être complète). Pour cela, il faut dégager tous les sens que la question peut prendre, et n'en éliminer aucun a priori. Concrètement, cela veut dire : envisager tous les sens que chacun des termes du sujet peut prendre. Chaque fois que l'on prend un certain terme dans un certain sens, cela donne une certaine question, qui est l'un des visages que le sujet peut prendre ; ou encore, l'une des questions que le sujet implique ou contient en lui-même.

Parmi les termes du sujet, certains pourront être définis de plusieurs façons (être pris en plusieurs sens), et d'autres non. Ce sont les cours, et aussi la culture personnelle, qui aident à voir lesquels peuvent être pris en plusieurs sens, et quels sont les sens en question.

2) que les différents sens donnés aux termes du sujet, et les différentes questions qui en découlent, ne sont pas tous au même niveau de profondeur ; certaines définition s'en tiennent aux apparences, à ce qui semble évident, et d'autres s'approchent beaucoup plus de la réalité, qui est toujours complexe. Le travail de la dissertation philosophique consiste à partir de cette surface et à avancer le plus possible vers l'essence véritable, plus difficile à voir et nécessitant un chemin pour être atteinte (alors que la surface est immédiatement offerte et accessible).

Remarque pour les KH : à propos des sujets n'ayant pas la forme d'une question (notion, couple de notions, locution...), bien penser à chercher des distinctions et d'éventuelles tensions, rapports, etc. à l'intérieur même d'une notion, avant de les chercher entre cette notion et autre chose. C'est tout particulièrement le cas pour les sujets ne comportant qu'une seule notion, mais cela vaut de façon générale. La règle à garder en tête est : si une notion est à relier avec autre chose qu'elle-même, il faut que ce soit parce que elle-même le réclame – et non pour des raisons extérieures.

Il en découle les conséquences suivantes :

Les définitions des termes en jeu dans le sujet peuvent et doivent évoluer au cours de la dissertation. Il est donc capital de ne pas les fixer définitivement dès le début. Il faut, certes, poser certaines définitions pour commencer, mais en sachant que certaines d'entre elles vont changer par la suite. Si on les fixe une fois pour toutes dès le départ, on rend impossible toute progression de la réflexion !

Précisément, dans la dissertation la réflexion doit progresser, s'enrichir et s'approfondir au fur et à mesure. Cette « marche en avant vers l'essence » s'effectue de manière ordonnée et au travers de grandes étapes, ce qui va la rendre à la fois plus claire et plus rigoureuse. Ces étapes sont les « parties » de la dissertation.

Comment définir chacune de ces étapes ? Comment savoir que tel ensemble de questions et de réflexions doit être regroupé dans une même partie ? Le principe général est le suivant : il y a une partie chaque fois que, les termes essentiels du sujet étant définis d'une certaine façon, le sujet dans son entier est lui-même pris dans un certain sens ; et chaque fois que l'on modifie la définition de l'un de ces termes, on crée une nouvelle partie, car le sujet dans son entier prend alors un nouveau visage.

Cela signifie que, dans chaque partie, tout le sujet est pris en compte (et non pas seulement l'un ou l'autre de ses termes, en laissant de côté les autres). Cela signifie aussi que chaque partie peut et doit comporter une proposition de réponse à la question (sujet). La forme générale de la partie est donc : si tel terme signifie ceci, alors voilà quel est le sens de la question, et voilà quelle est la réponse, pour telle et telle raison.

Le nombre des parties est impossible à fixer d'avance, puisqu'il va dépendre à chaque fois du sujet, et du degré d'approfondissement que l'on est capable d'atteindre. La dissertation est terminée lorsqu'on peut se dire que l'on a vu tous les aspects de la question, en les creusant au maximum, avec les moyens dont on dispose (cours, capacités de réflexion...) à ce moment. Dans la pratique, le nombre de trois parties constitue le meilleur équilibre entre un travail trop rapide et/ou trop concentré (deux parties), et un travail trop ambitieux et/ou trop dispersé (quatre parties ou plus). Néanmoins, il ne faut pas en faire un dogme absolument inviolable, surtout si cela doit conduire à fabriquer artificiellement une partie pour atteindre le chiffre trois, ou à regrouper dans une même partie des choses trop différentes pour éviter de le dépasser. Une dissertation en deux parties peut être convenable, une dissertation en quatre parties peut être excellente.

 

   

Introduction et conclusion

L'introduction est le lieu où il s'agit de voir quel est exactement le problème posé, et quelles principales questions il faut nécessairement étudier pour être en mesure de lui apporter une réponse. Il ne s'agit donc pas d'affirmer quoi que ce soit, ni de répondre, mais de s'interroger ! Si des opinions ou des définitions y apparaissent, ce doit être au conditionnel, en marquant bien que ce sont de simples éventualités, que l'étude du sujet devra confirmer ou infirmer. A ce stade, on ne sait rien, on indique ce qu'il va falloir chercher.

Comme il s'agit de manifester la présence d'un ou quelques problèmes, qui se posent et qui ne dépendent d'aucune doctrine particulière, il faut éviter toute mention d'auteurs philosophiques dans l'introduction. Ceux-ci ne doivent intervenir qu'ensuite, pour aider à soulever des questions plus particulières, ou pour proposer certaines réponses, mais pas pour fixer la problématique d'ensemble.

Faut-il faire une « annonce de plan » ? Ce n'est pas une faute d'en proposer une, mais il est plus habile de présenter simplement les points d'interrogation dans l'ordre qui sera suivi ensuite dans le devoir (plutôt qu'en vrac) : par là même le plan sera indiqué, sans que cela prenne la forme d'une « annonce » formelle. – Si toutefois on en fait une, cette « annonce » ne doit pas indiquer des réponses mais des objets d'examen, des points à examiner et non pas le résultat de l'examen lui-même. Donc proscrire toute formule du genre « dans un premier temps nous verrons que, ou nous soutiendrons que, etc. », mais dire plutôt « dans un premier temps nous nous interrogerons sur... ».

Enfin, il faut éviter toutes les remarques creuses et inutiles que l'on trouve si souvent dans cette partie du devoir, du genre : « Tous les philosophes se sont demandés si... ». Cela n'avance à rien ! Une fois que l'on a dit cela, on n'a strictement rien dit sur le sujet. Et ici comme partout dans le devoir, il faut appliquer la règle : tout ce qui est tel que, si on l'enlevait, il ne manquerait rien, il faut l'éliminer. De même, il faut éliminer de l'introduction tout ce qui est tel, que l'on pourrait dire exactement la même chose si le sujet était un autre que celui-là.

A l'opposé de l'introduction, la conclusion est le temps de la réponse, et non pas des raisonnements ni des questions. C'est pourquoi on ne s'obligera pas à « ouvrir sur un autre problème » : une conclusion, comme son nom l'indique, ne sert pas à ouvrir mais à fermer ! Il s'agit de dire, de façon claire et rapide, ce que la recherche donne finalement comme réponse à la question posée, en rappelant la principale raison qui justifie cette réponse. Il n'est pas du tout obligatoire que cette réponse soit bien nette et pleine de certitude : il est permis de rester dans l'indécision, du moment qu'il y a de vraies raisons pour cela. La règle est simple : on indique ce que la recherche permet de répondre, tel quel, ni plus ni moins. – La conclusion n'est donc pas un résumé: il faut donner le résultat final, sans répéter en raccourci le chemin suivi pour y arriver.

Détail formel : éviter de commencer la conclusion par « Pour conclure, ... », comme le font 80% des étudiant(e)s.

Corrigés devoirs KH

La fuite du temps

N.B. : les titres des parties sont là pour indiquer l'idée générale ; dans une copie, il ne faut pas en mettre.

 

Pour l'introduction : Deux cas de figure à prendre en compte, à partir des deux sens possibles du génitif ("du"), et en s'interrogeant sur leur éventuel lien. La question globale animant l'ensemble peut être :

Si le temps non seulement fuit, mais n'est que fuite (fuir étant son essence même), peut-on et doit-on faire de lui-même un objet à fuir ? Enjeu : L'homme peut-il être pleinement à la hauteur de son être s'il ne nie pas en quelque façon le temps comme pure négativité ?

 

 

I. Le temps comme sujet de fuite (c'est lui qui fuit)

Il s'agit de se demander en quel sens il y a fuite dans ce cas, et en quel sens le temps est "sujet" de la fuite, c'est-à-dire : en quel sens la fuite est une activité exercée par lui.

La fuite peut d'abord être entendue comme un mouvement consistant à s'éloigner de quelque chose, sans autre but que cet éloignement même : s'enfuir (fuir un danger, quelque chose qui inquiète, fait peur, pèse, etc.). Or l'application de ce sens au temps semble problématique. Certes on discerne bien dans le temps un mouvement d'éloignement, le temps "passe" et laisse le passé toujours plus loin derrière lui ; mais :

a) de quoi s'éloigne-t-il ? D'un éventuel "début du temps", car tout autre éloignement a lieu dans le temps et ne saurait être éloignement du temps lui-même ; mais s'il y a un début du temps, comment se situe-t-il par rapport à lui ? Est-il hors de lui, ou en lui ? (aporie classique, vue en particulier par Kant, Critique de la raison pure). La question est importante, car cela revient à se demander si le temps fuit quelque chose d'autre (un "non temps"), ou s'il ne fuit rien d'autre que lui-même (interrogation sur ce qui est fui, ce qui cause la fuite).

b) en quoi cet éloignement est-il à proprement parler une fuite ? Pourquoi le début du temps serait-il pour le temps lui-même une cause de répulsion ?

c) enfin et surtout, en quoi le temps reste-t-il distinct de ce mouvement d'éloignement ? Plutôt que le sujet de cette activité, le temps ne consiste-t-il pas de fond en comble en celle-ci ? L'éloignement n'est-il pas l'essence même du temps ? Il faudrait dire, non pas que le temps fuit, mais que le temps est fuite.

C'est alors un second sens des mots "fuite" et "fuir" qui semble s'imposer : celui qui désigne le fait ou l'action de s'écouler, de glisser au-dehors, de ne pas rester enclos, comme dans le cas d'une "fuite d'eau" dans un réservoir qui "fuit". Il n'est plus question d'un éloignement à partir d'un objet de répulsion : l'eau qui fuit ne fuit pas quelque chose, elle fuit tout court. En outre il y a maintenant l'idée qu'un certain contenant comporte une brèche, une faille, par laquelle s'échappe son contenu ; et donc que la fuite serait accidentelle, ou du moins, serait le signe que le contenant n'est pas en bon état, pas conforme à son essence (car un contenant n'est pas fait pour fuir ! Si, dans sa conception même, il comporte une issue – trappe, bonde, etc. – par laquelle le contenu doit s'écouler, cet écoulement sera alors "normal" et ne sera pas appelé une fuite).

Mais si on suit le langage courant jusqu'au bout, on s'aperçoit que ce qui fuit, c'est aussi bien le contenant ("ce réservoir fuit") que le contenu ("l'eau fuit du réservoir"). Appliqué au temps, cela soulève une interrogation : dans la fuite qui est la sienne, est-il le contenant, le contenu, ou les deux à la fois ? Le temps est-il ce qui s'écoule hors d'un "contenant", et alors que serait donc ce dernier ? Est-il plutôt ce dont quelque chose s'échappe, et alors que serait ce contenu ? Ou est-il à la fois ce qui s'échappe (le contenu) et ce dont le contenu s'échappe (le contenant), le temps étant alors échappement à soi-même, écoulement de soi hors de soi, négation de soi par soi ? Cette dernière façon de l'envisager semble bien correspondre à ses représentations ou définitions les plus classiques : on retrouve le Cronos de la mythologie grecque, qui dévore ses propres enfants au fur et à mesure qu'ils naissent (le temps supprime les instants au fur et à mesure qu'il les engendre) : cf. Hésiode, Théogonie ; Ovide, Métamorphoses. On retrouve aussi la définition du devenir par Platon, comme mélange d'être et de non-être (Phédon ; République VI). Et il faut remarquer qu'ici, la fuite n'est plus le signe d'un défaut du "contenant", car il est dans la nature même de celui-ci de fuir, au point que c'est précisément dans le fait de fuir que sa nature consiste.

De façon apparemment contradictoire, le temps serait donc à la fois ce qui ne peut rester enclos en soi-même et ce qui ne peut s'échapper de soi-même : toujours en train de sortir de lui-même, c'est toujours en lui-même que cette sortie le fait entrer. La fuite en quoi il consiste est aussi bien inévitable qu'impossible, aussi bien accomplie que totalement ratée.

La conclusion semble être qu'il n'y a pas de sortie hors du temps, que toute sortie ne peut avoir lieu qu'en lui. Cela signifie-t-il que le temps ne peut absolument pas être lui-même fui ? Qu'il consiste en une fuite elle-même impossible à fuir ?

 

II. Le temps comme objet de fuite (c'est lui qui est fui)

Si cette idée a un sens, cela ne peut être qu'en redonnant à "fuir" la signification de s'enfuir, s'éloigner de ce qui fait peur, menace. Et ce serait alors le temps lui-même qui serait la menace.

Que le temps soit bien une menace, cela semble évident : il emporte tout ce qui se trouve en lui vers le non-être. Tous les enfants de Cronos sont voués à être dévorés par leur père. Pourtant non, pas tous : l'un d'eux, Zeus, échappe à ce sort (grâce à une ruse de sa mère Rhéa). Comment comprendre la possibilité d'échapper au temps qui est ainsi suggérée ?

Le sens général de cet échappement est : ne pas être complètement emporté dans et par le devenir, ce flux en lequel rien ne parvient à être vraiment ; autrement dit, comme le temps est lui-même échappement, non coïncidence avec soi, il s'agirait d'échapper à l'échappement lui-même, de nier la négation que le temps fait subir à tout ce qui est en lui.

Un premier point semble certain : rien de physique ne peut y parvenir ; c'est ce que soutient Platon dans le Phédon en identifiant l'ordre du devenir et celui du sensible. En effet l'être physique est par définition situé dans le temps, et cela sur le mode d'une totale immersion, sans écart possible par rapport à ce "contenant". Fuir le temps ne sera donc éventuellement possible que pour un être ne consistant pas en pure matérialité.

Or précisément dans l'être vivant, qui n'est déjà plus matérialité pure et immédiate, la fuite du temps semble conjurée, jusqu'à un certain point, par la mémoire ; celle-ci, en retenant le passé et en maintenant dans l'être ce qui pourtant n'est plus, empêche bien le temps d'être une pure et simple fuite. On a là, semble-t-il, une première manière de ne plus être totalement immergé dans la temporalité ; d'où l'importance accordée à la mémoire par Aristote (Métaphysique, A, 1). Et de manière étonnante, fuir le temps signifie ici empêcher le temps de fuir ; c'est en empêchant le temps d'être un pur glissement, que l'on se glisse soi-même hors de lui, que l'on cesse d'être absolument plongé en lui. Davantage même : le vivant parvient ainsi à faire du temps, non plus seulement le milieu extérieur (et dévorant) de son existence, mais le matériau intérieur (et constructif) de celle-ci, puisque par la mémoire le temps est intériorisé et participe au maintien de soi dans l'être ; c'est l'un des sens de la notion de "durée" proposée par Bergson, dans L'évolution créatrice.

Mais pour être pleinement réelle, la libération à l'égard du temps implique une mémoire autre que la simple mémoire animale ; celle-ci reste en effet prisonnière du temps, l'animal ne pouvant rappeler, ramener à l'être, qu'un passé doublement limité : a) il ne peut se rappeler que ce qu'il a lui-même vécu "personnellement", et b) il ne peut se rappeler que ce qui a un lien direct avec ce qu'il vit dans le présent. Deux limites qui sont dépassées par la mémoire humaine, car a) l'homme peut se souvenir de ce qu'il n'a pas lui-même vécu (par la transmission, orale ou écrite, de l'histoire), niant ainsi l'écoulement du temps de manière bien plus radicale ; et b) il peut se rappeler ce qui est sans rapport avec son vécu présent, ne pas laisser le présent lui dicter quel passé il rappelle à lui, et ainsi s'extraire bien plus radicalement de l'emprise du temps : c'est l'homme qui a prise sur le temps.

Mais pouvoir rappeler ce qui a été ne constitue encore qu'un affranchissement partiel à l'égard du temps. Pour un affranchissement véritable, il faudrait pouvoir accéder, non pas à ce qui a été dans le temps, mais à ce qui est absolument hors du temps : l'intemporel, ce qui ne devient pas, ce qui demeure. Alors seulement il y aurait "fuite du temps" pleinement accomplie. C'est le sens de l'entreprise platonicienne d'élévation vers l'être, d'arrachement au devenir, comme mouvement de l'âme vers le "monde intelligible" (Phédon ; République VI et VII). Les Idées purement intelligibles, absolument indemnes de toute temporalité, étrangères aux notions même de passé, de présent et d'avenir, sont accessibles à l'âme intelligente, et lui permettent en quelque sorte de surplomber le temps, en lui fournissant des critères de pensée (le Vrai) et d'action (le Bien) indépendants des lieux et des temps et de leur relativité ; cf. par exemple l'idée "d'étalon universel" chez Léo Strauss, Droit naturel et histoire : c'est seulement en se référant à ce qui transcende le temps que l'on peut et doit juger ce qui se déroule en lui, échappant ainsi au relativisme qui, lui, se soumet à la contingence du devenir, et s'incline devant son non-sens.

Mais en quel sens exactement s'agit-il là d'une fuite ? Faut-il y voir un mouvement motivé seulement par la peur de l'existence sensible, incarnée, avec toutes ses pesanteurs et ses difficultés ?

 

III. Fuir le temps : une lâche échappatoire, ou une courageuse libération ?

Se tourner vers l'intemporel et tenter de s'élever vers lui, est-ce une façon de fuir la réalité, de se réfugier dans un monde "imaginaire" où, comme dans le poème de Baudelaire, tout ne serait "qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté" ? Incontestablement le risque existe, et Platon lui-même le sait : dans le Phédon, il critique comme une lâcheté l'attitude qui consisterait à fuir l'ordre du sensible sur le mode d'une évasion, c'est-à-dire en prétendant "sauter" de manière immédiate du temporel à l'intemporel. Ainsi se suicider pour échapper au monde lourd, lent et douloureux du devenir, ce serait à la fois une lâcheté, une "solution de facilité", et surtout une opération ratée, sans profit : en voulant dépasser le temps sans passer par lui, l'âme n'apprend rien, n'acquiert pas la compréhension de ce qu'il s'agit de fuir (le devenir), ni de ce qu'il s'agit d'atteindre (l'être) : elle ne s'élève pas.

Plus radicalement encore : certes on peut, comme Nietzsche, refuser toute idée d'un au-delà du temps (ie : le Ciel intelligible de Platon, le Royaume de Dieu des chrétiens...), et interpréter le désir de fuir le temps comme une échappatoire, un manque de courage ou de force pour affronter l'existence temporelle. Mais curieusement, chez Nietzsche le but ultime de l'existence pleinement réelle et accomplie se présente pourtant comme n'étant plus un simple flux, fuyant sans cesse plus loin, mais comme un état où règne une sorte de substitut de l'éternité (platonicienne ou chrétienne) : c'est le thème de « l'éternel retour » (Nietzsche nous invite à vivre de telle façon que nous puissions souhaiter le retour, la répétition du présent que nous sommes en train de vivre, une infinité de fois). De sorte que, là aussi, on aspire à une « sortie » hors de l'écoulement pur, mais en assumant ce que l'on a fait à l'intérieur de lui.

C'est pourquoi il faut admettre finalement qu'échapper au temps ne peut pas consister à s'en évader par un bond, mais à s'en libérer par le travail de la pensée et de la volonté, de façon médiate et non pas immédiate : il faut comprendre, autrement dit, que dépasser le temps, cela prend du temps. Cela est possible, et n'a plus rien d'une lâcheté ni d'une solution de facilité : car celui qui, comme le platonicien, lentement et difficilement, s'élève vers les essences universelles et intemporelles, cherche à penser selon le vrai et à agir selon le bien, ou qui, comme le nietzschéen, tend vers l'accomplissement le plus authentique de la « volonté de puissance », celui-là affronte le temps, se heurte à sa résistance, lutte contre l'inconsistance et l'insignifiance que le temps inflige à toute chose. Cette façon de sortir du temps au cours du temps lui-même, cette manière de retourner le temps contre lui-même, en faisant de lui le moyen de sortir de lui, c'est chez Platon le sens même de la notion d'éducation (République VII), et tout simplement le sens même de l'existence humaine (Phédon).

 

Si la fuite du temps a pour sens global : se soustraire à l'écoulement, et si cette soustraction a elle-même pour sens : l'avancée vers ce qui est, alors cette formule semble ne désigner rien d'autre que la condition humaine : celle d'un être tendu entre l'être et le devenir, irréductible à ce dernier, mais d'une irréductibilité qui n'est point donnée une fois pour toutes, et qu'il lui faut faire vivre dans le devenir lui-même.

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L'engagement

 

A la différence du simple choix ou de la simple décision, dans lesquels la liberté peut rester radicalement extérieure à ce qu'elle pose ou élit, l'engagement semble, d'une part, mettre en jeu la personne même qui l'effectue, et d'autre part impliquer non seulement l'inauguration d'un mouvement, mais l'inscription de celui-ci dans une durée. Et les deux points paraissent liés dans la mesure où, plus il est de caractère définitif, plus l'engagement semble être celui de l'être en son fond, voire en sa totalité.

 

On ne peut pourtant pas exclure a priori que l'engagement soit total quoique bref (dans un combat à mort par exemple), ni qu'il soit superficiel ou partiel quoique long (celui qui s'engagerait à conserver sa vie durant le même opérateur téléphonique ne mettrait rien de substantiel en jeu) ; aussi l'articulation entre la temporalité et ce qui s'inscrit en elle demande-t-elle à être interrogée, et cela à la lumière d'un questionnement sur l'objet de l'engagement : ce à quoi, ce pour quoi, ce dans quoi ou celui envers qui on s'engage sont-ils seulement divers « compléments » possibles d'une attitude demeurant identique indépendamment d'eux, ou déterminent-ils le sens, la réalité et la durée de cette dernière ? Dans ce dernier cas, l'engagement ne serait-il pas à concevoir comme un mouvement ayant son origine véritable dans son terme, plutôt que que dans celui qui l'accomplit, ce dernier répondant à un appel plutôt qu'il ne trace souverainement son chemin ?

 

Par cette possible parenté avec la vocation, l'engagement semble s'exposer au paradoxe d'une liberté à la fois active et abandonnée, sollicitée et sommée de s'effacer. Et pour la même raison, si l'engagement est d'autant plus réel qu'il est celui de l'être même, de la substance même du « soi » qui « s'engage », il paraît s'offrir au risque de devenir indiscernable de l'aliénation. Il s'agit donc, en explorant les grandes articulations possibles entre ce qui s'engage et ce qui est par là visé, de voir si l'engagement menace, conserve ou exhausse la liberté que, par ailleurs, il semble supposer.

 

(suite non strictement rédigée)

 

I. En son sens le plus simple, l'engagement désigne le fait d'être pris, contenu, embarqué dans ou par quelque chose, sans distance par rapport au quelque chose en question.

 

C'est le cas pour le sens purement physique du terme : ex : une clé engagée dans une serrure.

 

C'est aussi le cas pour l'être vivant par rapport au processus vital : il est pris à l'intérieur de celui-ci, comme dans un flux qui l'emporte, sans possibilité de s'en dé-gager. Ce en quoi on est engagé se présente alors, en quelque sorte, comme une extériorité non extérieure, ce à quoi on adhère sur le mode de l'adhérence ; et aussi comme ce en quoi on est toujours déjà entré : l'engagement est sans  « avant », en ce sens que jamais l'être n'a été hors de lui : être et être engagé ne font qu'un. Il semble en aller de même vers l'aval, vers l'avenir : la présence du vivant au sein du processus vital est sans « après », cette présence ne peut pas davantage connaître de sortie qu'elle n'avait connu d'entrée. Ainsi la durée apparaît-elle consubstantielle à l'engagement, même sous cette forme simple où la liberté n'intervient pas encore – et cette durée est précisément à prendre en un sens bergsonien, ie : comme un flux temporel qui n'est pas indifférent à ce qui le remplit, mais est au contraire dessiné et orienté par ce dernier. Enfin, un tel engagement rend impossible une distinction radicale entre ce qui est engagé, et ce en quoi il l'est : leur coïncidence est telle qu'elle confine à une absorption du premier par le second. De sorte que si quelque chose est ici « mis en gage », mis en jeu, c'est ni plus ni moins que l'être lui-même dans sa totalité.

 

Mais, sur un plan qui n'est plus purement physique, n'en va-t-il pas de même pour l'homme par rapport au monde, à la société, à sa culture ? La langue maternelle, en particulier, ne se présente-t-elle pas à lui comme ayant toujours déjà été, comme ce en quoi et ce avec quoi lui-même commence ?

 

Ici non plus l'engagement ne paraît pas pouvoir prendre le sens de l'entrée dans quelque chose, alors que c'est pourtant l'une de ses significations les plus courantes : engager un processus, une partie, la conversation = inaugurer, commencer. L'idée d'inauguration est toutefois bien présente, non pas au sens où celui qui engage entrerait en quelque chose, mais au sens où il fait entrer quelque chose dans l'existence – il donne lieu, voire jour à la chose en question. Engager la conversation, c'est littéralement lui donner l'être. Et si la langue est « maternelle » au sens où nous sommes nés en elle et n'avons jamais été hors d'elle, c'est bien aussi nous qui lui redonnons chaque fois naissance en la parlant. Elle continuera certes de vivre sans nous et après nous (pour elle, il y a un « avant » et un « après » nous!), mais seulement pour autant que d'autres hommes la referont naître, à chaque instant, en la parlant. (Idem pour la société ou le « monde » au sens de Hannah Arendt).

 

On a donc là encore une co-appartenance telle, qu'elle en vient à faire douter de la distinction réelle entre les deux termes : ce qui est engagé, ce en quoi il l'est. L'engagement est à ce point insertion qu'il apparaît comme enfermement, engluement, et cela de facto, ie sans être le fruit d'une décision – ou si décision il y a, elle se situe en amont de l'être lui-même : il a été engagé dans la vie, dans le monde, dans une société et dans une langue par d'autres que lui (ceux qui lui ont donné le jour et l'ont élevé).

 

L'être engagé fait ici corps avec l'extériorité, il est plutôt un aspect de celle-ci qu'un être à part entière, qui aurait sa substance propre. Et en cela son mode d'être s'apparente à, ou même se confond avec celui de la chose ou de l'être naturel.

 

Illustration : les prisonniers de Platon, qui sont dans leur monde comme les êtres naturels sont dans la nature : adhérence immédiate, absence de vraie distance, inscription dans un tout qui les possède et les meut – et cela « depuis toujours », précise Platon : ils n'ont pas d'être « avant » ni « hors » de ce tout englobant.

 

Autre illustration : celui qui « colle » à sa « culture » comme à un ensemble d'habitudes, ie sur un mode analogue à celui de l'instinct.

 

Aucune place ici pour la liberté : l'être engagé est de fond en comble déterminé.

 

Mais dans le cas de l'homme, s'agit-il d'un engluement indépassable et dont il serait lui-même totalement innocent, donc d'un enfermement non seulement de fait, mais de droit ? Ou bien cette totalité close sur elle-même ne résulterait-elle pas d'une certaine attitude, d'un certain mode de rapport avec l'altérité, que l'homme aurait adoptés ?

 

II. Non plus être engagé, de fait, mais s'engager, sous la forme d'un acte volontaire et libre ; c'est d'ailleurs le sens le plus courant.

 

Non pas simple « choix », qui peut être ponctuel et contingent, mais entrée dans une durée avec renoncement au retour en arrière.

 

L'engagement implique alors l'affirmation d'un pouvoir sur les circonstances, de la capacité d'un dé-gagement à l'égard de de la totalité englobante et absorbante vue en 1ère partie ; cf. p. ex. Hegel : « les circonstances n'ont sur l'homme que le pouvoir qu'il leur accorde lui-même ».

 

Il ne s'agit pas d'affirmer une toute-puissance sur les événements, mais une capacité à maintenir une orientation et un effort malgré ceux-ci, autrement dit une toute puissance sur soi-même comme ensemble d'éléments contingents. On pose à l'extérieur de soi, au-dessus de soi, un principe, une règle, une exigence, qui vont imposer leur nécessité à l'action, au comportement. On va plier la partie contingente de soi-même à la volonté, autrement dit refuser de n'être que le jouet de l'extériorité.

 

Une telle domination est-elle présence ou absence de liberté ?

 

Si liberté = pouvoir suivre ses penchants maintenant et plus tard : la liberté est niée ; on se lie soi-même, on s'aliène soi-même.

 

Mais si liberté = capacité à résister aux penchants et à se déterminer par soi-même : l'engagement est plutôt une manifestation insigne de l'auto-nomie au sens kantien du terme (se donner à soi-même la loi). Ex : le mariage ; s'engager : se donner une loi, un ensemble d'exigences, que l'on soustrait d'avance aux fluctuations du temps, et cela définitivement et inconditionnellement (conception « classique » du mariage). Il s'agit donc d'autre chose qu'un simple contrat (un « engagement » portant sur quelque chose de précis et délimité, pour un temps lui aussi limité, et sous réserve de certaines conditions ; sur ce point cf. Hegel, Principes de la philosophie du droit). Le sens de cet engagement n'est pas le maintien de certains sentiments, mais le maintien d'une certaine attitude quelle que soit l'évolution de ces derniers : il s'agit de créer une relation qui, en son fond, ne dépende pas des aléas de la sensibilité et des circonstances. Par opposition : refus de cet engagement = rester dé-gagé = rester englué dans le flux de la contingence, ne pas s'élever au-dessus d'elle ; on refuse de neutraliser définitivement le pouvoir de la sensibilité, ce qui signifie au fond : on veut pouvoir en rester l'esclave ! Ex : Don Juan ; le fiancé peint par Kierkegaard (Le journal du séducteur). Si la partie contingente de nous-même est autre que ce que nous sommes réellement (ie : notre dimension de sujet libre), alors c'est l'engagement comme engluement qui est aliénation.

 

Cet exemple permet de distinguer très nettement deux modalités de l'engagement : l'engluement dans la contingence ou la choséité, et l'arrachement à celles-ci. Il ne suffit pas de remarquer, comme Sartre, que nous sommes engagés quoi que nous fassions (ne pas choisir c'est encore choisir, ne pas s'engager c'est s'engager) : car les deux modes sont de sens fondamentalement différents.

 

Dans l'engagement tel que la conception classique du mariage en fournit un exemple, c'est, semble-t-il l'être lui-même, comme sujet, qui se met en jeu, et qui, loin de venir s'inscrire en une durée extérieure à lui, fait plutôt exister lui-même celle-ci : le temps n'est pas ici un flux invincible dans lequel on est pris, mais consiste dans la répétition d'un oui libre, maintenu, ré-affirmé à chaque instant. Je ne suis pas livré à un avenir, je l'engendre.

 

Je deviens alors « prévisible » pour autrui : on peut « compter sur moi », je deviens appui et soutien pour l'autre, qui me voit comme autre chose qu'un ensemble d'éléments fluctuants ; cette prévisibilité fait-elle de moi, comme le pense Nietzsche (GdM), un être sans surprise, un objet dont on peut connaître d'avance les mouvements à l'image d'un phénomène naturel ? Non, dans la mesure où cette prévisibilité est une qualité que je me suis moi-même donnée : certes, elle donne à l'autre un pouvoir d'utilisation à mon égard ; mais elle ouvre surtout la possibilité de la confiance, comme relation entre deux libertés.

 

Mais cela signifie alors que tous les objets (ce à quoi, ce en quoi on s'engage) ne se valent sans doute pas : tous ne donnent pas lieu à un engagement véritable. Il faut qu'il soit de nature à impliquer l'être lui-même comme sujet, et que le rapport avec cet objet relève de la libre volonté. Vers quel genre d'objet se tourner et s'engager pour qu'il en aille ainsi ?

 

III. Ce qui, par nature, surplombe la contingence, le flux des faits et des envies : l'universel. Mais pas un universel qui dispense du rapport avec autrui, qui isole du monde et des autres et des difficultés de l'existence, en nous attachant à lui seul : car alors le dé-gagement à l'égard du contingent prend la forme et le sens d'une fuite – une fuite « par le haut », certes, mais une fuite tout de même.

 

N'est-ce pas le cas du contemplateur de l'Idée du Bien chez Platon (République, VII) ? Son intérêt pour l'Idée contemplée semble avoir pour corrélat un nécessaire désintérêt pour tout autre chose, et pour tout autrui, comme le confirme le fait qu'il faut le contraindre à retourner dans la « caverne », pour y faire profiter les autres hommes de ses lumières.

 

La querelle autour de « l'art engagé », la critique de « l'art pour l'art », bien que s'inscrivant dans un registre différent, paraissent avoir le même enjeu ; viser le beau comme une fin en soi, indépendamment de tout souci utilitaire et de tout militantisme politique et social, est-ce se réfugier dans une tour d'ivoire ? Se créer une sorte de « bulle » confortable à l'abri des réalités et des souffrances – donc un dé-gagement plutôt qu'un engagement ? Inversement, le « vrai » en-gagement est-il nécessairement politique et social ?

 

[éléments de discussion :] Pour le soutenir, il faut considérer que l'être de l'homme est fondamentalement en jeu sur ce terrain là ( = socio-politique), et non sur celui de l'esprit occupé à sa propre élévation : ce qui ne va pas de soi. Cf.p.ex. Marx, entre autres dans L'idéologie allemande : le beau et le souci du beau, l'art et les œuvres d'art, ne sont que des reflets de besoins et d'intérêts de classe, des armes dans un rapport de force visant à la domination. Si, en revanche, l'art contient et exprime des contenus spirituels authentiquement universels, répondant à un besoin humain bien réel, quoique non économique, alors s'y consacrer entièrement n'est pas fuir le monde des hommes, mais contribuer à l'édifier ; cf.p.ex. H. Arendt, La crise de la culture.

 

L'engagement apparaît donc comme appelé par ce qui, seul, en est pleinement digne : une fin en soi qui ne fascine ni ne captive, mais renvoie vers cette autre fin en soi qu'est autrui ; et, sous cette condition, il apparaît comme ce qui, seul, permet à l'homme d'exister librement, à la hauteur de sa propre dignité, comme être de souci et de responsabilité. Comment ne pas penser ici à la figure de Socrate, qui n'est ni celle du contemplateur pur, puisqu'il a souci de l'élévation et du salut d'autrui, ni celle du militant politique, ce dernier domaine étant à ses yeux second et subordonné par rapport à la philosophie comme souci de l'absolu ? Peut-être offre-t-elle, pour cette double raison, un exemple insigne du plus profond et du plus vrai des engagements.

 

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Le désir de l'infini

Je n'indique que les grandes lignes de plans possibles, sur la base de l'examen du sujet qui a été fait ensemble en cours.

Quels sont les éléments essentiels que cet examen a fait ressortir, concernant les grands aspects à prendre en compte ?

Concernant le désir :

Porte-t-il, en lui-même, sur un certain objet, a-t-il en lui-même un certain but qui serait le sien par nature ? Ou bien n'a-t-il, par lui-même, aucun but déterminé, aucune orientation particulière, de sorte qu'il pourrait prendre n'importe quoi pour objet ? Autrement dit : y a-t-il du désirable en soi ? Si oui, est-ce l'infini qui est ce désirable en soi ? Si c'est le cas, cela signifierait que le désir de l'infini n'est pas un désir, mais le désir (« par excellence », véritable, conforme à son essence).

Concernant l'infini :

Deux visages possibles, à distinguer : l'infini comme suite sans fin d'éléments finis [image de la droite], et l'infini comme ce qui a sa fin absolument en soi-même [image du cercle]. Le premier est appelé par Hegel « faux infini » ou « mauvais infini », le deuxième « vrai infini » ou « infini véritable ».

Concernant le génitif (« de ») :

Envisager les deux angles, le génitif subjectif et le génitif objectif.

Génitif objectif : l'infini est l'objet du désir (il est désiré)

Génitif subjectif : l'infini est le sujet du désir (il est désirant)

Ce second cas (génitif subjectif) est-il à prendre en compte ? A-t-il un sens ? L'infini peut-il lui-même désirer quelque chose ? Et si oui, quel peut être l'objet de son désir ? Trois grandes réponses possibles : 1) rien [l'infini ne peut pas avoir de désir → le génitif subjectif n'a pas de sens ; illustration : Platon] ; 2) lui-même uniquement [l'infini est à la fois le sujet et l'objet du désir ; illustration : Aristote] ; 3) lui-même mais aussi autre chose [il peut avoir de l'intérêt, du souci, pour les êtres finis, en particulier pour ceux qui le désirent ; illustration : le Dieu du christianisme, entrevu chez Pascal].

A partir de cela, je suggère deux plans possibles, le premier plus simple, le second un peu plus ambitieux.

Premier plan :

I. Le faux infini désiré

II. Le vrai infini désiré

III. Le vrai infini désirant

L'avantage de ce plan est sa simplicité ; son inconvénient est qu'il risque de laisser trop en retrait le questionnement sur la nature même du désir, en privilégiant le questionnement sur la nature de l'infini. Mais c'est seulement un risque, non une fatalité ; à charge pour le candidat de bien penser à préciser, dans chaque partie, le visage et le sens que prend le désir.

Second plan :

I. L'infinité du désir lui-même (contrairement au besoin, il est illimité par nature) → seul l'infini peut être son objet (c'est le seul objet qui soit « à la hauteur » du désir)

II. Le faux infini désiré

III. Le vrai infini désiré et désirant

Dans ce plan, on donne plus de place au questionnement sur le désir en lui-même, et sur son lien intrinsèque avec la notion d'infini. En outre, le traitement du « vrai infini » a davantage d'unité, car il est effectué dans une même partie (au lieu d'être distribué en deux). Par contre, ce plan réclame un peu plus de maîtrise technique, les parties I et III étant plus denses. Il entraîne aussi un petit risque de déséquilibre, la partie II étant un peu plus légère que les deux autres ; c'est pourquoi on peut aussi envisager de procéder en 4 parties, en coupant en deux la dernière [ce qui donnerait : III. Le vrai infini désiré, IV. Le vrai infini désirant] ; cela ferait perdre un peu d'unité au traitement du « vrai infini », mais ferait éventuellement gagner en équilibre global.

Ce ne sont pas les deux (ou trois) seuls plans possibles, mais seulement ceux que je suggère, en tenant compte de l'ensemble de nos cours.

Comme vous le voyez, il y a différents arbitrages possibles pour la constitution d'un plan. Toutes les formules sont admissibles a priori ; la qualité de chacune va dépendre de facteurs impossibles à fixer en règles : le style, le savoir-faire, l'habileté du candidat, pour faire en sorte que, au bout du compte, tout l'essentiel soit bien pris en compte, dans un ordre clair et cohérent.

 

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Ma culture

 

 

 

 

Je rappelle d'abord quelques points généraux, qui ont posé problème ; puis je reviens au sujet lui-même.

 

Remarques générales : ce qui a souvent posé problème

 

Dans l'introduction

 

Les définitions sont encore trop souvent fixées une fois pour toutes, au lieu d'être problématisées ; on les met en place à la fois pour se rassurer et pour s'en débarrasser (comme si, sur le point en question, la question était maintenant réglée).

 

Exemple : à propos de la culture comme activité de cultiver son esprit, et comme résultat de cette activité (le même mot désigne les deux). Très souvent on définit ce sens de « culture » en disant que c'est un « ensemble de connaissances », et c'est terminé. Ce faisant, on laisse totalement dans l'ombre : la question de savoir ce que signifie vraiment « connaître », ce que doit être le travail de l'esprit pour y parvenir (s'interroger, chercher les raisons et les causes, se dépouiller de toute opinion...), le fait que cette activité ne peut être menée que par soi-même (on peut m'y aider, mais personne ne peut la faire à ma place, je suis nécessairement le sujet de cette activité, qui est donc, en ce sens, la mienne) et le genre de rapport que l'on entretient avec ce qui résulte de cette activité (rapport qui n'est pas du tout le même que celui qu'on entretient avec des habitus)... Or tous ces points sont à examiner pour traiter le sujet.

 

L'annonce de plan est encore trop souvent une annonce de thèses, de résultats (« nous allons voir que..., montrer que... »), alors que cela doit être plutôt une annonce de points à examiner, de problèmes à résoudre. L'endroit pour indiquer le(s) résultat(s) est la conclusion, pas l'introduction.

 

Dans la conclusion

 

Mais pour cela, justement, la conclusion ne doit pas être un résumé, ce qu'elle est encore parfois. On ne doit pas répéter en raccourci ce qu'on a déjà dit, mais indiquer ce que cela donne au bout du compte.

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Contenu du devoir

 

Introduction :

 

Esprit : indiquer les quelques problèmes essentiels impliqués par le sujet, et donc liés entre eux (formant ainsi une problématique).

 

Après étude détaillée du sujet (tous les sens de tous les termes, tous les liens entre eux qui en résultent) et définition des parties (organisation hiérarchisée des grands ensembles que cela forme), quels sont les points fondamentaux qui posent problème, dont le sens et les conséquences ne vont pas de soi, et qui conditionnent tout le reste?

 

Pour ce sujet, la question centrale est de savoir si l'on peut, éventuellement si l'on doit, accoler le possessif ma au substantif culture; et si oui, quel(s) sens cela peut avoir, autrement dit quel(s) sens peut ou doit prendre l'avoir comme mode de relation entre moi et culture.

 

NB: c'est cette interrogation qui sera présente en chaque partie, et constituera son principe d'unité. C'est donc aussi à cette interrogation que chaque partie devra proposer une réponse claire.

 

Dès que l'on donne un contenu précis au terme culture, la question prend deux principaux visages:

 

- le genre de lien existant ou pouvant exister entre l'homme singulier et le collectif, si culture signifie un ensemble de manières d'agir et de penser non naturelles, propre à une société ou à un groupe social.

 

- le genre de lien entre l'homme singulier et l'universel, l'en soi, si culture signifie travail de distanciation par rapport à la nature et d'élévation vers ce qui serait au-delà de toute particularité, ie l'universel (le vrai, le bien).

 

- donc aussi, celui de la distinction (possible? impossible? nécessaire?) entre le collectif et l'universel, car cela ne va pas de soi (cf. Relativisme: pas d'universel distinct et "transcendant").

 

NB: comme on le voit, rien n'est affirmé, aucune réponse n'est présupposée, aucune possibilité de réponse n'est fermée d'avance.

 

Sachant que l'introduction doit comporter tout cela, reste à la rédiger, en un style et une manière qui seront chaque fois personnels.

 

Proposition d'introduction :

 

Puis-je être le possesseur ou le propriétaire d'une culture ? Telle semble être l'interrogation immédiatement soulevée par la formule « ma culture ». Mais ce qui suit ici le possessif « ma » n'implique-t-il pas de déplacer la question, en dépouillant le pronom possessif de toute idée de possessivité, et même de toute idée de « propre » ? Ces questions mettent aussitôt en jeu celle du contenu précis de ces deux pôles d'une relation, relevant apparemment du registre de l'avoir, que sont le moi et la culture. Or ce dernier terme se présente comme le lieu d'une équivoque qui rend problématique la nature de son lien avec le moi, et la nature de ce moi lui-même.

 

Si, en effet, la culture est une extériorité à la fois globale et particulière, constituée d'un ensemble de manières d'être et de penser propre à une société ou à un groupe social, on comprend que tous les hommes n'ont pas la même, ce qui semble justifier la particularité impliquée par le possessif « ma ». Mais comment et en quel sens puis-je être, par rapport à une telle extériorité englobante, en position de prétendre qu'elle est à moi ? N'y a-t-il pas lieu de se demander si ce n'est pas plutôt, en un sens restant à élucider, moi qui suis « à » elle ?

 

Si la culture est aussi, et peut-être surtout, travail d'élévation de l'esprit, d'extraction hors des particularités aussi bien individuelles que collectives, par souci de l'humain comme tel et plus généralement de ce qui est universel, comment l'idée de propriété singulière, au double sens de ce qui est légitimement possédé et de ce qui est propre, n'entrerait-elle pas en contradiction avec l'exigence d'universalité qu'impliquerait alors la tâche de se cultiver ?

 

Dans les deux cas enfin s'impose l'enjeu de la nature du « moi » : s'agit-il bien du même, selon le sens donné à « culture », et selon le genre de relation entretenu chaque fois avec celle-ci ?

 

Ce sont ainsi trois points essentiels qui demandent à être examinés, pour que s'élucide ce que peut désigner et signifier « ma culture » : la possibilité de distinguer radicalement le particulier, y compris comme collectif, de l'universel, la nature des liens que peut ou doit entretenir l'homme, comme « moi » singulier, avec l'une et l'autre de ces dimensions, et la nature précise de ce « moi » lui-même.

 

 

Corps du devoir :

 

Rappel : Les éléments qui doivent impérativement être pris en compte, sous peine de grave lacune, sont :

 

La distinction de deux grands sens de culture (ensemble d'habitudes sociales / travail de l'esprit sur lui-même + résultat de ce travail).

 

L'interrogation sur le genre de distance avec la « nature », dans chacun des cas.

 

L'interrogation sur le sens de « ma » dans chacun des cas.

 

L'interrogation sur le « moi » ou le « je » qui est en relation avec la « culture », dans chacun des cas + l'interrogation sur le sens de cette relation (entre « moi » et « culture ») dans chacun des cas. Ce point, en particulier, a été presque toujours absent dans les copies, et cela les a assez lourdement pénalisées.

 

De nombreuses constructions sont possibles à partir de cela, et aucune n'est exigible a priori ; en revanche, ce qui est exigible, c'est que tous ces éléments-là soient présents et discutés.

 

Le plus simple est sans doute de partir de « culture » comme ensemble d'habitudes, et de voir les problèmes et enjeux que cela entraîne.

 

I. Culture = un ensemble d'habitudes, c'est-à-dire de manières d'être devenues naturelles, mais dont le contenu, lui, ne l'est pas, car elles touchent aux idées de bien, vrai, beau. L'habitude est un rapport naturel (immédiat, non réfléchi) avec du non-naturel (ce qui est bien, juste, vrai, etc.).

 

Ces habitudes se présentent d'abord comme collectives et forment un « monde ambiant » dans lequel l'individu « débarque » quand il vient au monde (car du coup c'est bien au monde qu'il « vient », et non pas à la nature).

 

« ma » culture me précède, m'enveloppe de toutes parts, s'impose à moi immédiatement : du coup, quelle relation existe-t-il entre elle et moi ? en quel sens est-elle « mienne » ? Pas au sens où je suis le seul à l'avoir. Pas non plus au sens où j'en serai le possesseur, et encore moins le propriétaire. S'il y a ici une « possession », c'est plutôt elle qui semble me posséder que l'inverse. Elle est mienne en ce sens que c'est à celle-là que j'appartiens, ou que c'est de celle-là que je suis membre. Mais justement, que suis-je par rapport à elle ? Un membre ou seulement un élément ?

 

Si cette culture comme monde ambiant imprègne la totalité de mon être (la langue que je parle, ce que je pense, ma façon de me comporter, mes rapports avec les autres, etc.), ne suis-je pas entièrement déterminé par elle ? Et même, l'idée de « moi » ou de « je » a-t-elle encore vraiment un contenu ? Cf. Bourdieu, ou plus essentiellement Marx (la conscience est déterminée par son monde ambiant extérieur). On peut se demander si j'ai encore un véritable être propre, distinct du tout social (lui-même émanation d'une structure économique) → à la limite, j'appartiens tellement à « ma culture » que ni le mot « moi » ni le mot « ma » n'ont encore de véritable sens.

 

[Remarque : si on s'appuie sur Nietzsche au lieu de Marx ou Bourdieu, c'est différent mais au fond cela revient au même : certes, « ma culture » est alors une émanation de ma nature, mon essence définie comme volonté de puissance (plutôt que d'une « société ») ; mais là non plus il n'y a aucune vraie différence entre elle et moi, et le « moi » apparaît comme irréel, fictif].

 

Mais comment pourrais-je voir cela, et le dire, et le penser, si « je » n'étais que cela ? Paradoxe : pour que je puisse penser que je n'ai aucun être propre, distinct de ma culture (ou de la nature, interne ou externe, dont la culture elle-même n'est que le produit), il faut que j'en aie un. Sinon je serais avec ma culture dans le même rapport que l'est l'animal par rapport à la nature (et plus précisément à son « milieu »), c'est-à-dire un rapport in-conscient, sans aucune possibilité de le savoir.

 

II. Une déprise du « je » semble donc possible, dans la mesure où il y a dans le « je » quelque chose d'irréductible au monde ambiant qui est le « sien ».

 

Mais cette irréductibilité n'existe pas naturellement, en ce sens qu'il faut la faire vivre, l'entretenir, ce qui ne va pas de soi : a) toutes les cultures ne favorisent pas le maintien d'une distance réelle entre elles-mêmes et les individus qui vivent en leur sein. Cf. Lévy-Bruhl, Mauss, Girard, etc. : le « holisme », les « sociétés archaïques » etc. ; b) mais surtout, je peux toujours me contenter d'être un simple rouage du monde ambiant que constitue ma culture, et adhérer à lui immédiatement ; dans ce cas, l'absence de distance entre ma culture et moi vient de moi, plutôt que d'elle. Si mon être ne se résume pas à ce que ma culture fait de moi, alors cela signifie que, fondamentalement, c'est moi qui suis responsable de la présence ou de l'absence de distance entre elle et moi (même si la prise de distance est plus ou moins facilitée par le contenu de la culture en question). [Léo Strauss peut servir à montrer cela : je peux m'interroger sur ma culture → je ne suis pas entièrement façonné par elle].

 

Si le « je » est bien réel en lui-même, s'il a un être propre distinct de tout ce qui n'est pas lui, qu'en est-il de ses rapports possibles avec la culture comme monde ambiant ?

 

Figure du « je » comme pur libre-arbitre, qui se trouve, par rapport aux contenus culturels environnants, dans une position d'extériorité, et ainsi de choix ; n'est-ce pas la posture du consommateur moderne, qui fait face à un « donné culturel » devenant pour lui une « offre culturelle », dont il peut choisir ou rejeter tel ou tel aspect, à son gré ? Et ainsi se constituer « sa » culture propre, individuelle, à partir d'éléments qui peuvent provenir aussi bien de « sa culture » de départ (le monde ambiant dans lequel il est né) que d'« autres cultures » (= manières d'être propres à d'autres sociétés) ?

 

Il semble qu'alors ma culture est vraiment mienne, puisque je l'ai choisie. Mais si ce choix est arbitraire, contingent, reposant sur des « goûts », « envies » ou désirs particuliers, il n'y a aucun vrai lien entre elle et moi ; ma culture reste provisoire, modifiable, je n'y suis pas lié, attaché véritablement, ses contenus ne sont pas installés en moi mais seulement de passage, ils ne m'habitent pas et moi-même je n'habite pas en eux → pas de vrai habitus, au sens d'Aristote (habitus, hexis = disposition stable, lien profond, substantiel entre la disposition et le sujet).

 

Là non plus, le « ma » n'a pas de véritable sens, et cela parce que le « moi » reste en lui-même vide, indéterminé, simple source de « choix » par rapport auxquels il reste extérieur. Pour que ces mots aient un véritable contenu, ne faut-il pas que ce soit le moi lui-même qui fasse l'objet d'un travail, d'un soin attentif et patient, autrement dit d'un cultus ? Et cela, de façon à ce que les contenus formant « sa culture » soient issus de lui comme sujet universel, plutôt que élus par lui en tant que « je » purement singulier ?

 

III. Culture comme engendrement, à partir de soi, de pensées visant ce qui est au-delà de toute « culture » particulière = de ce qui est de nature à satisfaire l'esprit en tant que tel, et non pas seulement le mien ; mais aussi, dès lors, culture comme résultat de cette activité, sous forme d'habitus qui sont le résultat d'une détermination de soi par soi, comme le concevait Aristote → il y a bien détermination, contrairement au cas de figure ci-dessus (le « je » vide du consommateur faisant arbitrairement « ses » choix) ; mais détermination par soi-même, et non par l'extérieur, contrairement à la conception de Bourdieu.

 

Les deux aspects sont liés, et c'est sans doute la pensée platonicienne de l'éducation et du dialogue qui permet de préciser leurs contenus, leurs liens et leurs conséquences.

 

Éducation : non pas implantation, chez l'autre, d'un ensemble d'habitus extérieurs (= d'une « culture » au sens vu en premier lieu), mais au contraire incitation à prendre un recul interrogatif par rapport aux coutumes, opinions, etc. en vigueur dans le monde ambiant (qui chez Platon prend la forme d'une « caverne ») cf.République VII. La prise de distance par rapport au donné culturel particulier ne peut se faire que par la confrontation de ce dernier avec ce qui est bien, juste, vrai, etc. « en soi » ; si on se contente d'une confrontation avec d'autres donnés culturels particuliers (= d'autres « cultures »), sans avoir un point de repère indépendant de toute particularité, universel, cela ne permet pas une vraie mise à distance : la seule évolution que cela peut entraîner, c'est soit le remplacement de certaines particularités par d'autres, soit un mélange de plusieurs particularités ; et dans les deux cas, le rapport entretenu avec elles restera le même (soit adhérence immédiate, soit choix arbitraire et changeant).

 

Le dialogue est donc impliqué, comme pensée en quête du vrai au moyen de la raison, par mise en retrait des particularités, en vue de ce qui n'appartient à personne et peut devenir le bien de tous. C'est en cela que consiste l'activité de cultiver l'esprit (écarter ce qui l'obstrue, un peu comme le font les mauvaises herbes pour la terre, et faire germer et pousser les promesses d'idées vraies qu'il contient). En s'efforçant de raisonner, de n'accueillir en soi que des pensées que l'on a mises à l'épreuve et dont on comprend les raisons nécessaires, on est alors soi-même l'auteur de sa culture, et non pas seulement son réceptacle.

 

Qu'en est-il alors du lien entre « moi » et la culture ainsi comprise ? En quel sens est-elle « mienne » ?

 

D'un côté, ma culture n'est pas la mienne, puisque son contenu est dépourvu de tout ce qui m'est particulier, propre, personnel. Si « se cultiver » veut dire tendre vers l'universel, cela veut dire renoncer en même temps à toute prétention de le posséder, et d'en avoir l'exclusivité (ce serait contradictoire). Mais d'un autre côté, il est juste de dire que le contenu de ma culture (ainsi définie) est mien, en ce sens que a) le travail pour l'acquérir ne peut être fait que par moi, il est le résultat de mon travail (et non pas l'effet d'une action extérieure exercée sur moi), et b) il a consisté pour moi à pénétrer à l'intérieur des idées, comprendre leur constitution intime, leurs liens nécessaires, etc. → ce contenu désormais « fait partie » de moi, je le « tiens » dans la mesure où je l'ai, non pas choisi, mais connu et reconnu ; seules sont vraiment miennes les pensées et les manières d'être que je me suis données, non pas arbitrairement, mais après les avoir admises, en sachant pourquoi, et en reconnaissant que leur valeur et leur force ne dépendent pas de moi.

Conclusion :

 

C'est donc un paradoxe au moins apparent qui semble finalement s'imposer : ma culture n'est une vraie culture, et n'est vraiment mienne, que si elle n'a rien à voir avec moi comme individu particulier. S'il s'agit de culture comme travail et produit de l'esprit indépendant et libre, le mot « ma » ne peut qualifier ici ce qui est propre et exclusif, ni signifier la possession qui maintient l'extériorité, mais seulement ce que l'on pourrait appeler une active adoption.

 

 

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Conseils de méthode pour la dissertation

« (...) un discours doit être constitué comme un être vivant, avec un corps qui lui soit propre, une tête et des pieds, un milieu et des extrémités, toutes parties bien proportionnées entre elles et avec l'ensemble ».

Platon, Phèdre, 264c

Faire une dissertation consiste à étudier une question de la façon la plus complète et la plus approfondie possible, et à proposer finalement une réponse. Cela signifie :

1) qu'il ne faut oublier aucun aspect (l'étude doit être complète). Pour cela, il faut dégager tous les sens que la question peut prendre, et n'en éliminer aucun a priori. Concrètement, cela veut dire : envisager tous les sens que chacun des termes du sujet peut prendre. Chaque fois que l'on prend un certain terme dans un certain sens, cela donne une certaine question, qui est l'un des visages que le sujet peut prendre ; ou encore, l'une des questions que le sujet implique ou contient en lui-même.

Parmi les termes du sujet, certains pourront être définis de plusieurs façons (être pris en plusieurs sens), et d'autres non. Ce sont les cours, et aussi la culture personnelle, qui aident à voir lesquels peuvent être pris en plusieurs sens, et quels sont les sens en question.

2) que les différents sens donnés aux termes du sujet, et les différentes questions qui en découlent, ne sont pas tous au même niveau de profondeur ; certaines définition s'en tiennent aux apparences, à ce qui semble évident, et d'autres s'approchent beaucoup plus de la réalité, qui est toujours complexe. Le travail de la dissertation philosophique consiste à partir de cette surface et à avancer le plus possible vers l'essence véritable, plus difficile à voir et nécessitant un chemin pour être atteinte (alors que la surface est immédiatement offerte et accessible).

Remarque pour les KH : à propos des sujets n'ayant pas la forme d'une question (notion, couple de notions, locution...), bien penser à chercher des distinctions et d'éventuelles tensions, rapports, etc. à l'intérieur même d'une notion, avant de les chercher entre cette notion et autre chose. C'est tout particulièrement le cas pour les sujets ne comportant qu'une seule notion, mais cela vaut de façon générale. La règle à garder en tête est : si une notion est à relier avec autre chose qu'elle-même, il faut que ce soit parce que elle-même le réclame – et non pour des raisons extérieures.

Il en découle les conséquences suivantes :

Les définitions des termes en jeu dans le sujet peuvent et doivent évoluer au cours de la dissertation. Il est donc capital de ne pas les fixer définitivement dès le début. Il faut, certes, poser certaines définitions pour commencer, mais en sachant que certaines d'entre elles vont changer par la suite. Si on les fixe une fois pour toutes dès le départ, on rend impossible toute progression de la réflexion !

Précisément, dans la dissertation la réflexion doit progresser, s'enrichir et s'approfondir au fur et à mesure. Cette « marche en avant vers l'essence » s'effectue de manière ordonnée et au travers de grandes étapes, ce qui va la rendre à la fois plus claire et plus rigoureuse. Ces étapes sont les « parties » de la dissertation.

Comment définir chacune de ces étapes ? Comment savoir que tel ensemble de questions et de réflexions doit être regroupé dans une même partie ? Le principe général est le suivant : il y a une partie chaque fois que, les termes essentiels du sujet étant définis d'une certaine façon, le sujet dans son entier est lui-même pris dans un certain sens ; et chaque fois que l'on modifie la définition de l'un de ces termes, on crée une nouvelle partie, car le sujet dans son entier prend alors un nouveau visage.

Cela signifie que, dans chaque partie, tout le sujet est pris en compte (et non pas seulement l'un ou l'autre de ses termes, en laissant de côté les autres). Cela signifie aussi que chaque partie peut et doit comporter une proposition de réponse à la question (sujet). La forme générale de la partie est donc : si tel terme signifie ceci, alors voilà quel est le sens de la question, et voilà quelle est la réponse, pour telle et telle raison.

Le nombre des parties est impossible à fixer d'avance, puisqu'il va dépendre à chaque fois du sujet, et du degré d'approfondissement que l'on est capable d'atteindre. La dissertation est terminée lorsqu'on peut se dire que l'on a vu tous les aspects de la question, en les creusant au maximum, avec les moyens dont on dispose (cours, capacités de réflexion...) à ce moment. Dans la pratique, le nombre de trois parties constitue le meilleur équilibre entre un travail trop rapide et/ou trop concentré (deux parties), et un travail trop ambitieux et/ou trop dispersé (quatre parties ou plus). Néanmoins, il ne faut pas en faire un dogme absolument inviolable, surtout si cela doit conduire à fabriquer artificiellement une partie pour atteindre le chiffre trois, ou à regrouper dans une même partie des choses trop différentes pour éviter de le dépasser. Une dissertation en deux parties peut être convenable, une dissertation en quatre parties peut être excellente.

 

  

 

Introduction et conclusion

L'introduction est le lieu où il s'agit de voir quel est exactement le problème posé, et quelles principales questions il faut nécessairement étudier pour être en mesure de lui apporter une réponse. Il ne s'agit donc pas d'affirmer quoi que ce soit, ni de répondre, mais de s'interroger ! Si des opinions ou des définitions y apparaissent, ce doit être au conditionnel, en marquant bien que ce sont de simples éventualités, que l'étude du sujet devra confirmer ou infirmer. A ce stade, on ne sait rien, on indique ce qu'il va falloir chercher.

Comme il s'agit de manifester la présence d'un ou quelques problèmes, qui se posent et qui ne dépendent d'aucune doctrine particulière, il faut éviter toute mention d'auteurs philosophiques dans l'introduction. Ceux-ci ne doivent intervenir qu'ensuite, pour aider à soulever des questions plus particulières, ou pour proposer certaines réponses, mais pas pour fixer la problématique d'ensemble.

Faut-il faire une « annonce de plan » ? Ce n'est pas une faute d'en proposer une, mais il est plus habile de présenter simplement les points d'interrogation dans l'ordre qui sera suivi ensuite dans le devoir (plutôt qu'en vrac) : par là même le plan sera indiqué, sans que cela prenne la forme d'une « annonce » formelle. – Si toutefois on en fait une, cette « annonce » ne doit pas indiquer des réponses mais des objets d'examen, des points à examiner et non pas le résultat de l'examen lui-même. Donc proscrire toute formule du genre « dans un premier temps nous verrons que, ou nous soutiendrons que, etc. », mais dire plutôt « dans un premier temps nous nous interrogerons sur... ».

Enfin, il faut éviter toutes les remarques creuses et inutiles que l'on trouve si souvent dans cette partie du devoir, du genre : « Tous les philosophes se sont demandés si... ». Cela n'avance à rien ! Une fois que l'on a dit cela, on n'a strictement rien dit sur le sujet. Et ici comme partout dans le devoir, il faut appliquer la règle : tout ce qui est tel que, si on l'enlevait, il ne manquerait rien, il faut l'éliminer. De même, il faut éliminer de l'introduction tout ce qui est tel, que l'on pourrait dire exactement la même chose si le sujet était un autre que celui-là.

A l'opposé de l'introduction, la conclusion est le temps de la réponse, et non pas des raisonnements ni des questions. C'est pourquoi on ne s'obligera pas à « ouvrir sur un autre problème » : une conclusion, comme son nom l'indique, ne sert pas à ouvrir mais à fermer ! Il s'agit de dire, de façon claire et rapide, ce que la recherche donne finalement comme réponse à la question posée, en rappelant la principale raison qui justifie cette réponse. Il n'est pas du tout obligatoire que cette réponse soit bien nette et pleine de certitude : il est permis de rester dans l'indécision, du moment qu'il y a de vraies raisons pour cela. La règle est simple : on indique ce que la recherche permet de répondre, tel quel, ni plus ni moins. – La conclusion n'est donc pas un résumé: il faut donner le résultat final, sans répéter en raccourci le chemin suivi pour y arriver.

Détail formel : éviter de commencer la conclusion par « Pour conclure, ... », comme le font 80% des étudiant(e)s.

 

 

Cours HK

Suite et fin du cours sur la culture

  

A la suite du texte de Léo Strauss, extrait de l'introduction de son ouvrage Droit naturel et histoire.

 

Léo Strauss présente donc deux idées, liées entre elles, comme impossibles à rejeter, contrairement à ce que prétendent les « relativistes » (par exemple C. Lévi-Strauss).

D'une part, l'existence d'un « étalon universel » du juste et de l'injuste, c'est-à-dire d'une idée du juste et de l'injuste qui ne soit pas seulement le « point de vue », l'opinion d'une société particulière. Si cet étalon n'existait pas, il n'y aurait aucune véritable raison de condamner des pratiques comme le cannibalisme, l'esclavage, la ségrégation raciale, etc., ce qui est manifestement absurde. – Ici l'idée sous-jacente est que l'esclavage, par exemple, est à rejeter, non pas seulement parce qu'il est étranger à notre culture, mais parce qu'il est mauvais en soi, c'est-à-dire incompatible avec l'essence même de l'homme (ie avec sa « nature »), et non pas avec telle ou telle opinion sur l'homme, telle ou telle coutume, etc.

D'autre part, l'existence en l'homme d'une dimension intérieure qui n'est pas produite par la société, ni totalement façonnée par celle-ci. L'être humain n'est pas réductible au statut de simple effet de conditionnements sociaux (contrairement à ce que disent, là aussi, Lévi-Strauss, ou plus récemment Bourdieu). Ce qui le montre, c'est qu'il est capable de s'interroger sur les idées et les coutumes de sa propre société, de les critiquer et éventuellement de les rejeter : en faisant cela, il démontre que sa société, quelle qu'elle soit, n'a pas le pouvoir de déterminer sa pensée ; elle peut tout au plus l'influencer, c'est-à-dire l'inciter à penser de telle ou telle façon, mais l'homme a en lui le pouvoir souverain de céder ou non à cette influence [NB : ici le raisonnement à propos des pensées de l'homme est le même que le raisonnement vu chez Hegel à propos des actions de l'homme (cf. texte sur les « circonstances »)]. Cette dimension intérieure irréductible est celle de la pensée, comme faculté de recul, de prise de distance par rapport à toute extériorité, à toute condition ou circonstance particulières.

Les deux points sont liés, au moins de la façon suivante : seul un sujet capable de prendre du recul par rapport à toute particularité peut chercher et éventuellement atteindre des idées universelles ; réciproquement, une idée universelle ne peut être cherchée et éventuellement atteinte que par un sujet capable de laisser de côté toutes ses particularités (physiques, familiales, sociales, historiques, etc.).

NB : ce lien entre les deux a été vu, plus tôt dans l'année, en particulier avec Descartes, Discours de la méthode, IV.

En vertu de ce double point, il est donc possible d'émettre des jugements vrais, « objectifs », et non pas « ethnocentrés », sur les différentes cultures : l'homme est capable de penser indépendamment de son ethnie, de son groupe social, etc. Et du coup il doit le faire, car c'est seulement à cette condition que ses jugements (et ses actes qui en découlent) pourront être justes, non arbitraires.

 

NB : Il est judicieux de souligner à quel point tout ceci apporte des instruments précieux pour réfléchir sur les « courants de pensée » actuellement à la mode. En effet, tout ce qui vient d'être dit est à généraliser, au-delà du « social » proprement dit : ce n'est pas seulement par rapport à son ethnie ou à son groupe social que la pensée de l'homme peut et doit être indépendante, mais aussi par rapport à sa race (ce qui invalide le « racialisme »), par rapport à son sexe (ce qui invalide l'idée même de pensée « genrée »), et même par rapport à son espèce biologique (ce qui invalide l'idée même de « spécisme » et donc aussi l'« antispécisme » qui prétend s'y opposer). Tous ces courants contemporains cités entre parenthèses ont en commun de nier la dimension spirituelle de l'être humain comme sujet qui transcende toute détermination particulière.

Plus précisément, il devient alors possible 1) De critiquer sa propre « culture », mais aussi éventuellement de la juger favorablement sans pour autant faire preuve d'affirmation bornée de soi-même ou d'« ethnocentrisme », du moment que ce jugement est effectué à la lumière de ce qui est juste « tout court », ou en soi. 2) De juger favorablement une « culture » autre que la sienne, mais aussi éventuellement de la critiquer sans qu'il s'agisse pour autant de dénigrement ou d'« intolérance » – à la même condition que ci-dessus.

Autrement dit, pour estimer la valeur d'un jugement, il ne suffit jamais de regarder par qui il est prononcé (comme si cela suffisait pour savoir si ce jugement est « bon » ou « mauvais », comme le croient ceux qui adhèrent aux mouvements cités ci-dessus), mais il faut regarder à la lumière de quel principe il est effectué. Si j'émets un jugement positif sur les orientations morales de ma société, ce n'est pas forcément parce que cette société est la mienne ; si j'émets un jugement négatif sur les mœurs d'une société étrangère, ce n'est pas forcément parce que cette société n'est pas la mienne ; dans les deux cas, cela peut résulter d'une pensée indépendante de ce qui est mien ou pas, et se réglant ou s'efforçant de se régler sur ce qui est juste, bien en soi – entendons par là : ce qui est conforme à l'essence même de l'homme, et non pas aux particularités de tels ou tels hommes.

NB : j'utilise ici le terme d'essence à propos de l'homme en un sens tout à fait général, non pas en supposant que l'homme serait « enfermé » dans une certaine définition qui le déterminerait d'avance (comme le pense Sartre), mais plutôt au contraire en signifiant que son intériorité indéterminable est ce qui fait que l'homme est l'homme, et constitue donc son essence (cf. le cours sur ce point, plus tôt dans l'année).

Comment faut-il donc entendre les notion de tolérance (que revendiquent volontiers les relativistes) et d'intolérance (dont les relativistes accusent volontiers ceux qui ne le sont pas) ? Voici un petit texte dans lequel je tente de faire rapidement le point, dans le prolongement de ce qui précède.

 

Alors que, dans son sens classique, la tolérance désigne l'acceptation (relative, conditionnelle) de ce qui est pourtant reconnu comme non légitime, cette notion tend à désigner, dans son sens moderne, une reconnaissance pleine et entière de légitimité.

Est toléré, au sens classique, c'est ce qui n'est pas puni quoique interdit. Il s'agit de faire place, pour ainsi dire, à l'imperfection humaine, de ménager une zone de flottement entre ce qui doit être et ce qui est, en admettant qu'il excède les forces humaines de faire exactement coïncider les deux, sans toutefois renoncer à l'idée que cet exact ajustement est en soi le but, le bien, ce à quoi il faut tendre. Dans son sens moderne, la tolérance a pour objet non pas ce qui s'écarte d'un principe, mais ce qui s'éloigne de soi, et de soi pris comme ensemble de particularités, et doit être reconnu comme non interdit.

L'appel à la tolérance signifie au sens classique : « n'appliquons pas la loi avec une rigueur absolue », « ne punissons pas tout ce qui est punissable » ; il signifie au sens moderne « ne déclarons pas punissable ce qui est différent de nous ». Inversement, être intolérant au sens classique signifie : « ne rien accepter qui soit contraire au principe » ; cela signifie au sens moderne : « juger inacceptable ce qui est contraire à ses particularités, habitudes, coutumes ».

En raison de ce changement de critère (non plus le principe, l'universel, mais le sien, le particulier), la tolérance moderne est profondément ambiguë. On peut y voir l'affirmation que ce ne sont pas les particularités et les coutumes qui doivent servir de principes aux jugements et aux sanctions, et en cela elle est pleinement compatible avec le sens classique – mieux : elle n'en est que le prolongement, l'affinement. Mais on peut aussi y voir l'affirmation que tout principe est seulement le reflet de certaines particularités, que toutes les particularités se valent, et par suite que toutes ont droit à être exprimées et réalisées – ce en quoi la tolérance moderne s'oppose, cette fois, à la tolérance classique. Dans le second cas ce qui est réclamé au fond, c'est que toute particularité soit admise non pas seulement en fait mais en droit.

Exemple : si l'on est opposé au mariage entre personnes de même sexe (par référence à un principe que l'on considère comme juste en soi : seules des personnes de sexes différents peuvent former un couple reconnu par la loi), mais que l'on est cependant disposé à laisser des personnes de même sexe vivre ensemble (acceptation d'un fait bien qu'il soit contraire au principe), on est tolérant au sens classique, mais intolérant au sens moderne : car pour être tolérant au sens moderne, paradoxalement, il ne faut pas seulement tolérer l'existence de tels couples, mais la reconnaître pleinement comme légitime.

L'intolérant est-il donc celui qui veut la réalisation immédiate et complète du Bien, ou tout simplement celui qui croit au Bien ?

Deux points pour terminer l'examen de la notion de culture prise au sens « social », c'est-à-dire comme ensemble de manières d'être (mœurs, croyances, idéaux, etc.).

a/ Le genre de rapport entre une culture et ses membres

S'il y a bien en l'homme quelque chose qui reste irréductible à ce que sa culture fait de lui, et s'il lui est donc toujours possible de prendre un recul critique par rapport à sa culture (que ce soit pour l'approuver ou pour la désapprouver, cf. supra), il n'en reste pas moins que toutes les cultures ne favorisent pas également cette distance entre leurs membres et elles-mêmes. Plus précisément encore, toutes les cultures ne comportent pas une conception de l'homme permettant cette distance, c'est-à-dire une conception de l'homme comme sujet, qui a son être en lui-même et qui demande à être vu et traité comme une fin en soi. Certaines cultures excluent même carrément une telle vision de l'homme : pour elles, les individus n'ont pas vraiment de réalité ni de valeur propres, en eux-mêmes, ils sont seulement des aspects ou des fragments du tout social (= de leur communauté culturelle), qui seul est vraiment réel et a vraiment une valeur en soi. C'est le cas de ce que l'on appelait jadis les sociétés « archaïques » ou « primitives ». Regardons de plus près en quoi consiste cette vision de l'homme, de la culture (comme société) et de leurs rapports.

La conception qui est ici à l'arrière-plan, et qui permet de comprendre en profondeur de quoi il s'agit, peut être résumée ainsi : le réel dans son ensemble est envisagé comme substance globale, sans véritable séparation ni distinction du naturel et du spirituel, dont les êtres singuliers (les hommes, mais aussi bien les animaux et les choses) sont des aspects ou des fragments. Dans ce cadre conceptuel, l'homme (singulier) perçoit les autres et lui-même comme étant mus, dans leurs actes, par des puissances substantielles extérieures (des « forces » à la fois naturelles et spirituelles, des « esprits », des « divinités », etc.) ; il ne se pense ni ne se comporte comme un sujet au sens plein du terme. Cela correspond à que l'on appelle l'animisme – du latin anima, « âme » –, qui renvoie à cette double idée : a) tout a une « âme » (y compris les réalités minérales, telles que roches, cours d'eau, etc.), et b) il n'y a fondamentalement qu'une seule « âme » pour tout (les « âmes » singulières, « propres » à chaque être, ne sont que des aspects, des émanations d'une « âme » unique et globale, présente partout et animant tout).

 

NB1 : comme on le voit, on trouvera une résonance assez directe de ceci dans la façon dont Schopenhauer concevra la « volonté », ainsi que dans la notion nietzschéenne de « volonté de puissance ». Je dis cela uniquement pour aider à voir le genre de chose dont il s'agit ; de grâce n'en déduisez pas que vous pouvez mettre l'animisme, Schopenhauer et Nietzsche dans le même sac, dans une copie !

NB2 : je mets des guillemets à « âme » pour faire entendre que le sens de ce mot est, du coup, problématique (il se limite essentiellement au sens de « principe vital ») ; il est clair en tout cas que cela est très différent du sens que ce terme prend chez Platon ou chez Descartes par exemple.

Le tout social (le clan, la tribu) est lui-même vu comme une une telle substance globale et englobante, comme ce qui a véritablement valeur et réalité. L'individu appartient au sens fort du terme au tout social, à sa « culture », sans vraie séparation ontologique avec celui-ci ; il n'a de valeur et même de réalité que toutes relatives, conditionnelles et passagères. C'est ce que relève et montre bien ce petit extrait de L.Lévy-Bruhl, L'âme primitive :

 

« Ici (…) l'individu ne se saisit guère lui-même que comme membre de son groupe. Les preuves de ce fait abondent. Je n'en donnerai qu'un petit nombre, en m'attachant aux plus démonstratives.

''Un homme, dit M. Elsdon Best, pensait et agissait en termes de groupe familial, clan ou tribu, selon la gravité du sujet, et non en termes de l'individu lui-même. Le bien de la tribu occupait toujours la première place dans son esprit (…). Un indigène s'identifie si complètement avec sa tribu qu'en parlant d'elle il ne manque jamais d'employer la première personne. En rappelant une bataille qui a eu lieu il y a peut-être dix générations, il dira : ''J'ai battu là l'ennemi...'' De la même façon il indiquera négligemment, d'un geste de la main, dix mille acres de terrain, et il ajoutera : ''Voilà mes terres !'' Jamais il ne soupçonnera que personne puisse comprendre qu'il en est le seul propriétaire'' ».

L. Lévy-Bruhl, L'âme primitive.

Cet aspect essentiel des sociétés « primitives » ou « archaïques » est plus ou moins bien vu, et plus ou moins souligné, selon les auteurs ; de même et par conséquent, les limites, en particulier morales, de l'esprit qui anime (ou animait) de telles sociétés sont plus ou moins bien discernées. Marcel Mauss, par exemple, dans son Essai sur le don, considère que les individus appartenant à ces sociétés étaient plus altruistes, plus généreux que les individus des sociétés modernes, puisqu'ils faisaient passer le bien collectif avant le leur, renonçaient volontiers à l'idée de propriété individuelle, se faisaient régulièrement des « dons » entre eux et « sacrifiaient » leurs biens (le fameux potlatch). En vérité ce n'est pas si simple ni si évident, malgré les apparences ; s'agit-il vraiment d'altruisme, de générosité et d'oubli de soi ? Pour qu'il y ait véritablement oubli de soi, il faut qu'il y ait un soi véritable, un sujet ayant sa réalité propre, qui décide librement de ce qu'il fait, et qui pourrait donc ne pas le faire. Or aucune de ces deux conditions n'est remplie dans les sociétés « archaïques » :

1) Comme on vient de le voir, la notion de sujet, de moi en tant qu'être radicalement distinct, ou être à part entière, y est inconnue. Mauss lui-même le sait, puisqu'il a écrit un petit ouvrage sur ce point (Une catégorie de l'esprit humain : la notion de personne, celle de « moi ») ; mais il confond l'inconsistance ontologique (ne pas avoir d'être véritable) avec l'humilité (avoir un être véritable mais ne pas s'en attribuer la cause et le mérite à soi-même), autrement dit : le fait d'être un simple fragment de quelque chose d'autre, et le fait de reconnaître quelque chose comme plus grand que soi. Ce sont là deux attitudes bien différentes, et en vérité seul un sujet peut être véritablement humble ou généreux, car cela implique une réflexion et une volonté propres, autonomes ; inversement, se considérer soi-même comme sans valeur réelle, accepter d'être vu et traité comme tel (par exemple en servant d'esclave, ou de victime pour un sacrifice humain – pratiques observées dans toutes les sociétés « archaïques », ce que Mauss oublie quelque peu de souligner... – , ce n'est pas faire preuve d'humilité, mais ignorer sa propre dignité, ce qui est fort différent.

2) De manière directement corrélative, ces sociétés ignorent aussi toute idée de libre décision personnelle, et donc aussi celle de responsabilité individuelle (ce point sera rendu plus clair infra, dans l'examen de la pensée de René Girard).

L'existence y consiste presque entièrement en une adhérence à un ensemble de codes et de rites qui la façonnent de l'extérieur et la contrôlent très étroitement, dans ses moindres détails, et non en une adhésion à des principes que l'individu aurait à assumer par sa volonté et à juger par sa raison. En de telles sociétés le choix personnel, les inclinations et les préférences personnelles n'ont pour ainsi dire aucune place. Or peut-on parler de véritable moralité (et donc de générosité, altruisme, etc.) si ce que l'on fait, par exemples des « dons », ne résulte pas d'une volonté intérieure se déterminant par elle-même, mais d'un système de codes et de rites qui s'impose sans faire appel à l'intériorité, et sanctionne impitoyablement le moindre écart ? Peut-on appeler « don » ce que l'on n'a pas le choix de donner ou non ? – Mauss lui-même, arrivé à la fin de son Essai sur le don dans les sociétés « archaïques », est obligé d'admettre que « les termes que nous avons employés, présents, cadeaux, dons, ne sont pas tout à fait exacts »...

Ce qui confirme ces deux points (l'individu n'a pas de réalité ni de valeur en lui-même, et son existence est encadrée par un système qui la régule de l'extérieur), c'est la façon dont les sociétés « archaïques » considèrent et contrôlent la violence, et comment elles procèdent pour maintenir la concorde en leur sein. En effet, l'individu n'étant pas considéré comme un sujet responsable de ses actes, la maîtrise de la violence ne s'obtient pas par une maîtrise que chacun serait appelé à exercer sur ses désirs, pulsions, etc., moyennant un travail intérieur sur soi-même, mais par une gestion collective et rituelle, une procédure quasiment « mécanique » qui « fonctionne » indépendamment de l'intériorité des individus : la pratique du sacrifice – souvent un sacrifice humain, mais pas nécessairement. Cette logique sacrificielle, si précieuse pour comprendre l'esprit qui anime ces communautés, et le genre d'unité qui règne en elles, a été étudiée et théorisée de façon particulièrement profonde par René Girard, surtout dans son ouvrage Des choses cachées de puis la fondation du monde. En voici un extrait (j'ai mis en gras ce qui est à voir particulièrement pour notre propos).

 

« C'est l'unité d'une communauté qui s'affirme dans l'acte sacrificiel et cette unité surgit au paroxysme de la division, au moment où la communauté se prétend déchirée par la discorde mimétique, vouée à la circularité interminable des représailles vengeresses. A l'opposition de chacun contre chacun succède brusquement l'opposition de tous contre un. A la multiplicité chaotique des conflits particuliers succède d'un seul coup la simplicité d'un antagonisme unique : toute la communauté d'un côté et de l'autre la victime. On comprend sans peine en quoi consiste cette résolution sacrificielle : la communauté se retrouve tout entière solidaire, aux dépens d'une victime non seulement incapable de se défendre, mais totalement impuissante à susciter la vengeance ; sa mise à mal ne saurait provoquer de nouveaux troubles et faire rebondir la crise puisqu'elle unit tout le monde contre elle. Le sacrifice n'est qu'une violence de plus, une violence qui s'ajoute à d'autres violences, mais c'est la dernière violence, c'est le dernier mot de la violence.

A regarder l'hostilité dont la victime fait l'objet dans certains sacrifices, on est amené à spéculer qu'elle passe pour responsable, à elle seule, de la crise mimétique tout entière (…)

La communauté assouvit sa rage contre cette victime arbitraire, dans la conviction absolue qu'elle a trouvé la cause unique de son mal. Elle se trouve ensuite privée d'adversaires, purifiée de toute hostilité à l'égard de ceux contre qui, un instant plus tôt, elle manifestait une rage extrême.

Le retour au calme paraît confirmer la responsabilité de cette victime dans les troubles mimétiques qui ont agité la communauté. La communauté se perçoit comme parfaitement passive face à sa propre victime qui apparaît, au contraire, comme le seul agent responsable de l'affaire. (...) Cette victime passe pour sacrée. Elle passe pour responsable du retour au calme aussi bien que des désordres qui le précèdent ».

R. Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde.

A retenir au passage : on voit que justice et ordre ne vont pas nécessairement de pair, puisqu'on a là un système très ordonné, qui repose sur un principe profondément injuste (la victime contre laquelle tous se rassemblent n'est, en vérité, coupable de rien).

On voit donc que, dans les cultures dont on vient de parler, la prise de distance critique par rapport à elles est rendue presque impossible, en raison de la conception de l'homme qui les fonde. Quand l'individu se conçoit lui-même comme n'étant rien d'autre qu'un simple aspect de sa société, il ne peut faire autrement que d'adhérer aux principes de celle-ci, de façon « évidente » et immédiate. Inversement, pour qu'un recul critique soit possible pour l'individu, il faut que la culture à laquelle il « appartient » comporte une conception de l'homme comme sujet, capable d'être une source de pensée par lui-même, et une source d'actes dont il est alors responsable.

NB : et du coup, dans ce dernier cas, ce n'est plus dans le même sens qu'il « appartient » à sa société ; son appartenance à elle n'est pas de la même nature que dans le cas des sociétés « archaïques ».

b/ Que peut donner une comparaison directe entre différentes cultures ?

On pourrait penser, à première vue, qu'il serait possible de prendre du recul par rapport à sa propre culture en faisant connaissance avec d'autres cultures, plutôt qu'en se tournant vers un « étalon universel » qui serait « transcendant » par rapport à toutes les cultures. En découvrant d'autres manières de se comporter, de s'habiller, de manger, de parler (langues), d'autres croyances, etc., n'est-on pas amené tout naturellement à relativiser sa propre culture, et donc à considérer cette dernière avec une certaine distance ? Oui et non, et il faut mesurer exactement ce que peut apporter une telle comparaison directe, c'est-à-dire sans passer par le détour d'un critère universel.

Certes, connaître l'existence d'autres cultures oblige bien à prendre conscience que la sienne n'est pas la seule possible. Cela permet donc de briser l'illusion naïve selon laquelle tous les hommes auraient forcément la même façon de vivre, de penser, d'aimer, etc. Inversement, on comprend bien qu'un homme ne connaissant aucune autre culture que la sienne serait presque nécessairement conduit à croire que sa culture est la culture tout court, unique et nécessaire.

Mais si le fait de connaître d'autres cultures amène à admettre que la sienne n'est pas la seule, cela n'empêche absolument pas de considérer que la sienne est la seule bonne, et que celles des autres ne le sont pas, ou le sont moins ; c'est même le réflexe le plus courant, comme le remarque Lévi-Strauss lui-même (Race et histoire). Le simple constat de l'existence d'une autre culture ne peut rien indiquer sur la question de savoir si les principes de l'une sont meilleurs, aussi bons ou moins bons que ceux de l'autre ; seule une comparaison indirecte, non pas des cultures les unes avec les autres, mais chacune d'entre elles avec un critère universel, peut rendre possible de tels jugements.

Si par exemple je découvre une autre culture que la mienne, et que, séduit par celle-ci, je rejette ma culture initiale pour l'embrasser, je n'aurais fait que passer de certaines particularités à d'autres particularités (mœurs, coutumes, idées, etc.), et non pas pris une distance par rapport à la particularité comme telle, quelle qu'elle soit ; je ne me serais pas élevé au-dessus du domaine de la particularité, j'en aurais juste remplacé certaines par d'autres ; et cela, en fonction de critères personnels, subjectifs, contingents (il se trouve que moi, je préfère telle façon de manger, parler, etc. à telle autre). Mais il n'y aurait en cela aucun véritable recul ni aucun progrès par rapport à ma situation initiale : j'aurais changé de culture, mais le genre de rapport que j'entretiens avec la nouvelle serait exactement le même que celui que j'entretenais avec la précédente, une adhérence reposant sur des motifs contingents. (NB : de même dans le domaine de la pensée, le recul et le progrès ne consistent pas à remplacer certaines opinions par d'autres opinions, mais à former des pensées qui soient autre chose que de simples opinions).

Est-ce à dire pour autant que connaître d'autres cultures que la sienne ne sert à rien ? Non, c'est même peut-être indispensable : car c'est une occasion de « décollement » par rapport à sa propre culture, l'ébranlement de l'adhérence absolument aveugle et immédiate à celle-ci ; mais, tel quel, cela reste un « recul » très relatif, et qui n'en est pas vraiment un, à savoir : se rendre compte que d'autres existent, et peut-être que certaines me conviennent mieux à « moi » comme individu pris dans ses particularités. Le vrai recul, lui, ne nécessite pas de « sortir » de sa culture pour « entrer » dans une autre, ni même à opérer un « mélange » de deux ou de plusieurs (ce qui ne change rien au fait que l'on reste dans la particularité jusqu'au cou), mais à s'interroger sur toutes, et à faire reposer son adhésion sur des critères autres que ses petites particularités personnelles : ce qui implique de confronter les particularités, aussi bien collectives, qu'individuelles, à des critères qui ne dépendent d'aucune d'elles. Tel est le sens de l' « étalon universel » évoqué par Léo Strauss.

Le souci de l'universel, l'interrogation sur lui, la tentative de le discerner, tel est l'autre sens de la notion de culture, celui que l'on évoque implicitement lorsque l'on parle de se cultiver, ou que l'on dit de quelqu'un qu'il ou elle est cultivé(e). C'est ce sens qu'il va s'agir pour nous de regarder de plus près, pour clore ce chapitre sur la culture. On peut d'ores et déjà en indiquer l'idée essentielle, qui sera à développer et à justifier : la vraie culture serait le souci de ce qui est irréductible à toute « culture ».

 

La culture comme travail de l'esprit sur lui-même (« être cultivé », « se cultiver »)

Partons de la définition courante de ce que l'on entend par « être cultivé » : c'est, pense-t-on, savoir beaucoup de choses, soit dans un domaine particulier (exemple : une culture musicale, une culture littéraire, ou même une culture cinématographique, ou « footballistique », etc.), soit dans tous les domaines (ce qu'on appelle la « culture générale »).

A partir de cette définition simple, plusieurs remarques doivent être faites, pour marquer d'une part ce qu'il y a de commun et ce qu'il y a de différent par rapport aux sens vus précédemment de la notion de culture, mais d'autre part et surtout, pour marquer toute l'insuffisance de cette définition.

Première remarque :

Même dans cette définition courante et superficielle, il apparaît déjà que « être cultivé » n'a rien de naturel, et ne peut résulter que d'un certain travail et de certains efforts : lire des livres, écouter des concerts, assister à des spectacles, etc., et cela non pas d'une façon purement passive, en subissant (comme ce pourrait être le cas pour un jeune enfant que ses parents traîneraient régulièrement à des spectacles ou à des concerts), mais de façon active, en tournant son attention et son intérêt vers les choses en question. Rien de tout cela ne se fait tout seul et « naturellement ».

On retrouve en cela l'opposition classique entre nature (ce qui se fait et se développe par soi-même) et culture (ce qui résulte d'une activité humaine), telle que nous l'avons vu par exemple chez G.Bataille : qu'il s'agisse d'exercer une activité sur le « donné naturel » pour le transformer (agriculture par exemple), ou bien, comme c'est le cas maintenant, sur l'esprit lui-même pour le « remplir » de « connaissances » (se cultiver), dans les deux cas culture signifie : agir sur quelque chose de façon à en prendre soin, de manière active, vigilante, s'en occuper, y consacrer son attention et son intérêt. C'est là le sens étymologique du latin cultus (qui a donné aussi le terme culte, dans lequel on trouve de semblables résonances).

Mais on voit en même temps apparaître une différence et même une opposition, avec un des sens de « culture » que nous avons vu : le sens moderne, qui se décline au pluriel et qui désigne un ensemble d'habitudes sociales, familiales, régionales, etc. (= le sens que nous avons vu jusqu'ici, avec Lévi-Strauss, Léo Strauss, Mauss, Girard...). Car pour avoir une « culture » en ce sens-là, autrement dit pour appartenir à une « culture », il n'y a aucun travail à fournir, aucun effort à faire : à tel point que tout le monde en a forcément une, qu'il le veuille ou non ! En effet, tout le monde naît nécessairement dans une certaine « culture », où l'on parle une certaine langue, où l'on a telle ou telle coutume vestimentaire, alimentaire, etc. ; et on acquiert cette culture par imprégnation, sans que l'on ait besoin de le vouloir et sans même s'en rendre compte, malgré soi.

 

NB : J'en profite pour rappeler à quel point la notion d'« acquis », couramment opposée à celle d'« inné », est équivoque, floue et donc insuffisante ; car elle peut vouloir dire des choses fort différentes. Il y a bien des façons d'acquérir, et ces façons sont chaque fois liées à la nature de ce que l'on acquiert. On n'acquiert ni les mêmes choses, ni de la même façon, selon que ce terme signifie « être imprégné malgré soi » ou « comprendre de l'intérieur ». Donc conseil : renoncer à utiliser le couple inné/acquis, qui met dans le même sac tout ce qui n'est pas immédiatement présent à la naissance, et de ce fait, conduit à gommer des différences essentielles.

Léo Strauss le fait remarquer, avec un peu d'ironie, dans une de ses conférences (La crise de notre temps) : si être cultivé signifiait avoir une culture au sens que nous venons d'indiquer, alors il n'y aurait personne au monde qui ne serait pas cultivé (alors que c'est évidemment faux, comme on le comprend aisément) :

 

« Que veut donc dire aujourd'hui le mot culture ? En anthropologie et dans certaines parties de la sociologie, le mot « culture » est toujours, bien entendu, employé au pluriel, de telle manière que vous avez une culture des banlieues, une culture des bandes de jeunes, non délinquants et même délinquants. Et vous pouvez dire, selon cette notion récente de culture, qu'il n'y a pas un seul être humain qui ne soit cultivé puisque chacun appartient à une culture. En même temps, heureusement, la notion ancienne de culture se maintient encore : lorsque j'ai fait cette observation, certains d'entre vous ont ri, parce que lorsque nous parlons d'un être humain cultivé nous sous-entendons encore que tous les êtres humains ne sont pas cultivés ou ne possèdent pas la culture ».

Léo Strauss

Comme Strauss le laisse entendre ici à la fin, personne ne devient cultivé sans rien faire, en se contentant de se laisser imprégner peu à peu par ce qui l'environne ; et il est donc tout à fait possible (et même très facile!) de ne pas être cultivé. L'ensemble de ce qui précède (tout le chapitre actuel) nous fait pressentir que, lorsqu'il s'agit de cultiver son esprit, le rapport à entretenir avec l'extériorité n'est pas celui de l'imprégnation ou de l'adhérence, mais exactement au contraire celui de la distanciation, du recul et de la mise à l'épreuve. Et cela, en raison de la nature même de ce qu'il s'agit « d'acquérir » : c'est ce qui nous amène aux remarques suivantes.

Deuxième remarque :

Même si elle implique bien l'idée d'un certain travail à fournir pour être cultivé, la définition courante (cf. supra) reste très insuffisante, à cause du genre de travail qu'elle réclame, et corrélativement, à cause du genre de contenu qu'elle donne à la notion de culture.

Selon cette définition, en effet, la culture serait essentiellement une affaire de quantité (« savoir beaucoup de choses »), et son contenu consisterait en des informations, des éléments particuliers considérés isolément (« savoir beaucoup de choses »). Or d'une part, a) ces deux points sont liés, et d'autre part et surtout, b) ils sont radicalement insuffisants pour caractériser le véritable contenu de la culture.

a/ Il sont liés : c'est seulement quand il est question d'éléments factuels, particuliers, autrement dits de simples informations, que la quantité entre en jeu de façon directe et essentielle. Une information est seulement la connaissance d'un fait (par exemple : tel écrivain a écrit tel livre, et dans ce livre il dit ou raconte telle et telle chose), et cette connaissance consiste seulement à « savoir que », ce qui n'est pas la même chose que connaître au sens véritable, c'est-à-dire comprendre. Amasser une grande quantité d'informations sur une grande quantité de choses ou de domaines n'est pas encore de la culture, mais seulement de l'érudition : cela ne fait pas vraiment appel à l'intelligence mais plutôt à la mémoire, au sens le plus plat de cette notion (capacité de « garder en stock » un grand nombre de « données » [data]).

NB : c'est le cas même si les « connaissances » en question touchent à un grand nombre de domaines, ou même à tous les domaines, ainsi qu'il en va dans ce que l'on appelle aujourd'hui « culture générale ». Car le général n'est rien d'autre qu'un grand nombre de particularités, et ne doit donc pas être confondu avec l'universel, qui est d'une autre nature : l'universel n'est pas une accumulation de cas particuliers, mais un contenu intelligible situé au-delà de ceux-ci.

b/ Ils sont insuffisants : car en restant au niveau du particulier (« savoir que », « connaître » tel ou tel fait), et même si elle est « générale », cette « culture » ne consiste pas en un véritable travail de l'esprit sur lui-même, elle ne met pas vraiment celui-ci en œuvre, elle ne le développe pas, ne l'approfondit pas. On peut très bien « savoir » des millions de « choses » et avoir un esprit cependant inculte.

Essayez de voir par vous-même pour quelles raisons. Demandez-vous : que faut-il de plus, pour qu'un esprit soit réellement cultivé, « labouré », « ensemencé » ?

Pour le comprendre, arrêtons-nous un instant sur la différence entre remplir et développer.

Dans le premier cas, il y a un rapport d'extériorité entre ce qui est rempli (le « contenant ») et ce qui remplit (le « contenu ») : les deux restent distincts et extérieurs l'un par rapport à l'autre. Cela signifie que le contenant reste ce qu'il est, qu'il soit rempli ou non ; le fait d'être rempli ne le modifie pas, il demeure statique et identique à lui-même. Cela signifie donc également que le contenant est indifférent aux contenus qui le remplissent : un même réceptacle peut « recevoir » une foule de choses fort différentes. S'il se contente de se « remplir », l'esprit n'est donc pas vraiment actif et il n'évolue pas ; les choses qui le remplissent peuvent certes changer, mais le rapport qu'il entretient avec elles ne change pas : il reste passif et immédiat. Or c'est justement là, dans ce rapport, que l'essentiel se joue.

Dans le second cas, la façon dont le contenu apparaît est bien différente, ainsi que le genre de rapport entretenu avec lui. En effet, développer signifie : déployer, déplier, faire apparaître au grand jour ce qui était présent sous une forme encore cachée, concentrée, en-veloppée ; c'est donner une existence effectivement réelle à ce qui existait d'abord à l'état de promesse, de simple possibilité (penser ici au couple aristotélicien puissance / acte, déjà vu en cours). Une image adéquate pour l'illustrer est celle de l'être vivant qui devient peu à peu lui-même, qui prend la forme d'un être dont les éléments sont bien distincts les uns des autres, tout en étant solidement reliés les uns avec les autres, à partir d'un état initial où tout cela était encore confondu, indistinct : la graine, pour le végétal, ou l’œuf, pour l'animal. On voit qu'ici le contenu n'est pas quelque chose qui serait reçu de l'extérieur et placé dans un réceptacle demeurant inerte, mais qu'il est au contraire produit de l'intérieur, engendré ; et par conséquent, que l'être en question est essentiellement actif, non pas réceptacle mais source. Le langage courant, en français, le laisse voir, au travers des tournures passives et actives : un réceptacle est rempli, alors qu'un vivant se développe.

Ainsi pour l'esprit, se cultiver consiste beaucoup moins à recevoir qu'à exercer une activité sur lui-même visant à produire ses propres fruits, à se comporter comme une source de pensée ; autrement dit, à devenir pleinement un sujet, qui sait pourquoi il pense ce qu'il pense, et qui est en outre capable d'être son propre juge, d'avoir en permanence un recul critique sur ses propres productions. C'est ici qu'apparaît clairement le lien avec la question de l'universel. En effet, l'esprit n'est vraiment sujet que s'il s'exerce de manière indépendante par rapport à toute particularité extérieure ou intérieure, et cela en vue de voir et comprendre les choses telles qu'elles sont, en elles-mêmes, dans leur vérité la plus intime, et quels sont les liens qu'elles ont entre elles en vertu de ce qu'elles sont : autrement dit, en se souciant de ce qui est universellement vrai, beau ou bien [sur ce point – le lien entre être un sujet et tendre vers l'universel – je renvoie à ce qui a été vu en cours très tôt dans l'année, en particulier avec Descartes et le Je du cogito]. C'est en ce sens que l'on peut dire que la culture se situe par-delà les « cultures », et s'en distingue par une différence de nature, non de degré. La notion de culture comme travail de l'esprit sur lui-même (ici c'est lui qui est à la fois le jardinier, le terrain et le fruit!) ne peut se dire qu'au singulier, même si ses manifestations sont multiples : il n'y en a fondamentalement qu'une, et c'est logique puisqu'il s'agit de ce qui est en recul par rapport à toutes les particularités ; on retrouve ici le lien entre l'un et l'universel : par définition l'universel est un (alors que le particulier, lui, est multiple par définition), et la façon de tendre vers lui, qui lui est nécessairement conforme, est elle-même une. Ainsi se justifie la formule selon laquelle la culture est le souci pour ce qui est irréductible à toute « culture » et à toute « particularité culturelle ».

Cela signifie également que se cultiver ne signifie pas simplement développer ses forces (ses capacités), mais encore et surtout orienter leur emploi en vue d'un certain but. Développer ses forces est bien un début de culture (au sens platement physique du terme, c'est même du « culturisme »), mais cela laisse encore complètement indéterminée la question de savoir ce que l'on va en faire. Or c'est justement là qu'est l'essentiel. L'esprit vraiment cultivé n'est pas celui qui s'est rendu fort et habile pour mieux servir des intérêts personnels (c'est le reproche constant que faisait Platon aux Sophistes, qui pourtant « savaient » beaucoup de « choses » et étaient d'habiles techniciens dans l'art de persuader ; cf. entre autres les dialogues Ménon, Gorgias, Protagoras, etc.), mais celui qui n'a développé ses forces qu'en vue d'un but, et pas un autre : le but auquel l'esprit est destiné par nature, le but tel que c'est en le visant lui, et pas un autre, que l'esprit est pleinement lui-même.

Plus concrètement, cela signifie que la véritable culture de l'esprit consiste en une discipline, une lutte de l'esprit contre ses propres lourdeurs, inerties et tentations, une libre soumission à des règles elles-mêmes universelles, afin justement de se libérer de tout enfermement dans des particularités quelconques. Des « règles universelles », qu'est-ce à dire ? Essentiellement les règles de la logique, c'est-à-dire du logos (λόγος) – que l'on retrouvera très prochainement en parlant du dialogue –, qui ne sont décidées par personne, n'appartiennent à personne (et sont donc offertes à tout le monde), mais s'imposent à tout esprit en vertu de leur nécessité propre, à la fois anonyme et invincible. Un esprit est d'autant plus cultivé qu'il est apte à saisir les liens logiques entre les choses ; c'est là le sens étymologique, au passage, de la notion d'intelligence (inter legere : relier [des choses] entre elles – sous-entendu : non pas n'importe comment, ou de manière seulement arbitraire et extérieure, mais d'une manière conforme à ce que les choses elles-mêmes exigent, en vertu de leur nature propre). C'est seulement ainsi que le contenu de l'esprit ne sera pas une simple accumulation, un empilement d'informations, mais un ensemble de pensées organisé et cohérent.

 

L'allégorie de la caverne de Platon (République, VII) reste une des meilleures illustrations de la différence entre vraie et fausse culture. La fausse est celle que pratiquent les prisonniers, qui ne parviennent à voir que des liens chronologiques entre les ombres, en faisant appel à leurs sens et à leur mémoire : leur esprit est « rempli » d'informations, reliées entre elles de façon superficielle et extérieure (simple ordre de succession). La vraie est celle que pratique peu à peu le prisonnier que l'on arrache à sa caverne, qui distingue de plus en plus les liens à la fois logiques et ontologiques que les choses ont entre elles (les ombres avec les statuettes, puis les statuettes avec les êtres « réel », etc.) à l'aide de son intelligence, liens qui sont intérieurs aux choses elles-mêmes (ordre selon la causalité).

Je vous engage à lire ou relire ce célèbre et génial chef-d’œuvre, que je viens de remettre en ligne dans la rubrique HK « Classiques ».

NB : j'ai mis en bleu le passage qui correspond exactement à ce que je viens de dire ci-dessus ; mais n'hésitez surtout pas à (re)lire l'extrait dans son entier.

Mais l'effort de l'esprit en direction de l'universel se traduit bien par la production d'oeuvres chaque fois singulières, des réalisations concrètes et donc forcément particulières : livres, œuvres d'art, etc., qui sont les fruits de cet effort et de cette quête. Les grandes œuvres sont des tentatives de saisir et d'exposer le vrai en soi, le beau en soi. Et elles sont grandes dans la mesure où elles y parviennent d'une façon particulièrement remarquable. Il n'y a donc pas d'opposition entre garder ses distances à l'égard de toute particularité, et s'intéresser de près à des œuvres particulières. Au contraire, les deux vont ensemble, puisque – petit paradoxe qui n'est qu'apparent – la particularité de ces œuvres réside précisément dans leur aptitude à présenter un contenu de valeur universelle.

C'est pourquoi la culture ne saurait se passer de leur étude, de leur fréquentation, de leur méditation fréquente et prolongée ; en le faisant, l'esprit ne s'enferme pas dans des contenus particuliers, mais il s'informe (au sens noble du terme cette fois, ie : il se donne une forme, une organisation, une orientation), il se nourrit d'exemples concrets de ce que signifie « chercher et exprimer l'universel » – et donc, aussi, de ce que peut signifier « mettre ses forces au service de quelque chose de plus grand que soi », et même quelque chose de plus grand que tout le monde.

Pour qu'une telle nutrition ait lieu, il s'agit donc de privilégier les grandes œuvres du passé (car le passage du temps permet un recul, une « décantation » et une mise à l'épreuve de ce qui mérite vraiment de rester), et d'entrer avec elles dans un certain rapport : car le but n'est pas de satisfaire ses goûts personnels, ni de « s'enrichir » ou de « s'épanouir » . Le rapport à instaurer avec elles doit être tel que les œuvres ne soient pas traitées seulement comme des moyens, mais plutôt comme des fins, dans la mesure même où elles sont des avancées vers ce qui constitue la fin de l'esprit comme tel.

Voyez par exemple ce que dit Alain à propos de la lecture, dans ses Propos sur l'éducation :

 

« La culture ne se transmet point et ne se résume point. Être cultivé, c'est, en chaque ordre, remonter à la source et boire dans le creux de sa main, non point dans une coupe empruntée (…) Toujours donc revenir aux grands textes ; n'en point vouloir d'extraits ; les extraits ne peuvent servir qu'à nous renvoyer à l’œuvre. En science de même. Je ne veux point des dernières découvertes ; cela ne cultive point ; cela n'est pas mûr pour la méditation humaine » (XLV).

« Il faut lire. Et cela s'étend fort loin. Se rendre maître de la grammaire est peu de chose [mais c'est nécessaire!](...) ; au-delà s'étend le commun usage ; au-dessus est l'expression belle et forte, qui est comme la règle et le modèle de nos sentiments et de nos pensées. Il faut lire et encore relire. L'ordre humain se montre dans les règles, et c'est une politesse de suivre les règles, même orthographiques. Il n'est point de meilleure discipline. Le sauvage animal, car il est né sauvage, se trouve civilisé par là, et humanisé » (XXV).

Petit exercice pour finir : pourquoi Alain dit-il que « la culture ne se transmet point » ?

 

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Le dialogue

 

 

 

   Au sens courant, il y a dialogue dès que deux personnes parlent ensemble, échangent des propos, peu importe la nature de ceux-ci. Il peut s'agir d'échanger des informations (dans ce cas, pourquoi pas parler de dialogue à propos des échanges que peuvent avoir des ordinateurs ou des animaux?), des opinions, des sentiments, etc.
   Mais en un sens plus strict et plus profond, qui correspond à son étymologie grecque (dia [au moyen de] – logos [raison, discours rationnel, logique]), il s'agit d'un cheminement accompli par la raison en vue d'atteindre le vrai (voir sur ce point l'extrait de Claude Bruaire, La dialectique, lu en cours). Il ne s'agit donc plus, ici, d'échanger des informations, des impressions ou des points de vue, c'est-à-dire des contenus contingents, liés aux particularités de ceux qui parlent, aux circonstances du moment, etc., mais de chercher à s'élever vers un contenu universel, « en soi ».
   Remarque : même si l'on conteste l'existence d'un « vrai en soi », comme le font certains penseurs (Marx ou Nietzsche par exemple), cette contestation n'a de valeur que si elle prend la forme d'un discours argumenté, logique, rationnel, et n'est donc pas une simple opinion subjective. En ce sens, le dialogue comme tentative d'atteindre le vrai est strictement « incontournable » : on ne peut le refuser qu'en passant par lui, en le mettant en œuvre. 
   Cette idée d'un « vrai en soi », d'un contenu situé par-delà toute particularité personnelle ou collective (car une particularité collective est encore seulement une particularité), était impliquée dans celle « d'étalon universel » proposée par Léo Strauss (voir/revoir ce texte). Elle est ce que les hommes soucieux de vérité et de justice doivent chercher ensemble, s'aider mutuellement à approcher le plus possible. Cette recherche en commun met en jeu deux dimensions, deux ordres de relations : 1) la relation « verticale », celle qui prend place entre les sujets pensants et le vrai, l'universel, l'en-soi [par commodité je dirai désormais simplement : le vrai] ; et 2) la relation « horizontale », celle qui prend place entre les sujets qui visent ensemble le vrai.

 

Je ne reprends et développe, ici, que le 2e point :

La relation entre les sujets qui visent le vrai

 

 

Cette relation est à déduire du point précédent : comme les sujets sont orientés ensemble vers le vrai, c'est cette orientation commune qui donne sa tonalité et son sens à la relation qu'ils sont entre eux.
   Étant donné que l'orientation vers le vrai est désintéressée, et suppose donc la mise à l'écart, par chacun, de ses particularités (désirs, intérêts, habitudes, goûts, etc.), elle n'est possible, précisément, que pour des sujets au sens radical de ce terme : des esprits (Platon, Descartes ou Pascal diraient des âmes) dépouillés, purifiés de toute « qualité empruntée », réduits à leur essence, à ce qu'il y a en eux de plus intérieur et de plus vrai. C'est donc entre les dimensions les plus essentielles de chacun que cette relation prend place ; c'est, pour ainsi dire, une vraie rencontre d'âme à âme, et cela précisément en raison de ce qui la motive : la rencontre entre les sujets est vraie, parce que c'est le souci du vrai qui en est la raison d'être.
   C'est loin d'être toujours le cas dans les « dialogues » au sens courant de ce terme, où les sujets restent pris dans leurs particularités, et expriment ces dernières plutôt qu'ils ne les mettent entre parenthèses. Dans ce cas, intérêts et désirs personnels restent plus ou moins présents et font sentir leur influence, le souci subjectif de soi-même n'est jamais totalement absent, ce qui signifie que l'on n'est pas pleinement présent à l'autre, que le cœur même de l'être reste plus ou moins en retrait. Cela n'enlève rien à la légitimité des « dialogues » ordinaires, de la vie courante ; ils sont nécessaires et peuvent être pleins d'agréments et de charme. Mais il ne faut pas s'abuser sur la profondeur de leur importance, ni sur la solidité d'une relation qui reposerait seulement sur eux. Même le dialogue amical ou le dialogue amoureux, qui semblent mettre en jeu le plus profond de l'être de chacun, gardent nécessairement quelque chose d'illusoire, de rencontre seulement partielle, si ne s'y joint pas le souci du vrai et si ce souci n'est pas maintenu au-delà des sentiments. Un amour qui laisserait place à l'indifférence ou au mépris pour le vrai ne pourrait pas être un vrai amour. Et souvent, avec le recul du temps, on mesure que ce que l'on avait pris pour une « vraie rencontre » ou une « vraie relation » n'avait, en vérité, mis en jeu que des surfaces.
   On voit donc que dans le dialogue véritable, « dialectique », lorsqu'il prend la forme d'un échange entre plusieurs personnes, chacun s'adresse à l'autre comme à un sujet capable du vrai, susceptible de s'élever vers le vrai. On ne peut chercher la vérité avec quelqu'un, ou aider quelqu'un à s'en approcher, que si l'on présuppose que la dimension fondamentale de sujet est déjà présente en l'autre, même si elle est recouverte (par les qualités particulières « sous » lesquelles elle se tient [sub-stance]), « endormie » ou engourdie. – Il faut rappeler ici la corrélation entre ces deux points : un vrai universel, en soi, ne peut être atteint et même seulement cherché, désiré, que par un sujet, au sens strict de ce terme.

 

Remarque : il y a là une conséquence importante concernant la notion d'éducation. Comme on l'a vu, l'éducation telle que la conçoivent Bataille, ou surtout Platon (République VII), consiste à libérer l'autre de sa « choséité », à faire se déployer la dimension d'esprit qui est en lui, mais qui est d'abord engluée dans sa dimension sensible, particulière. Mais il est clair que, ce faisant, l'éducation ne crée pas l'esprit en l'autre, elle ne produit pas sa dimension de sujet : au contraire elle s'adresse à elle, considérant qu'elle est déjà là. A l'inverse, cela n'aurait aucun sens de vouloir éduquer un être que l'on considérerait comme étant, en lui-même, dépourvu de cette dimension intérieure. Attention donc à cette erreur fréquente, qui consiste à croire que l'éducation ou la culture apporteraient à l'homme une dimension spirituelle, qu'il n'aurait pas du tout par lui-même ; on ne peut éduquer ou cultiver qu'un esprit ! – qui doit donc être déjà là.
   Cela signifie que dialoguer avec quelqu'un (au sens du dialogue véritable), c'est par là-même le reconnaître comme étant, en soi, un être irréductible à sa dimension empirique, à ses caractéristiques contingentes et particulières ; ou, comme on pourrait dire également : comme un être en lequel l'esprit est déjà présent comme substance et capable de devenir sujet. En ce sens, adresser la parole à l'autre en vue de l'élever (ou de s'élever soi-même avec lui) vers le vrai, c'est lui rendre hommage, admettre et affirmer qu'il est un être d'esprit. – Donc même remarque que ci-dessus à propos de l'éducation, afin d'éviter une même erreur : la reconnaissance ne consiste pas à donner à l'autre une dignité (comme si, avant d'être reconnue, elle n'existait pas), mais à avouer, admettre que cette dignité est déjà là. Reconnaître c'est voir ce qui est déjà, et non pas créer ou produire.
   Une illustration célèbre en est donnée par Platon dans un passage du Ménon, où Socrate pose un problème de géométrie à un petit esclave (comment doubler la surface d'un carré?). Son but, en faisant cela, est de montrer que le vrai est déjà présent dans l'âme, et donc qu'apprendre ne consiste pas à recevoir des « connaissances » apportées de l'extérieur, mais à retrouver par soi-même et en soi-même le vrai par le pur raisonnement, comme si on rappelait un souvenir (c'est la fameuse théorie platonicienne de la connaissance comme réminiscence) ; et comme si, par conséquent, enseigner ne consistait pas à « remplir » l'esprit de l'élève en lui apportant des contenus de l'extérieur, mais à faire ressortir de son esprit ce qui y était déjà présent sous forme enveloppée, endormie ou « oubliée » (c'est la fameuse théorie platonicienne de l'enseignement comme maïeutique, ou « accouchement des âmes »). Mais l'essentiel pour notre propos est que, ce faisant, Socrate admet d'avance que le petit esclave a une âme, il lui reconnaît le statut d'être spirituel ; il part du principe que cet enfant peut atteindre le vrai par lui-même, à condition simplement qu'on l'y invite, qu'on lui montre pourquoi ses premières réponses sont fausses, et qu'on le pousse à chercher encore (Socrate ne jouant qu'un rôle « d'aiguillon », comme il le dit lui-même dans un autre texte de Platon, l'Apologie de Socrate).

 

Remarque : La reconnaissance de l'autre est ici d'autant plus remarquable qu'elle s'effectue à l'égard d'un esclave ; cela doit conduire, au passage, à ne pas caricaturer trop vite la pratique de l'esclavage par les Grecs (sans l'excuser pour autant) : cet épisode lu chez Platon montre que, si les esclaves étaient considérés juridiquement comme des instruments, des choses que l'on peut acheter, vendre, etc., cela n'empêchait pas qu'ils soient vus intellectuellement comme des êtres humains (ce qui le confirme c'est que de nombreux esclaves étaient employés à des fonctions d'instituteurs, secrétaires, voire ingénieurs, etc.). Certes il y a sans doute là une contradiction, quelque chose de bancal et moralement inadmissible (si toutefois on adopte une morale de style kantien ! car si on adopte une morale de style nietzschéen ce sera différent) ; mais cela montre qu'il est tout de même trop rapide et grossier de croire que pour les Grecs (et plus tard les Romains), les esclaves n'étaient pas des êtres humains.

 

   Ce qui apparaît ainsi, c'est aussi ce point essentiel, déjà mentionné en cours : alors que le dialogue au sens courant est électif et sélectif – puisque, reposant sur les particularités des individus, il ne s'établit pas avec n'importe qui –, le dialogue véritable ou dialectique est par nature destiné à s'établir entre tous et tous, puisqu'il implique, au contraire, que chacun mette ses particularités entre parenthèses. C'est la seule forme du discours et de l'échange qui, par principe, n'exclut absolument personne (pas même un petit esclave ne sachant ni lire ni écrire!). Et cela n'est rendu possible que par le but visé, à savoir le vrai universel. Répétons-le : seul ce qui est en soi, ab-solu, dé-lié de toute particularité, parce qu'il n'appartient à personne, peut être cherché et éventuellement atteint par tous. En cela se croisent et se lient les deux axes mentionnés au début de ce chapitre, le « vertical » et l'« horizontal » : le vrai lien avec l'autre n'existe que par le lien de chacun avec le vrai.

 

   Tout cela peut enfin inciter à revenir sur la façon de reconnaître l'autre, telle que nous l'avons vue présentée par Hegel dans sa Phénoménologie de l'esprit, non pas pour la rejeter purement et simplement, mais peut-être pour la relativiser. Ce que dit Hegel reste vrai, lorsqu'il avance que l'esprit se manifeste de manière radicale en plaçant sa dignité au-dessus de la survie physique ; et Platon en serait d'accord, il l'a même dit avant lui à sa façon : rappelons-nous que Socrate a choisi de se soumettre à la peine de mort plutôt que de préserver sa vie en s'évadant, comme ses amis l'y invitaient cf. Phédon). Mais il reste également que, chez Hegel, dans ce passage de son œuvre la reconnaissance est présentée comme unilatérale et obtenue de force : c'est une lutte à mort qui contraint l'un des deux à reconnaître l'autre. La raison en est sans doute que, justement, le face-à-face hégélien n'est pas médiatisé par un troisième terme qui serait désiré par les deux protagonistes, et qui étant universel, pourrait être possédé par les deux. Il n'y a rien dans ce face-à-face qui puisse rassembler les deux hommes, pas de dimension autre qu'eux, en laquelle il pourrait se tenir ensemble : chacun ne vise que soi-même, n'agit qu'en vue de son esprit à lui.
   Or le rapport à autrui impliqué dans la conception platonicienne du dialogue met en œuvre une reconnaissance qui, elle, apparaît comme non-violente, non pas extorquée mais accordée volontairement, et qui est nécessairement mutuelle, réciproque. Il ne s'agit pas de forcer l'autre à choisir entre s'identifier à sa choséité (devenir esclave) ou perdre totalement celle-ci (mourir), mais de le voir comme étant déjà irréductible à cette choséité, capable de la dépasser tout en la conservant, et de l'inviter à le faire – éventuellement en exerçant une certaine contrainte, mais qui vise à libérer, non à asservir. Et cela parce qu'il y a ici un troisième terme, qui n'est ni l'autre ni moi, et qui nous permet d'être ensemble devant lui et tournés vers lui : ce qui me rapproche de l'autre, ce qui permet le lien véritable, c'est qu'il y a quelque chose d'autre que nous entre nous.
   Saint-Exupéry n'avait donc peut-être pas tort de dire, même si c'est dans un registre un peu différent, que « s'aimer, ce n'est pas se regarder dans les yeux, c'est regarder ensemble dans la même direction »...

 

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Justice et vengeance

   Les deux notions se ressemblent, au point qu'il est facile de les identifier, ou de voir entre elles une simple différence de forme ; pourtant des différences essentielles pourraient bien apparaître, en y regardant de plus près.

Se venger signifie : infliger soi-même une violence en réponse à une violence que l'on a subie. Rendre ou faire justice semble signifier la même chose, sauf que la réaction n'est pas effectuée par soi-même, mais par un tiers (un juge). Ainsi la différence paraît ne résider que dans la forme : la justice ferait au fond la même chose que la vengeance, mais de manière mieux organisée et éventuellement plus modérée. Mais cette apparence commence à se dissiper, dès que l'on s'interroge sur le sens de la « réponse » apportée dans chaque cas.

Dans la vengeance, c'est l'individu lui-même qui estime 1) ce qui est violence et ce qui ne l'est pas, et 2) si cela réclame une réplique ou non, et laquelle. Et il effectue cette estimation selon ses caractéristiques particulières, son tempérament, ses coutumes, etc. Ce que l'on m'a fait est-il une violence, et si oui jusqu'à quel point ? Cela appelle-t-il une réplique, et si oui de quelle ampleur ? C'est ma sensibilité qui en décide, selon sa plus ou moins grande susceptibilité, c'est elle qui juge ce qui est violent ou pas : ce qui est violent, c'est ce qui me fait mal, me blesse, moi, en tant que pur individu, mais aussi en tant que membre de tel groupe auquel je suis attaché par ma sensibilité (famille, amis, etc.) : car le mal qui frappe quelqu'un qui m'est proche m'atteint moi aussi. Plusieurs conséquences en découlent, qui montrent bien l'essence de la vengeance.

- La même chose sera perçue par certains comme un tort extrêmement grave, et par d'autres comme un tort peu important ou même nul ; la réaction va donc être fort variable d'un individu (ou groupe d'individus) à l'autre. Ce qui est grave ou non est décidé en fonction de critères particuliers et variables.

- La même chose sera perçue comme méritant vengeance ou non, selon l'identité de celui qui a subi le tort (ou ce qui est estimé tel) ; on ne venge que soi-même, ou un de ses proches : ce qui arrive à un inconnu, ou à quelqu'un avec qui on n'est pas lié par la sensibilité, peu importe.

- En outre le sens de la réaction est de faire mal à celui qui a fait mal ; de même que c'est la sensibilité de la « victime » qui a été blessée, de même c'est la sensibilité du « coupable » qui doit être atteinte en retour. Du coup, dans la logique de la vengeance, tous les moyens sont bons, du moment qu'ils permettent d'atteindre ce but : c'est pourquoi il est conforme à cette logique de s'en prendre aux proches de quelqu'un, pour lui « faire payer » ce qu'il a fait, même si ces proches n'ont commis eux-mêmes aucun tort. – Ainsi par exemple, il est (ou il était) assez courant, dans la mafia sicilienne, de « punir » quelqu'un en tuant l'un de ses enfants, ou sa femme, etc. ; certes cet enfant ou cette femme étaient « innocents », en ce sens qu'ils n'avaient rien fait, mais quelle importance, du moment que leur mort va faire mal à celui que l'on vise ?

- La vengeance, de ce fait, est en soi un processus sans fin, puisque chaque violence en appelle une autre. J'ai blessé la sensibilité de quelqu'un, il a blessé la mienne en retour : cela va-t-il s'arrêter là, peut-on dire qu'on est quitte ? D'une part c'est la sensibilité qui en décide, c'est moi qui estime si ce que j'ai fait méritait une réplique ou pas, ou si la blessure que j'ai reçue en retour était proportionnée ou pas ; si j'estime que non, je vais me considérer victime et je vais répliquer à la réplique, et ainsi sans fin. D'autre part, dans tous les cas, ce que je reçois n'est que l'expression de la sensibilité particulière de l'autre : ma sensibilité n'a aucune raison de s'incliner devant une autre sensibilité, toute blessure que je reçois réclame vengeance. Ainsi la vengeance peut-elle se transmettre de génération en génération entre deux « clans », car elle n'a aucune raison de s'arrêter. NB : c'est pourquoi Girard voit la violence comme un phénomène contagieux, un...virus qui ne cesse de se perpétuer et de se répandre.

Selon la logique de la justice, tout est différent. Qu'est-ce qui constitue une violence, et jusqu'à quel point, qu'est-ce qui doit entraîner une réplique, et sous quelle forme, tout cela est décidé non pas par la sensibilité individuelle ou collective, mais par des règles, des principes. Ce qui doit être interdit ne coïncide pas forcément avec ce qui est douloureux, ce qui est mal n'est pas identique à ce qui fait mal. Pour savoir ce qui est interdit ou autorisé, on s'efforce de voir ce qui est, en soi-même, bien ou mal, ce qui est conforme ou pas avec une certaine idée de la personne humaine. Par conséquent :

- La justice prend la forme et la réalité d'une institution, c'est-à-dire d'une instance qui représente des principes, des idées (et non pas des intérêts, des désirs, ni même des coutumes). Le mot « justice », en français, désigne à la fois un ensemble de principes et l'organe politique qui veille sur leur respect (l'appareil judiciaire). Du coup, les rapports entre les individus sont médiatisés par cette instance qui reste « à part », qui ne se confond avec aucun d'eux ; les individus ne sont plus directement face à face avec leurs particularités respectives, on ne laisse pas leurs relations dépendre de leurs particularités.

- La justice, elle aussi, répond à la violence, mais pour une autre raison que la vengeance. Ce qu'elle regarde, ce n'est pas la blessure subie par la sensibilité de la victime, mais la blessure subie par sa dignité, ie par son statut de personne. Les deux choses, ma sensibilité et ma dignité, sont très différentes, et ce qui blesse l'une peut très bien ne pas blesser l'autre ; par exemple si on me vole quelque chose dont je n'avais plus besoin, et qui m'encombrait, cela n'est pas une blessure pour ma sensibilité, pour mes désirs et intérêts personnels (au contraire, même, puisque cela m'arrange !), mais c'est pourtant une atteinte à ma dignité, et du coup cela mérite une réponse, une punition. Quelle punition ? Ce n'est pas non plus à moi d'en décider, mais à une règle générale. C'est logique, puisqu'au fond ce n'est pas non plus à moien tant que tel individu pris dans ses particularités, que le tort a été fait, mais à moi en tant que personne en général (le tort serait le même s'il avait été fait à quelqu'un d'autre). De même, il est logique que la punition (quelle qu'elle soit) ne soit pas effectuée par moi ni par un de mes proches, mais au contraire, par quelqu'un qui n'a rien à voir avec moi, qui sert et représente un principe, et qui n'agit qu'au nom de ce principe. – Ce point est un bon moyen de prendre conscience du sens de l'idée de justice, et de sa différence avec la vengeance : ce n'est pas à la victime elle-même de décider si ce qu'on lui a fait est punissable ou pas, ni de ce que doit être la punition, ni de l'infliger ; l'individu est dépossédé du pouvoir de juger et de réagir par lui-même à ce que lui-même subit. Il y a là quelque chose de troublant, qui mérite d'être réfléchi : car cela peut paraître « injuste », alors qu'en vérité c'est la condition même de la justice.

- Par conséquent le sens de la réponse à la violence (punition) n'est pas non plus de donner à la victime une sorte de dédommagement ou de « remboursement », en infligeant une souffrance au coupable. Le but de la punition n'est pas de satisfaire la sensibilité de la victime, son désir de voir le coupable « payer » pour ce qu'il a fait. Si c'était le cas, on retomberait dans la logique de la vengeance, la justice effectuerait seulement une sorte de vengeance par procuration, elle vengerait la victime à la place de celle-ci ; or on commet cette confusion et cette faute, lorsque par exemple, à la suite d'un procès, on vient demander aux victimes (ou à leurs proches) si elles sont satisfaites par le verdict, comme si le procès devait avoir pour but de leur donner satisfaction à elles, et comme si c'était aux victimes de juger le juge, d'estimer ce qui est juste ou pas. Il faut ici maintenir ce principe, qui répugne à la sensibilité mais que la raison impose : le fait d'être victime ne donne aucun titre à être juge. Bien sûr, si le coupable reçoit une punition inférieure à ce que la victime aurait souhaité, il peut en résulter pour celle-ci une grande douleur, un « sentiment d'injustice » ; mais ce sentiment, qui est particulier, variable, contingent, ne peut pas être pris comme critère de ce qui est juste ou pas ; tout l'esprit de la justice consiste précisément à faire en sorte que ce ne soit pas la douleur, l'émotivité, la sensibilité, qui décide de ce qui doit être fait. – La justice n'a donc pas pour sens de venger celui qui n'en est pas capable par lui-même, ni d'exercer une vengeance mieux organisée, plus efficace ou plus modérée, mais bien de remplacer la logique de la vengeance par une autre.

 

Remarque : On peut se demander si la frontière entre vengeance et justice n'est pas également brouillée, lorsque l'on dit que la justice est rendue au nom de la « société », ou au nom du « peuple ». Dans ce cas en effet, c'est seulement quelque chose de particulier, ayant ses besoins et ses intérêts propres, qui est invoqué comme fondement, et non pas un principe « transcendant », indépendant des lieux et des temps (ce qui est bien ou juste tout court). Dans cette mesure, quelle différence reste-t-il entre faire justice et venger la société ? Est-ce la justice qui doit être un instrument pour la société, ou l'inverse ?

Je replace ici deux textes, dont chacun des auteurs avance une thèse différente sur ces questions ; il est intéressant de les (re)lire et de tenter d'extraire les réponses qu'ils suggèrent respectivement.

«Si la culture a établi le commandement de ne pas tuer le voisin que l'on hait, qui nous fait obstacle et dont on convoite les biens, cela fut manifestement dans l'intérêt de la vie en commun des hommes qui, autrement, serait impraticable. Car le meurtrier attirerait sur lui la vengeance des proches de la victime du meurtre et la sourde envie des autres, qui intérieurement se sentent tout autant enclins à un tel acte de violence. Il ne jouirait donc pas longtemps de sa vengeance ou de son butin, il aurait bien au contraire toute chance d'être lui-même bientôt abattu. Quand bien même, grâce à une force et à une prudence extraordinaires, il se protégerait d'un adversaire isolé, il ne pourrait que succomber à une union d'adversaires plus faibles. Si une telle union ne se constituait pas, la pratique du meurtre se prolongerait indéfiniment. »

S. Freud, Malaise dans la civilisation

« Je dis que le respect de la vie d'autrui n'est pas un devoir social, attendu qu'il existe indépendamment de l'existence ou de la nature d'une société quelconque. Quand un homme tomberait de la lune, vous n'auriez pas le droit de le torturer ni de le tuer. De même pour le vol ; je m'interdis de voler qui que ce soit ; j'ai la ferme volonté d'être juste et charitable envers mes semblables, et non pas seulement envers mes concitoyens (...). La société n'a donc rien à faire ici ; elle ne doit pas être considérée".

Alain, Propos, I

- Enfin, la justice est censée mettre fin à la violence de façon définitive (alors que la vengeance appelle la vengeance et n'a aucune raison de s'arrêter). Un individu commet une violence, il est jugé et puni, et c'est terminé : la punition n'appelle pas de violence en retour. Mais pourquoi ? L'explication « pragmatique » et utilitaire consiste à dire que, si le puni ne réplique pas à la punition qu'il reçoit et qui, en un sens, est une violence à son égard, c'est parce qu'il a en face de lui une force (celle de l’État) tellement supérieure à la sienne, que de toute façon il ne peut pas se venger. C'est effectivement vrai, mais cette raison est-elle la plus essentielle ? Une explication plus subtile consiste à considérer que, autant un individu n'a aucune raison de s'incliner devant la sensibilité d'un autre, autant il a une vraie raison de s'incliner devant un principe ; dans la punition, ce n'est pas seulement une force supérieure qui a terrassé la sienne, mais avant tout une idée du bien, qui n'appartient à personne, et dont les représentants (les juges), en le jugeant coupable, ont reconnu sa dignité de sujet fondamentalement libre et responsable de ses actes (plutôt que de le traiter comme un animal malfaisant). – La vengeance est un rapport entre des forces ; la justice est un rapport entre un principe et un sujet.

 

 

 

Cours KH

 

La connaissance

I/ Empirisme et scepticisme

Empirisme : toute connaissance provient de l'expérience ; expérience : rapport direct avec la réalité sensible, et par conséquent, accès à un certain nombre de cas particuliers, nécessairement fini. Les facultés mobilisées sont la perception sensible et la mémoire.

Selon l'empirisme tous nos concepts, toutes nos idées, tous nos principes, bref toutes nos penséeset toutes nos connaissances seraient tirées de l'expérience ; l'esprit est vu comme étant, en lui-même, une tabula rasa(table rase, ou tablette vierge), sur laquelle viendraient s'inscrire peu à peu des idées et connaissances, à la suite de l'expérience. Cf. référence principale J.Locke, Essai sur l'entendement humain, II.

[NB : Une des conséquences essentielles de ce point de vue est qu'il ne peut y avoir aucune connaissance de tout ce qui échappe par nature à l'expérience, ie de tout ce qui est radicalement inaccessible au moyen des sens. Autrement dit, il ne peut y avoir de connaissance métaphysique].

Or connaître = connaître la cause, et non seulement constater la présence et le nombre de tels et tels cas particuliers (cf. cours sur l'allégorie de la caverne de Platon, à propos de la pseudo-sagesse).

Aristote, Métaphysique, A,1 : la différence entre le savant et l'homme d'expérience.

Double problème :

a) les sens peuvent être trompeurs ; de surcroît certaines réalités de nature sensible échappent constitutivement à l'observation, puisque le simple fait de les observer les modifie (cf.p.ex.W.Heisenberg, La nature dans la physique contemporaine :impossible de voir directement un électron, puisque, pour le voir il faut l'éclairer, c'est-à-dire le bombarder de photons, ce qui l'altère).

b) Surtout : même si l'objet est vu de manière juste, le lien causal qui permet de le connaître et de le comprendre échappe à toute saisie perceptive (cf. Platon, Rép.VII là encore).

En prétendant extraire des liens logiques, universels et nécessaires, ie des lois, à partir de l'expérience, l'empirisme croit tirer d'elle ce que, en vérité, elle ne peut donner. Il n'y a pas de continuité entre un nombre de cas, si grand soit-il, et l'universel exigé par la loi, dont il n'y a pas d'expérience possible. En effet, on ne peut faire l'expérience que d'un certain nombre de cas, alors que la connaissance exige que l'on sache comment les choses se passent dans tous les cas (par exemple : tous les corps s'attirent toujours en raison de leur masse et de l'inverse du carré de leur distance [Newton, loi de la gravitation universelle]) ; de même, l'expérience nous montre seulement que les choses se passent d'une certaine façon, mais elle ne peut pas nous dire si les choses n'auraient pas pu se passer autrement. Il y a donc un double déficit de l'expérience, par rapport aux réquisits de la connaissance : un déficit d'universalité et un déficit de nécessité (les deux étant liés). Bref : la science réclame infiniment plus que ce que l'expérience peut fournir.

D'où la critique de l'empirisme par Hume (Enquête sur l'entendement humain, IV, 2): la répétition des « expériences » ne permet pas de dégager des liens nécessaires et universels entre les choses, elle crée seulement en nous une habitude de les voir se succéder d'une certaine façon . Nos « lois » physiques indiquent seulement comment nos perceptions se lient en nous, et non comment les choses sont liées entre elles (si elles le sont). En termes platoniciens, cela signifie que l'expérience ne peut engendrer aucune science, mais seulement des opinions droites (comme les prisonniers habiles qui dans l'allégorie, arrivent à deviner quelles ombres vont apparaître).

Mais comme Hume reste fidèle au principe de l'empirisme, sa critique débouche sur le scepticisme : toute connaissance doit provenir de l'expérience, et comme l'expérience ne peut fournir rien d'universel et de nécessaire, il en résulte que la science, qui requiert l'universel et le nécessaire, est impossible. Hume se présente ainsi comme un empiriste conséquent.

Mais cela suppose justement que l'expérience est première, source. Or peut-être est-elle bien plutôt elle-même résultante et construite, ce qui relance la question de la possibilité de la connaissance : c'est la proposition de Kant, dans sa célèbre Critique de la raison pure.

II/ Kant et l'idée de « critique de la raison pure »

Au lieu de postuler que nos idées et jugements découlent de l'expérience, il faut comprendre, selon Kant, que l'expérience suppose  en vérité bien des choses : elle est le résultatde la rencontre entre un « donné extérieur » et nos facultés de perception et de jugement.

Ces dernières précèdent l'expérience et la rendent possible : elles sont a priori, dit Kant,et n'en dépendent pas (ce qui découle de l'expérience est, au contraire, appelé a posteriori).

Pour savoir si nous pouvons connaître et ce que nous pouvons connaître, il faut donc examiner le sujet et ses facultés, et non pas se précipiter directement sur les objets eux-mêmes ; autrement dit, il faut examiner nos instruments de connaissance, afin de déterminer ce qu'ils sont capables de saisir. C'est l'idée de «critique », que Kant compare à la « révolution copernicienne » parce qu'il s'agit de changer le centre de référence : ce n'est plus l'objet mais le sujet. On va donc mener une recherche «transcendantale », qui porte sur les conditions de possibilité de l'objectivité elle-même; « avant » tout objet, il y a ce qui nous permet d'accéder à des objets quels qu'ils soient : c'est cela que la Critique kantienne veut étudier.

Prétendant ainsi se situer en amontde tout ce qui se présente comme connaissance, la Critique de la raison pure va permettre de soumettre à un examen radical, dans le même mouvement, aussi bien l'empirisme que le scepticisme; (Critique de la raison pure, Analytique transcendantale, II, 14 : critique de Locke et de Hume).

Kant distingue et étudie ainsi les formes a priori de la sensibilité, espace et temps (Esthétique transcendantale), et les formes a priori ou concepts de l'entendement(Analytique transcendantale) [NB : les idées de la raison, seulement régulatrices, sont ici laissées de côté].

Nous pouvons accéder aux phénomènes, ie aux choses telles qu'elles nous apparaissent dans les formes a priori de la sensibilité, et non aux choses en soi ou noumènes. Et nous pouvons y « accéder » pour la bonne raison que les phénomènes, loin d'être des choses qui existeraient sans nous et indépendamment du regard que nous portons sur elles, sont constituéspar nous, ils résultent d'une mise en forme que notre subjectivité impose au « divers sensible », à la masse informe des données des sens. NB :la subjectivité dont il s'agit ici n'est pas la subjectivité empirique(contingente et particulière, variable d'un individu à l'autre, psychologique), mais la subjectivité transcendantale(identique chez tous les individus, universelle).

Et les phénomènes peuvent être connus, ie reliés entre eux de manière universelle et nécessaire, car notre entendement contient en lui-même les concepts qui permettent de le faire. Tout particulièrement : la catégorie de la cause ;que tout ait une cause, ce n'est pas là une simple habitude héritée de l'expérience, comme l'avançait Hume, mais une exigence de l'entendement – une exigence logique, qui est là avanttoute expérience, et qui rend l'expérience possible. Nous savons, hors de toute expérience, que tout a une cause, et nous allons vers chaque chose en lui demandant : quelle est la tienne ? Il y a donc de l'universel et du nécessaire, mais en nous, non pas sur le mode d'une réalité extérieure ; et cela non pas en tant que simple habitude psychologiquecomme le pense Hume, mais en tant que formes logiquesindépendantes de toute habitude (= subjectivité transcendantale).

Mais cet universel est en lui-même « vide », il doit « s'appliquer » à ce que fournit la sensibilité, seule capable d'accéder à des contenus (= des « intuitions ») que l'entendement puisse mettre en forme : « Les intuitions sans concepts sont aveugles, les concepts sans intuitions sont vides ». Donc l'esprit n'est pas complètement vide, comme le supposent les empiristes qui croient que ce sont les sensations, les intuitions sensibles qui viennent engendrer les idées, ie donner un contenu (les pensées) à un esprit (la pensée) qui, de lui-même, n'en aurait pas ; en vérité selon Kant, notre esprit a déjà par lui-même des concepts a priori. Mais ces concepts a priori, comme celui de causalité, sont vus par Kant comme de simples formes, des sortes de cadres, qui vont mettre de la nécessité, de l'ordre, des liens, dans la masse des intuitions sensibles. Il ne peuvent que « s'appliquer » à un contenu dont ils sont eux-mêmes dépourvus, et qui ne peut être fourni que par la sensibilité.

Ainsi chez Kant l'esprit est plein, par lui-même, de concepts en eux-mêmes vides: sont ainsi exclus dans le même mouvement l'empirisme et le scepticisme (une science des phénomènes est possible – comme en témoigne l'existence de la physique newtonienne) et la métaphysique (impossible de connaître autre chose que les phénomènes – comme en témoigne, selon Kant, le « piétinement » de cette discipline depuis sa naissance, cf. Préface de la 2e édition de la Critique de la raison pure).

Chacun de ces deux points est maintenant à examiner de plus près.

III/ La science moderne : but, méthode et limites

1) But

Connaître les causes, c'est connaître les lois d'après lesquelles les choses se passent toujours et nécessairement.
Mais il existe une pluralité de lois et une immense variété de phénomènes. Pour que la science soit pleinement réalisée, il faut donc que soit remplie une double exigence :

D'une partque tous les phénomènes soient connus, ie que l'on en connaisse les lois. Tant que certains phénomènes ne se laissent pas subsumer sous des lois, la science est imparfaite, inachevée. → Premier genre de manquement possible : que l'on soit incapable de formuler des lois pour certains phénomènes (jusqu'à un certain point, cas des phénomènes évoqués par Heisenberg (op.cit.), objets de « lois » seulement statistiques).

D'autre part, que les diverses lois soient liées entre elles de manière systématique, et donc ramenées à l'unité, comme découlant toutes d'un même et unique principe ; sinon, chaque loi reste comme un immédiat, dont on ne sait pourquoi il est ainsi et non autrement (par exemple : pourquoi les corps s'attirent-ils en raison de leur masse et de l'inverse du carré de leur distance, plutôt qu'autrement?) ; plus il y a de lois non liées entre elles, non déductibles à partir d'autres lois, plus il y a de contingence et moins il y a science. → Deuxième genre de manquement possible : qu'il y ait des lois que l'on ne parvient à faire découler d'autres lois plus générales. Concrètement, cela signifie qu'il y aura éventuellement des sciences, au pluriel, chacune parvenant à subsumer tous les phénomènes d'un certain genre sous l'unité d'une loi fondamentale ; mais si les lois fondamentales de chacune des sciences ne sont pas, à leur tour, subsumées sous une seule même loi, qui les engloberait toutes, elles restent inexpliquées, non connues (on sait juste qu'elles sont « comme ça », sans pouvoir les justifier), et il y aura un déficit de scientificité. L'idée même de science implique qu'il n'y en ait qu'une, ou, ce qui revient au même, que toutes les sciences ne soient que des cas particuliers de la science (une, totale, globale), dérivables à partir de celle-ci.

Le but final de la connaissance scientifique peut alors s'énoncer ainsi : expliquer le plus grand nombre possible de phénomènes (ie tous) à l'aide du plus petit nombre possible de principes (ie un seul). Ainsi selon S. Hawking, Une brève histoire du temps: situation actuelle de la science = présence de deux grandes théories ou corps de lois, ayant chacune à sa « tête » un principe unique qui la fonde : la théorie de la relativité générale (Einstein) et la physique quantique (Planck) ; mais ces deux principes ne peuvent encore être réunis en un seul, et l'effort actuel est de parvenir à cette unité.

Remarque : c'est le sens du « principe d'économie », qui stipule que la meilleure explication est celle qui fait intervenir le moins de principes et de facteurs (on l'attribue souvent à Guillaume d'Ockham). Ce principe ne répond pas tant à un souci de commodité ou de clarté qu'à un requisit constitutif de la scientificité elle-même. La science n'est pas seulement plus simplemais plus science, en se montrant « économe » en principes, et en cela réside la vraie supériorité d'une théorie scientifique sur une autre. Exemple, en astronomie : système de Ptolémée (géocentrique) / système de Copernic (héliocentrique) ; le premier peut rendre compte des mêmes phénomènes que le second, mais au prix d'une surenchère d'hypothèses (périhélies, etc.), et il est en cela moins scientifique. Il n'y a de nécessité et donc de scientificité que s'il y a unicité du fondement, et en ce sens simplicité.

2) Méthode : l'expérience au sens scientifique

Ce sens est à distinguer de l'expérience au sens courant. Alors que dans celle-ci on part de l'observation de la réalité, sans la modifier, pour en inférer tel ou tel « principe » ou idée, dans l'expérience scientifique la réalité extérieure est agencée de manière précise et volontaire, afin d'en tirer des réponses aux questions que l'on s'est préalablement posées à partir des seules exigences de la raison (donc a priori, au sens kantien). Une expérience scientifique est construite de toutes pièces, et c'est parce qu'elle est artificielle qu'elle nous apprend quelque chose sur le réel. Au contraire l'expérience courante, « naturelle » et « spontanée », livrée à la contingence des circonstances et des rencontres, ne peut être source de connaissance véritable, mais tout au plus d'opinions droites (cf.Platon, Rép.VII sur ce point).

L'expérience au sens courant joue toutefois un rôle : par les répétitions qu'elle donne à voir, elle incite l'esprit à chercher une régularité et une légalité (= la présence de lois), qu'elle ne peut cependant pas elle-même fournir; elle est ainsi un « aiguillon », elle pousse à aller au-delà d'elle-même.

On peut alors proposer le schéma suivant :

a-L'expérience courante manifeste une apparence ou une image de régularité : on constate de nombreuses fois que tels et tels phénomènes se déroulent de telle manière, et dans tel ordre.

b-Elle incite ainsi la raison à formuler des hypothèses, ie des « propositions de lois » : tout semblese passer comme siles phénomènes se déroulaient conformément à une certaine règle, et non pas de façon aléatoire. L'expérience ne permet pas de l'affirmer, mais elle invite à se le demander, à chercher la règle en question, et à en établir une formulation : une hypothèse de loi.

c-L'expérience scientifique permet de mettre à l'épreuve les hypothèses, en tant que dispositif construit, pensé, méthodique, excluant artificiellement certains paramètres pour ne laisser jouer que certains autres, etc. Exemple : les expériences au niveau des particules élémentaires requièrent la construction d'accélérateurs gigantesques (et coûteux!), placés sous terre pour éviter les interférences des particules présentes naturellement dans l'atmosphère ; on voit bien là à quel point l'artifice est condition de l'accès au réel, et à quel point l'expérience scientifique est foncièrement différente de l'expérience courante. [NB :« L'expérience » serait un assez beau sujet de dissertation... Pour le traiter convenablement, il serait indispensable de connaître et étudier cette distinction].

d-La raison tire les conclusions de ce qui se passe à l'intérieur et dans les limites de ce dispositif expérimental. Quant à ces conclusions, attention ! Que peut-on conclure à l'issue d'une expérience scientifique ? Si les choses se sont passées autrement que ne le prévoyait l'hypothèse de loi, cette dernière est infirmée. Mais si tout se passe conformément à ce que l'hypothèse prévoyait, cela n'autorise cependant pas à dire que cette dernière est confirmée oudémontrée, mais tout au plus qu'elle n'est pas infirmée ce qui est différent. En effet, autant un seul contre-exemple suffit pour montrer la fausseté d'une loi, autant un nombre même élevé d'expériences concluantes n'autorise pas à affirmer la justesse d'une loi, puisque cette dernière doit être valable pour tousles cas, et non seulement pour un seul, ou dix, ou cent, mille, etc..

Comme on le voit c'est ici la raison qui encadre l'expérience, la précède et lui succède, posant les questions et déduisant les réponses, loin de se laisser « conduire en laisse » (Kant, Critique de la raison pure) par elle.

3) Limites de la connaissance scientifique (sens moderne)

On peut penser d'abord à un certain type de limite, concernant le genre d'objets qui relève de son champ : n'est connaissable scientifiquement que la réalité physique, ou les formes abstraites de cette réalité (c'est-à-dire les idées mathématiques, cf. Platon, Rép.VI, première section du domaine de l'intelligible).

Mais plus radicalement, c'est sa constitution interne elle-même qui peut être considérée comme étant une forme subordonnée de la pensée – une pensée qui ne parvient pas à en être pleinement une. Platon, déjà, le laissait entendre, par la hiérarchie mise en place au livre VI de la République, qui le conduisait à dire que même les mathématiques ne sont pas une science au sens plein de ce terme (cf. encadré ci-dessous).

Mathématiques dans le livre VI de la Républiquede Platon: Les nombres et figures, étudiés par l'arithmétique et par la géométrie, sont des intelligibles, invisibles aux sens, accessibles seulement à l'esprit. Aucun nombre, cercle, triangle, etc., pleinement conforme à sa définition, « pur », n'existe dans le monde sensible. Or c'est seulement avec de tels objets purs, « abstraits », qu'existent des liens logiques et nécessaires absolument stricts ; dès qu'il y a du sensible, de la matière, il y a du même coup de la contingence, de l'approximation.

Pour Platon il n'y a donc pas de vraie connaissance possible du sensible ; au contraire dans le monde intelligible, p.ex. mathématique, la pensée est enfin seule avec elle-même, « chez elle » ; c'est là seulement qu'elle a affaire à des objets conformes à sa nature, ce qui peut être non seulement constaté (« voir que », « savoir que »), mais connu, compris.

Mais si les idées mathématiques sont bien distinctes des choses sensibles, ce sont cependant des idées de choses sensibles; ce sont les formes intelligibles du sensible. Ex : aucune chose sensible n'est vraiment carrée, mais être carré n'a de sens que pour des choses sensibles (l'âme, par exemple, n'est pas qualifiable, même approximativement, par de telles déterminations).

Les formes ou idées mathématiques ne sont donc pas radicalement déliées du sensible (dans l'allégorie, on voit que les objets correspondant à cette forme de pensée sont les animaux et choses « réels », ie les formes « parfaites » et « premières » du sensible). Elles permettent de dire comment les choses sont et pourquoi elles sont ainsi (liens logiques mathématiques), mais non ce qu'elles sont (essence). En outre la pensée mathématique est obligée de partir de principes hypothétiques, ie qui permettent de fonder des propositions qui en découlent, mais qui ne sont pas elles-mêmes fondées, déduites, et qui ne peuvent pas l'être : axiomes, postulats C'est pourquoi les mathématiques ont chez Platon un rôle essentiellement propédeutique : en accoutumant l'esprit à prendre en vue l'intelligible extrait du sensible, elles préparent à la conception de l'intelligible pur et simple : l'essence, autrement dit à la dialectique.

Heidegger, dans un propos célèbre, permet de préciser encore cette idée.

Texte de Heidegger, "La science ne pense pas" (extrait d'une interview dans laquelle l'auteur revient sur le passage d'une de ses conférences, « Qu'appelle-t-on penser ? », in Essais et conférences, 1954).

Comment peut-on dire que la science, au sens moderne de ce mot, ne pense pas ? Il faut entendre par là qu'elle ne pense pas vraiment. Ce qui le montre, c'est son incapacité à définir, ie à saisir l'essence, le « ce que c'est » (ce qu'estle temps, l'espace, le mouvement) et même à s'interroger sur elle ; cela non seulement à propos des concepts que la science utilise, mais plus grave encore, à propos d'elle-même : la question « qu'est-ce que la physique ? » n'est pas une question faisant partie du champ d'interrogations possibles pour la physique ; la physique est donc une pensée qui s'échappe à elle-même, ne peut dire ce qu'elle est, et ne peut même pas se le demander ! Elle ne pense donc pas vraiment. En disant cela, Heidegger fait implicitement de la réflexivité (capacité à se prendre soi-même pour objet) une condition essentielle de la vraie pensée. Plus radicalement encore, cela revient à contester la scientificité de la « science » : une science qui ne sait rien d'elle-même, et qui ne peut même pas s'interroger sur elle-même, se demander ce qu'elle est, ne peut pas être science au sens plein du terme.

NB : même si Heidegger ne mentionne nommément que la physique, la critique vaut aussi, telle quelle, pour les mathématiques : c'est bien le cœur de toute « science » au sens moderne qui est visé.

S'esquisse par là, en creux, les contours d'une « vraie science » : elle doit connaître non seulement des ob-jets, mais aussi elle-même en tant qu'activité de les connaître. Comme le texte heideggerien le laisse entrevoir, cette nécessaire réflexivité n'est possible que pour la pensée philosophique. Cette dernière est la seule forme de pensée capable de se prendre elle-même pour objet, de se définir et se comprendre elle-même. Est-ce à dire que seule la philosophie est susceptible d'être science au sens strict, ie un savoir en lequel il ne reste rien de non-su ?

4/ La connaissance métaphysique

La critique de Hegel à l'égard de la « critique » de Kant. Extrait de la Science de la logique (§10): [NB : j'ai laissé en « grisé » certains morceaux qui risquent d'obscurcir la compréhension, et que l'on peut donc sauter sans inconvénient]

« Un thème principal de la philosophie critique [ie la philosophie de Kant] est qu'avant d'entreprendre de connaître Dieu, l'essence des choses, etc., il y aurait à examiner préalablement la faculté de connaître elle-même, pour savoir si elle est capable de s'acquitter d'une telle tâche ; on devrait préalablement apprendre à connaître l'instrument, avant d'entreprendre le travail qui doit être réalisé par le moyen de ce dernier ; sinon, au cas où il serait insuffisant, toute la peine serait prise en pure perte. Cette pensée a paru si plausible qu'elle a suscité la plus grande admiration et approbation, et a ramené la connaissance, de son intérêt pour les ob-jets et de son occupation avec eux, à elle-même, à l'élément formel. Si pourtant l'on ne veut pas s'illusionner avec des mots, il est facile de voir que l'on peut bien éventuellement examiner et apprécier d'autres instruments d'une autre manière qu'en entreprenant le travail propre auquel ils sont destinés. Mais l'examen de la connaissance ne peut se faire autrement qu'en connaissant ; dans le cas de ce prétendu instrument, l'examiner ne signifie rien d'autre que le connaître. Mais vouloir connaître avant de connaître est aussi absurde que le sage projet qu'avait ce scolastique, d'apprendre à nager avant de se risquer dans l'eau ».

Hegel

La critique de Hegel porte donc sur la méthode de Kant, comme on le voit dans ce texte, mais aussi et par conséquent sur ses résultats.

1) méthode : Kant veut examiner nos moyens de connaissance, avant de les mettre en œuvre et de tenter de connaître effectivement tels ou tels objets (c'est la méthode « transcendantale »). Or, dit Hegel, c'est une « fausse bonne idée », et même une idée un peu absurde, puisqu'il s'agirait de connaître nos moyens de connaître pour ensuite seulement connaître effectivement : donc cela reviendrait à vouloir « connaître avant de connaître ». Autrement dit, Kant croit se situer avant toute connaissance, alors qu'en fait, il est déjà en train de connaître ; il veut connaître nos instruments de connaissance avant de les utiliser, alors que le fait de les connaître revient à les utiliser déjà. Cette idée d'un « avant » est donc illusoire, et, du coup, tout l'examen fait par Kant est faussé dès le départ.

2) résultats : l'examen fait par Kant débouche sur l'impossibilité de toute connaissance métaphysique ( = d'objets inaccessibles par les sens, tels que l'âme, l'essence des choses, etc.). Or l'objet que Kant prétend étudier, et dont l'étude débouche sur ce résultat, est lui-même un objet inaccessible par les sens : la raison humaine, ses éléments (les « formes a priori »), son fonctionnement, etc. Donc Kant se contredit, en quelque sorte : il affirme qu'on ne peut connaître que des objets fournis par les sens, mais ce qui lui permet d'affirmer cela, c'est la connaissance de quelque chose qui n'est pas fourni par les sens (l'esprit humain). Donc finalement, selon Hegel, Kant n'a pas démontré que la connaissance métaphysique est impossible ; sa « démonstration » se contredit elle-même. Ensuite Hegel développera l'idée que, non seulement la connaissance métaphysique est possible, mais que c'est même la seule connaissance vraiment digne de ce nom.

Selon Hegel il faut donc reconnaître et affirmer la capacité de la raison à saisir l'essence des choses, ce qu'elles sont en elles-mêmes ; et même que, plus les choses (Sachen) sont identiques à leur essence, plus elles sont nécessaires et donc connaissables ; or ce n'est le cas que des réalités purement intelligibles – à l'inverse : les réalités dans lesquelles il entre du sensible comportent nécessairement un écart entre leur essence et leur être-là, entre l'universel dont elles relèvent et la singularité particulière qu'elles constituent, et sont ainsi grevées de contingence.

On peut extraire ici un raisonnement en 3 points :

- seul le nécessaire est connaissable (sur ce point comme bien d'autres, reprise d'Aristote : « il n'y a de science que du nécessaire »).

- or seul l'intelligible est pleinement nécessaire [NB : en ce sens les maths sont davantage une science que la physique].

- donc seul l'intelligible est pleinement connaissable, et il ne l'est que comme connaissance de soi par soi : l'intelligence de l'intelligible n'est pas une activité qui lui serait « appliquée » du dehors, mais est sa propre activité, l'intelligence n'étant que l'intelligible réalisant sa propre essence.

L'opposition sujet-objet, constitutive de la finité des « sciences » au sens moderne, est alors dépassée. Le savoir absolu est savoir de l'absolu, au double sens du génitif : il a l'absolu pour ob-jet (la pleine coïncidence avec soi) et il a l'absolu pour sujet (la source du savoir n'est nulle part ailleurs qu'en lui-même).

Rien d'étonnant alors à ce que Hegel voie dans la philosophie (comme métaphysique) la seule vraie science, et que son Encyclopédie des sciences philosophiques (le titre lui-même est révélateur) se conclue par une citation de la Métaphysique d'Aristote (L, 7)affirmant l'identité de l'intelligible et de l'intelligence, et définissant l'absolu comme être en acte, « pensée de la pensée ».

L'entreprise hégélienne donne ainsi de précieux outils de réflexion sur l'idée de science et sur les différentes formes de pensée qui prétendent l'incarner ; mais elle nous laisse devant la même question qu'Aristote : si la science au sens plein du terme n'est possible que pour l'absolu, n'est-elle pas radicalement hors de portée de l'homme ?

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L'un, l'être et les êtres

Il s'agit ici de regarder de plus près ce que signifie « être », et de voir dans quelle mesure il y a un lien entre ces deux notions : l'être et l'un. – On ne prétend évidemment pas faire le tour de ces questions très vastes et très difficiles, mais seulement donner quelques bases permettant de voir pourquoi elles se posent, et quelques éléments de réflexion à leur propos.

1. L'être et les êtres (la « différence ontologique »).

Le terme « être » peut être pris en deux sens ; il faut, d'une part, bien les distinguer, et d'autre part, s'interroger sur leur relation.

Lorsque l'on parle d'un être, le mot « être » est un substantif, et désigne « quelque chose qui est », « ce qui est » ; c'est ce que Heidegger appelle un « étant ». C'est en ce sens que l'on peut parler d'un être, ou des êtres (cet être-ci, ces êtres-ci, par exemple « les êtres vivants », etc.).

Mais le mot « être » est également un verbe, et il désigne alors l'« activité » qui consiste à être (si on peut appeler cela une « activité »), ou encore le simple fait d'être, pris en lui-même, indépendamment de ce qui est. Ce second sens est plus abstrait : il ne désigne pas quelque chose qui est, mais l'état ou l'activité d'être, tout court.

Pour énoncer cette distinction de façon simple et claire, disons donc que l'on a d'une part ce qui est, et d'autre part le fait d'être.

Cette différence, Heidegger l'appelle la « différence ontologique », et il la formule comme différence entre l'étant (ce qui est) et l'être proprement dit (le fait d'être, l'être comme verbe). L'étant peut se dire au pluriel (des êtres), tandis que l'être ne se dit qu'au singulier (l'être). NB : comme on le voit, Heidegger réserve le mot « être » pour désigner l'un des deux sens, et pour désigner l'autre il emploie le mot « étant ».

Voici comment il exprime cette distinction, au travers de trois courts extraits de l'un de ses cours intitulé Problèmes fondamentaux de la phénoménologie (1935), dans lequel il explique plus clairement certains points essentiels contenus dans son grand ouvrage L'être et le temps (en allemand : Sein und Zeit) (1927) :

 

« Nous pouvons toujours, à tout moment et facilement, nous représenter (…) un étant relevant de tel ou tel domaine (…). L'étant, c'est quelque chose, table, chaise, arbre, ciel, corps, mots, actions. Voilà de l'étant. Mais l'être ? (…) peut-on se représenter quelque chose de tel que l'être ? Celui qui s'y essaie n'est-il pas saisi de vertige ? Et de fait nous sommes tout d'abord désemparés et nous ne saisissons que le vide ».

« L'ontologie, avons-nous dit, est la science de l'être. Mais l'être est toujours être d'un étant. De par son essence l'être est différent de l'étant. Comment doit-on envisager cette différence de l'être et de l'étant ? ».

« Nous devons nécessairement pouvoir marquer clairement la différence entre l'être et l'étant (…). Il ne s'agit pas là d'une différenciation quelconque, mais c'est seulement à travers cette différence que le thème de l'ontologie peut être conquis. Nous la désignons comme différence ontologique, c'est-à-dire comme la scission entre l'être et l'étant ».

En parlant de « scission » entre l'être et l'étant, Heidegger semble suggérer qu'il y a entre les deux une différence radicale, essentielle, un « écart » tel que l'être est toujours autre que tout étant, quel que soit ce dernier. Aucun étant n'est l'être, tous les étants sont autres que l'être – et, inversement, l'être est autre que tout étant. Or nous devons nous interroger sur ce point. L'altérité entre l'être et l'étant est-elle toujours la même, quel que soit l'étant ? Autrement dit : faut-il considérer que, peu importe ce qui est (l'étant), le fait d'être (l'être comme verbe, ce que Heidegger appelle l'« être » tout court) reste, quant à lui, identique à lui-même, et demeure infiniment autre ? Ou bien peut-on et doit-on envisager que la différence entre les deux (l'étant, l'être) n'est pas la même selon le genre d'étant dont il s'agit, et qu'elle peut être plus ou moins grande, plus ou moins profonde ? Dans ce dernier cas, cela signifierait que le fait d'être (l'être tout court) serait davantage présent, davantage accompli en certains étants que dans d'autres ; et donc, que les deux sens de « être » pourraient en quelque sorte se rejoindre, se rapprocher, peut-être même s'identifier.

Si nous reprenons quelques uns des exemples donnés par Heidegger lui-même (cf. supra), nous pouvons formuler notre questionnement de manière moins abstraite. Une chaise et un arbre, dit-il, sont tous les deux des étants, et ils sont tous les deux différents de l'être ; la « différence ontologique » s'applique dans les deux cas, car l'être n'est ni une chaise, ni un arbre : ce qui est incontestablement vrai. Mais pour autant, diffèrent-ils de l'être de la même façon ? Ou, pour le dire ainsi : l'activité d'être ou le fait d'être (= l'être « tout court ») sont-il présents et s' « exercent »-ils de la même façon et au même degré, dans le cas de la chaise et dans le cas de l'arbre ? Ou bien l'un des deux « étants » est-il dans un rapport plus proche, plus intime avec le fait d'être ? Autrement dit : faut-il admettre qu'il y a plus d'être dans l'un que dans l'autre ? – On tentera de le confirmer par la suite, mais on peut avoir d'ores et déjà l'intuition que l'arbre, en tant que vivant, est davantage ou « existe » davantage que la chaise ; ce qui signifie : il a davantage de « poids ontologique », il a un degré d'être supérieur. Inversement, il faudrait envisager que la chaise, en tant que chose fabriquée, dépourvue de toute forme d'intériorité, est dans un rapport beaucoup plus lointain avec le fait d'être, au point que l'on puisse dire qu'elle existe moins.

Cela nous amène à la question de savoir ce qui fait qu'un être (= en langage heideggerien, un « étant ») est ou « existe » ; autrement dit, ce qui fait qu'on peut lui attribuer ou lui reconnaître l'« activité » d'être, le fait d'être. Et cette question nous conduit elle-même à la question du rapport entre l'être et l'un.

2. L'être et l'un.

En effet, il semble qu'il y ait un lien très étroit entre les deux : être, et être un. Si nous reprenons les exemples ci-dessus, nous devinons la présence de ce lien de la façon suivante : si la chaise est moins que l'arbre, c'est peut-être parce qu'elle est moins un(e) que lui ; autrement dit, parce qu'il y a moins d'unité dans la chaise que dans l'arbre. Et de fait, en tant que chose fabriquée, la chaise est un simple assemblage d'éléments ; ses éléments sont ré-unis de l'extérieur et par l'extérieur ; et de ce fait, son unité est seulement toute relative, on est tenté de dire « pas véritable ». Elle n'est pas vraiment un être, et du coup elle n'est vraiment un être.

C'est ce lien, entre être et être un, que met en avant Leibniz, de façon particulièrement nette, dans un passage de sa Correspondance avec Arnaud (lettre XX du 30 avril 1687). Voici ce passage [attention à bien regarder la typographie] :

 

« (…) je tiens pour un axiome cette proposition identique qui n'est diversifiée que par l'accent : que ce qui n'est pas véritablement un être n'est pas non plus véritablement un être. On a toujours cru que l'un et l'être sont des choses réciproques. Autre chose est l'être, autre chose est des êtres ; mais le pluriel suppose le singulier, et là où il n'y a pas un être, il y aura encore moins plusieurs êtres. Que peut-on dire de plus clair ? »

La question est alors de savoir ce qui est vraiment un, et en particulier de savoir si l'un véritable exclut toute pluralité, toute multiplicité. A première vue il semble que oui, car l'un et le multiple sont des contraires. Certes, il peut y avoir une certaine unité malgré la multiplicité, et cela à divers degrés : par exemple, on comprend qu'un tas de grains forme bien quelque chose de « un », que c'est aussi le cas de la chose fabriquée (une chaise p.ex.), et qu'il y a tout de même plus d'unité dans le second cas que dans le premier : cela, parce que les liens entre les éléments sont davantage nécessaires (les éléments sont définis les uns en fonction des autres, il y a bien une certaine « harmonie » globale entre eux). Mais dans les deux cas il s'agit de ce que Leibniz appelle une « unité de composition », qui reste superficielle et extérieure ; ce qui le montre, c'est que ces « étants » peuvent être dé-composés, puis re-composés : leurs éléments peuvent exister à part les uns des autres ; et en ce sens, leur ensemble ne forme pas quelque chose de vraiment un – ni, donc, quelque chose qui est vraiment.

Ce qui est ré-uni seulement de l'extérieur a donc une unité plus apparente que réelle ; en vérité, ici c'est le multiple qui l'emporte. Cela semble confirmer que l'un véritable exclut le multiple. C'est la fameuse thèse de Plotin, dans ses Ennéades. Mais cela revient à supposer que le multiple ne peut être rassemblé ou réuni que de façon extérieure, et surtout que, pour être vraiment un, il faut être dépourvu de tout contenu, de toute distance intérieure et de toute vie intérieure ; car dès qu'il y a contenu, distance avec soi-même et vie, il y a du multiple, de la différence. Autrement dit, l'Un tel que le conçoit Plotin semble indiscernable du rien, du vide : il est totalement indéterminé, n'a ni sensation, ni pensée, et on ne peut rien dire de lui ni rien en penser ; on ne peut même pas considérer qu'il est, comme Plotin lui-même le reconnaît : car même si être et un sont « réciproques » (comme dit Leibniz), ils ne sont pourtant pas une seule et même chose ; donc si l'Un était, cela introduirait en lui de la différence avec lui-même, et cette contradiction le détruirait. L'Un ne se réduit-il pas alors à un simple mot, vide de sens et ne correspondant à...rien ? [Remarque : on peut légitimement se demander si l'être dont parle Heidegger n'est pas frappé lui aussi des mêmes conséquences, en se voulant toujours autre que tout étant, c'est-à-dire autre que tout ce qui est déterminé, définissable].

Le rejet de toute multiplicité, de toute détermination, pour atteindre un Un absolument « pur », mènerait donc à une impasse – cette « pureté » absolue coïnciderait en vérité avec le néant...pur et simple. C'est une des grandes thèses de Hegel, qui avance une conception de l'un totalement différente de celle de Plotin, et par la même occasion, de l'opinion courante (car selon cette dernière aussi, un et multiple sont des contraires, qui doivent au bout du compte s'exclure).

L'idée centrale, résumée, est la suivante : pour qu'il y ait véritablement un, il faut non pas que toute multiplicité soit absente, mais qu'il y ait une multiplicité engendrée par l'un lui-même, qui vienne de l'intérieur de lui et demeure à l'intérieur de lui. Dans ce cas en effet, en se déterminant, c'est-à-dire en se déployant en une multiplicité d'aspects ou de « moments » distincts, l'un est bien « nié », mais comme cette négation provient de lui et le ramène à lui, elle est elle-même niée, et se trouve convertie en position de soi par soi. C'est la fameuse « négation de la négation » dont parle Hegel dans sa Science de la logique, qui a pour résultat non pas l'un immédiat, ni le multiple pur, mais « l'unité de l'unité et de la multiplicité ».

Ces idées, qui paraissent bien « abstraites », trouvent leur réalisation tout-à-fait concrète dans l'être vivant. Voir ou revoir sur ce point : 1) les éléments vus en cours sur le vivant, notamment dans le cours sur l'art (comparaison langage – œuvre d'art – être vivant) ; et 2) mon texte (en ligne dans « cours KH ») sur Causa sui et pensée spéculative. Je m'en tiens ici à un très rapide rappel des points essentiels :

Dans un être vivant, les éléments multiples (membres, organes...) ne sont pas assemblés de l'extérieur, mais issus du développement d'une seule et même origine, et animés par elle. Le vivant a une intériorité, « une âme simple [ie non-complexe, une], dit Hegel, l'infinité de la forme dans elle-même, qui est déployée en l'extériorité du corps » (Philosophie de la nature, addition au §350). Cette extériorité du corps, cette multiplicité de ses membres et organes, sont donc les siennes, et en elles l'âme se réalise ; elles ne contredisent donc pas le fait d'être un être, au contraire elle sont l'accomplissement de l'unité avec soi. Cette unité est donc médiate – elle passe par la multiplicité et la traverse intégralement pour se rejoindre elle-même, selon l'image du cercle – mais, justement pour cette raison, selon Hegel elle est plus véritable et plus réelle que l'unité immédiate qui exclut toute multiplicité: car elle n'est pas vide, inerte et sans vie, mais au contraire pleine de contenu, palpitante de vie intérieure. Un être vivant est plus un que l'Un de Plotin.

Conclusion : selon Hegel l'un véritable n'est pas ce qui est absolument dépourvu de multiplicité, mais ce qui comporte une multiplicité intérieure, produite par lui-même et contenue en lui-même.

 

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L'idée de causa sui et la pensée spéculative

 

Dans ce qui suit, je tente d'exposer essentiellement deux choses, ainsi que le lien entre elles : I) ce qui constitue selon Hegel l'objet suprême de la pensée, et II) ce qu'est la pensée selon Hegel quand elle a pour contenu un tel objet. La grande thèse qui traverse l'ensemble est : la pensée et son objet ne sont pleinement eux-mêmes que lorsqu'ils sont de nature métaphysique, et c'est alors seulement qu'il y a science.

[NB : l’œuvre en laquelle Hegel expose son système est intitulée Encyclopédie des sciences philosophiques, et sa première partie, qui est l'exposé de la métaphysique de Hegel, s'intitule La science de la logique. Cela montre déjà à quel point, aux yeux de Hegel, la métaphysique est possible comme science, – et même comme seule vraie science].

I.L'idée de causa sui (ou, en langage hégélien : L'Idée absolue)

Partons de l'idée de causalité « ordinaire », « normale » ; elle consiste dans le fait qu'un terme entraîne nécessairement l'existence d'un autre terme ; elle est, si on peut dire, causa alteri : la cause est cause de quelque chose d'autre qu'elle. Cet autre terme va à son tour en causer un autre, etc. : c'est l'image de la demi-droite qui convient ici. Se pose alors le classique problème du point de départ : comme celui-ci est précisément un simple « point », un immédiat, il doit lui-même avoir une cause autre que lui, et ainsi « à l'infini ». Soit donc on poursuit cette régression – ce qui donne alors l'image de la droite – et il n'y a jamais de fondement, de terme premier ; soit on arrête cette régression en décidant de prendre un certain terme pour point de départ, mais alors celui-ci est revêtu extérieurement et arbitrairement de la fonction de fondement : il ne l'est pas en soi-même et par nature.

La causalité de soi consiste dans le fait que l'effet, tout en étant distinct de sa cause, n'est cependant pas autre chose qu'elle, ou si on veut : il est quelque chose dont l'altérité reste incluse dans l'identité et dans l'unité avec soi de sa source. Plus nettement encore, il faudrait dire : la cause « produit » bien « quelque chose », mais ce résultat n'est rien d'autre qu'elle-même. L'organisme vivant qui engendre ses organes en reste le meilleur exemple parmi les réalités comportant une dimension physique (quoique le langage, lui aussi, puisse être proposé comme illustration, mais déjà plus purement métaphysique) : en produisant, puis en entretenant les différents organes, le « germe » initial ne produit (ou re-produit) pas quelque chose qui est séparé de lui, déposé dans l'existence comme une réalité à part, mais il ne fait que se produire lui-même, se « rejoindre » lui-même : de même que pour tout point de la circonférence d'un cercle, le mouvement par lequel on s'en éloigne est aussitôt en même temps le mouvement par lequel on s'en rapproche. C'est pourquoi l'image d'un vivant est celle du cercle – et même du cercle de cercles, car le même raisonnement peut être reproduit, mutatis mutandis, à l'échelle de chaque organe –, et c'est pourquoi un vivant peut (et doit), en ce sens, être regardé comme une causa sui. On a bien un être qui est source d'une production nécessaire (causa), mais contrairement à ce qui a lieu dans la causalité « ordinaire » ou mécanique, ce mouvement ou cette médiation s'effectuent sur et dans cet être lui-même (sui) : il est ainsi à la fois cause et effet de lui-même1mais en un sens seulement relatif et avec une double limite :

A. en amont de l'individu : le « point » de départ de l'individu (ici, le germe), qui ensuite sera aussi bien source et résultat de lui-même comme organisme, est lui-même résultant d'autre chose  : un vivant est engendré par un autre vivant, dont on peut dire, pour aller vite, qu'il est sa cause, et dont il est lui-même l'effet. On retrouve entre les individus la séparation et l'altérité des termes, l'un produisant autre chose que soi : autrement dit la causalité « ordinaire », dont l'image est la droite (avec à la clef le problème du début de la chaîne des vivants, mais ce n'est pas là l'objet de l'examen). Schématiquement, il y a donc causalité de soi par soi (cercle) au niveau de l'individu mais causalité par autre chose que soi (droite) au niveau de l'espèce ; la réunion des deux donne une causalité qui n'est pas purement et simplement par soi.

B. au sein même de l'individu : ce qui est produit (les organes) n'est pas purement et simplement un aspect ou un « membre » que le principe (germe) se donne, mais quelque chose qui possède une certaine réalité propre, qui « persiste pour soi-même » et n'est pas complètement ramené ou maintenu dans l'unité dont il provient. Ou bien, pour le redire un peu différemment : en produisant ses organes, le principe (germe) veut se les donner à lui-même, c'est pour lui et en vue de lui qu'il les fait être, si bien que, dans l'idéal, s'ils étaient parfaitement conformes à leur raison d'être, ces organes devraient être de fond en comble « à son service », et ne conserver aucune consistance propre en-dehors de ce rôle ; or en fait, ils en conservent une, un peu comme s'ils se rebellaient contre cette abnégation absolue qui leur est imposée : ils prétendent pour ainsi dire, et en tout cas ils tendent, à être quelque chose par eux-mêmes et pour eux-mêmes, à avoir une existence propre. C'est pourquoi le vivant est emporté vers la maladie (un ou plusieurs organes sortent de leur rôle, et au lieu d'être au service du tout, tentent de mettre le tout à leur service), et finalement vers la mort (les organes sortent de leur rôle au point que l'unité du tout, qui dépend de leur soumission à ce dernier, cesse de pouvoir exister : l'organisme se dé-compose).

Toujours schématiquement, cela signifie que le vivant n'est pas un vrai cercle, un cercle parfait, alors même qu'il tend à en être un : il y a un décalage interne, un déséquilibre entre l'unité de l'être, et la multiplicité des éléments dont il se constitue ; maladie et mort sont la victoire (partielle et finalement totale) de la multiplicité sur l'unité (on pourrait imaginer un cercle qui, au moment où le trait doit rejoindre exactement son point de départ, raterait celui-ci de quelques millièmes de millimètres, puis à nouveau au tour suivant, etc., le décalage allant en s'accentuant à chaque nouveau tour ; au bout d'un moment, ce « quasi-cercle » finirait par ne plus être un cercle du tout)2.

Si le vivant est ainsi doublement en déficit par rapport à ce que serait une causa sui pleine et entière (sa capacité à se produire ne vient pas elle-même de lui, et elle n'arrive pas à être une production de soi et de rien d'autre), c'est en raison de son inscription dans l'espace et dans le temps. Espace et temps, chacun à leur façon, empêchent en effet l'unité avec soi-même ; ils contraignent ce qui se dépose en eux à la séparation, à la juxtaposition, à « l'être-à-côté-de » et/ou à « l'être-avant, l'être-après », bref : à l'acquisition pour chaque terme d'une existence propre, particulière, qui lui interdit l'abnégation absolue, le pur « être-au-service », ce qui mine de l'intérieur la coïncidence du tout avec lui-même – en un mot : ce qui oblige le cercle à s'affaisser inéluctablement en droite...

Le vivant biologique, dans cette mesure, laisse entrevoir la causalité par soi pure et simple, sans pouvoir la réaliser lui-même. Il est une « image » de ce qu'est (ou serait) l'auto-causalité absolue, dans laquelle les deux (ou trois) limites indiquées supra ne seraient plus là : ni provenance d'autre chose du « point de départ » de l'auto-production, ni délitement progressif de l'unité avec soi qui en est le résultat (ni extériorité de ce qui alimente et soutient cette unité). La causa sui est ou serait la même chose mais hors toute spatialité et toute temporalité : un « vivant » dans lequel s'accomplirait complètement ce qui, dans la vie biologique, se réalise de façon seulement relative et momentanée ; dans la mesure où il effectuerait pleinement ce que toute vie tend à réaliser, il serait le (seul) vrai vivant – les vivants biologiques étant en comparaison des « pseudo-vivants », en quelque sorte.

Ce « vivant absolu » que serait la causa sui devrait alors être pensé non comme l'exemplaire d'une espèce, mais comme étant l'espèce elle-même – et il faut même dire : non pas telle espèce (à côté d'autres, provenant d'autres) mais l'espèce tout court, comme telle, la « spécité » elle-même, ou encore : le principe même de la vie, en lui-même. Dans le biologique, ce principe, qui est en soi unique puisqu'il est ce par quoi tout vivant est vivant, au lieu d'exister en lui-même et à l'état « pur », se diffracte, se répand, se fractionne en une diversité d'espèces, qui n'en offrent chaque fois qu'une manifestation plus ou moins approchante et ressemblante ; et à son tour chacune de ces espèces particulières ne parvient pas à se réaliser autrement qu'au travers d'une multitude indéfinie d'individus qui, tout à la fois, l'incarnent et en restent distincts ; à l'intérieur même enfin de ces individus, les organes ne réalisent celui-ci qu'en le compromettant par la persistance-pour-soi de leur existence. Mais si espace et temps sont mis entre parenthèses, et que sont supprimées par là les limites qui en découlent, on obtient l'idée d'une vie dans laquelle il n'y a plus succession d'individus séparés (image de la droite) qui réalisent seulement en chacun d'eux-mêmes la production de soi par soi (image du quasi-cercle), et qui ne sont jamais l'espèce elle-même : on a au contraire l'idée d'une vie dans laquelle il y a réalisation de soi d'un « individu » qui est lui-même l'espèce – un individu qui n'a pas son espèce en-dehors et au-delà de lui, mais qui est celle-ci, et ne puise pas non plus hors de soi les conditions de sa conservation (image du cercle parfait). – Imaginons, pour s'en faire une représentation, que l'espèce « lion », au lieu de s'épuiser à tenter de se donner une réalité au travers d'individus (les lions) qui n'en sont jamais que des exemplaires imparfaits et passagers (chaque individu est un échec, en ce sens), parvienne à se donner réalité en un lion, qui serait alors le lion – le singulier qui ne serait rien d'autre que la réalisation de son essence (ou espèce), en lequel chaque organe ne serait rien d'autre que le fruit du déploiement de cette essence.

Ces différentes formes de l'être ou du réel sont alors à mettre en rapport avec différentes formes de la pensée. On vient de voir que ce qui est peut être plus ou moins autosuffisant, plus ou moins complet en soi-même, et comporter plus ou moins de nécessité interne ; l'idée de causa sui est l'idée d'un être présentant ces caractéristiques de manière totale et absolue, et étant, de ce fait, lui-même absolu.

Or il en va de même pour la pensée : elle peut être plus ou moins autosuffisante, avoir une unité avec elle-même plus ou moins profonde, une nécessité interne plus ou moins rigoureuse ; et c'est seulement quand elle présente ces caractéristiques de manière absolue que la pensée est pleinement elle-même, et du même coup, pleinement connaissance ou science.

Hegel distingue donc trois grandes formes, ou plus exactement trois grands moments de la pensée, au travers desquels elle est plus ou moins pleinement elle-même. L'idée principale à retenir est que la pensée n'est pleinement elle-même que lorsqu'elle prend pour « objet » l'être qui est le plus pleinement lui-même : plus il y a de nécessité interne dans l'« objet », plus il y en a dans la pensée elle-même – et plus la pensée est science. Ce qui suit est un rapide exposé de ces trois grands moments [cf. Science de la logique, §§ 80, 81 et 82].

II. Les formes ou moments de la pensée selon Hegel : l'entendement, le dialectique, lespéculatif

(L'entendement) - Repartons de la conception la plus simple de la causalité : selon celle-ci, la cause et ce dont elle est cause (l'effet) sont deux choses distinctes ; la causalité est une relation qui prend place entre une chose et une autre. Cette représentation du réel comme étant composé de choses, distinctes et juxtaposées, est issue d'une forme de pensée qui, précisément, s'exerce sur des ob-jets qui 1) sont autres qu'elle-même, et 2) sont autres entre eux. Ici la pensée a elle-même la forme d'une demi-droite partant d'un « sujet » et s'exerçant sur, ou s'appliquant à, un « ob-jet », ou plutôt à une multitude d'ob-jets qui sont aussi extérieurs les uns aux autres, que la pensée l'est par rapport à eux tous. Cette forme de pensée est ce que Hegel appelle l'entendement ; sa caractéristique principale est qu'elle isole, fige, « immédiatise » ses ob-jets, et ne discerne ou n'établit entre eux que des relations qui leur restent extérieures (c'est pourquoi le genre d'ob-jet qui lui correspond le plus parfaitement est le mécanique, et c'est pourquoi, sous son regard, tout tend à être ramené à ce genre-là : c'est le cas a) dans le mécanisme cartésien, concernant les ob-jets sensibles, et b) dans le formalisme logique, concernant les ob-jets intelligibles).

Cette forme de pensée est adéquate là où il s'agit de voir et de comprendre des choses, ayant à côté d'elles d'autres choses, avec lesquelles elles entretiennent des liens extérieurs : ie, comme on vient de le dire, le mécanique, mais plus généralement, tout ce qui est matériel et inorganique. Par contre, cette forme de pensée devient inadéquate au réel, elle le défigure et reste incapable de le comprendre, quand il s'agit de réalités qui comprennent une altérité intérieure, comme le vivant (cf. supra), s'agissant du sensible, ou de véritables concepts, s'agissant de l'intelligible.

(Le dialectique ou « négativement rationnel ») - Pour montrer cette impuissance et, du même coup, le caractère irrationnel de l'entendement, Hegel prend souvent l'exemple du concept d'infini. Selon l'entendement, l'infini est autre que le fini (il en est même le contraire) ; il y a d'une part l'infini, et d'autre part le fini ; l'un est ce que l'autre n'est pas, et réciproquement ; les deux termes sont, par la pensée, posés comme autres et mutuellement extérieurs. Or cette représentation entraîne une double contradiction. Si, en effet, le fini est distinct de l'infini, si on l'envisage comme étant ce qu'il est en-dehors (ou à côté, ou simplement avant, après, etc.) de l'infini, on l'envisage comme ayant une consistance propre, comme étant ce qu'il est en lui-même indépendamment du reste, et donc comme n'étant justement pas fini : l'auto-suffisance qu'on lui attribue, en le voyant comme un im-médiat, contredit son sens. Corrélativement, si l'infini est posé et maintenu comme étant autre que le fini, comme étant ce qu'il n'est pas, on attribue par là-même à l'infini une limite : il y a un en-dehors, autre que lui (le fini), donc un « endroit » où l'infini s'arrête – si bien qu'il n'est pas infini. Au bilan, on voit que ces deux termes, s'ils sont maintenus dans un rapport d'altérité extérieure réciproque, ne sont pas ce qu'ils sont, et même deviennent identiques, puisque le fini posé comme ayant sens et réalité en-dehors de l'infini perd son caractère de limitation, et, en ce sens, se montre comme étant en fait in-fini ; et que l'infini, posé lui aussi comme autre que le fini, se montre alors limité par autre chose que lui, et donc comme fini. Ce mouvement par lequel les termes, figés et immédiatisés, « passent l'un dans l'autre », entrent en contradiction avec eux-mêmes et cessent d'être ce qu'ils sont pour devenir ce qu'ils ne sont pas, est ce que Hegel appelle le dialectique. Ce que l'entendement avait séparé et fixé, croyant ainsi assurer la consistance propre de chaque terme ainsi que la différence entre eux, perd, au contraire, sa fixité propre et sa différence d'avec l'autre, et au lieu de se trouver affirmé (au sens strict : af-firmé, rendu ferme), se trouve nié, détruit – c'est pourquoi Hegel appelle le dialectique le « négativement rationnel ». En somme : l'entendement croit bien faire, il croit que pour éviter de confondre des termes il faut les isoler l'un de l'autre, les poser comme séparés par une altérité immédiate, alors que c'est précisément en faisant cela qu'il produit le résultat exactement contraire : la dissolution des termes, leur renversement en leur opposé, leur négation par eux-mêmes.

(Le spéculatif ou « positivement rationnel ») - Comment, alors, saisir ces termes adéquatement ? Comment poser sur eux un regard qui ne les défigure ni ne les détruise ? En comprenant que la véritable altérité entre eux est médiate, et que chacun n'est ce qu'il est que dans et par sa relation avec l'autre – relation non pas extérieure et étrangère à leur être, mais engendrée de l'intérieur. Reprenons l'exemple du couple fini / infini. Pour que l'infini soit vraiment ce qu'il est, c'est-à-dire infini, il faut que le fini soit, non pas quelque chose d'extérieur à lui, d'autre que lui, mais un aspect ou un « moment » de lui-même, engendré par lui-même, et – à tous les sens du terme –, compris en lui-même. C'est encore une fois l'organisme vivant qui en donne la meilleure image. En effet, dans un tel être, on voit que ce qui est fini, c'est-à-dire ce qui a tels contours précis et bien dé-finis, telle fonction précise et pas une autre, autrement dit les éléments et organes, tout cela est inclus dans un tout, une unité globale, qui les engendre et les maintient, et qui, du coup, ne fait que se différencier et se rejoindre elle-même à travers eux et grâce à eux. Cette unité ou identité, qui comprend en elle-même la multiplicité et la différence, est pour sa part « infinie » en ce sens que rien d'autre qu'elle ne la limite ou ne la relativise. Elle n'a pas son « contraire » en-dehors d'elle-même, mais en elle, comme moments d'elle-même. En se différenciant elle-même de l'intérieur en une multiplicité d'aspects et d'éléments, elle ne se perd pas, ne se disperse pas, n'est pas purement et simplement niée, mais au contraire elle s'accomplit, se réalise, s'effectue (au sens hégélien de l'effectivité, très proche de l'actualisation – energeia – aristotélicienne). Plus exactement encore : en se différenciant ainsi de l'intérieur et par elle-même, l'unité est bien niée, en ce sens qu'elle n'est plus une unité immédiate ; mais c’est « seulement » en tant qu’immédiate qu’elle est niée. Comme cette négation est effectuée par elle-même, et comme elle consiste à se donner à soi-même une différenciation interne issue de soi-même, cette négation n'est pas une négation pure et simple : par elle, l'unité ne disparaît pas, mais au contraire s'accomplit, cesse d'être immédiate et ponctuelle pour se remplir de contenu et devenir ainsi concrète (tel est le sens hégélien du « concret », dans lequel il faut entendre la double idée de sé-crétion et de con-crétion). Autrement dit, cette négation (disparition de l'unité seulement immédiate ou « abstraite ») est elle-même niée, puisque ce qui advient par elle, c'est l'unité-avec-soi concrète ; le fini, engendré et compris par elle et en elle, constitue bien, en un sens, une négation de son infinité, mais il est lui-même nié comme autre qu'elle ; ce fini n'est pas autre chose qu'elle, mais elle-même en tant que déterminée, différenciée en elle-même. C'est la fameuse « négation de la négation », qui n'est autre que la non moins fameuse « Aufgebung », négation qui ne détruit pas mais conserve ce qu'elle nie, tout en lui déniant toute prétention à l'autosuffisance. Finalement, les deux termes qui avaient été 1) figés et immédiatisés par l'entendement, puis 2) dissous, niés et confondus par le dialectique, ces deux termes sont enfin vraiment ce qu'ils sont, et chacun est avec l'autre dans son vrai rapport : l'infini n'est vraiment infini qu'en engendrant et en contenant en lui-même le fini (et non en le laissant à l'extérieur de lui) ; le fini n'est vraiment fini que s'il a dans l'infini sa source et son « lieu » (et non quelque chose d'extérieur à lui). – Ce mouvement par lequel l'unité-avec-soi se réalise et se conserve elle-même, en engendrant et en réalisant son propre contenu différencié en aspects finis, tel est le spéculatif, ou encore le « positivement rationnel ». « Spéculatif », parce que c'est un mouvement consistant à faire retour à soi à la suite d'une négation de soi – réflexivité, mouvement circulaire (speculum = miroir, ce qui réfléchit, renvoie à soi) ; « positivement rationnel », parce que le négatif (dialectique) étant lui-même nié, c'est le positif qui est par là af-firmé (mais le positif concret, rempli, intérieurement différencié et médiatisé, et non pas le « positif » immédiat, abstrait, qui était celui de l'entendement – et qui est aussi celui du « positivisme », courant de pensée où règne sans partage l'entendement, et qui, de ce fait, ne peut qu'aplatir toute chose et ne rien comprendre, ou presque, à tout ce qui est vivant et spirituel).

Voici pour finir un court extrait d'un de mes articles, où sont cités deux passages de la Philosophie de l'esprit (la phrase placée entre eux et les reliant est de moi) :

« De même que, dans le cas du vivant en général, tout est, de manière idéelle, déjà contenu dans le germe, et est produit par celui-ci même, non par une puissance étrangère, de même aussi toutes les formes particulières de l'esprit vivant doivent [nécessairement] se développer à partir de son concept comme de leur germe. Notre pensée mue par le concept demeure, alors, totalement immanente à l'ob-jet pareillement mû par le concept ; nous ne faisons en quelque sorte qu'assister en spectateur au développement propre de l'ob-jet »3.

Une telle assistance, un tel cultus aussi vigilant que discret ne sont en aucun cas à prendre comme des images poétiques et approximatives de la marche à suivre, mais constituent

« la seule méthode scientifique. Si, dans les sciences empiriques, le matériau est accueilli de l'extérieur (…) puis ordonné suivant une règle universelle déjà fixée, et introduit dans une connexion extérieure, par contre la pensée spéculative doit montrer chacun de ses ob-jets et le développement de ceux-ci en leur nécessité absolue. Ce qui se produit en tant que chaque concept particulier est dérivé du concept universel se produisant et s'effectuant lui-même, ou de l'Idée logique »4. [NB : il faut entendre par « Idée logique » la même chose que ce que j'ai décrit plus haut sous le terme de « causa sui »].

1. Sur cette figure « non-linéaire » de la causalité, en lien avec le vivant comme être en qui on la trouve à l’œuvre, deux références majeures sont Kant (Critique de la faculté de juger, Téléologie) et Hegel (Science de la logique, Philosophie de la nature, et passim). Mais de très nettes préfigurations s'en trouvent déjà chez Aristote (puissance et acte, les 4 formes de la causalité, etc.), quelques autres comme Leibniz, ou Bergson. A contrario, l'exemple par excellence de la pensée incapable de concevoir cette causalité est Descartes (pour qui il ne peut y avoir cause que d'autre chose, jamais de soi-même, sauf dans le cas de Dieu ; d'où sa réduction de tout organisme à une machine).

2. Je laisse ici de côté une troisième limite : le fait que le vivant ne se conserve qu'en assimilant des éléments extérieurs à lui (respiration, nutrition), ou sous réserve de conditions extérieures à lui (température, etc.) ; il n'est pas lui-même la source de ses conditions d'existence. Cela ne lui retire cependant pas complètement son statut de causa sui : car ces aspects extérieurs sont, par lui, intériorisés, transformés en sa propre substance.

3. La philosophie de l'esprit, in Encyclopédie des sciences philosophiques, trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1988, Add. au §379, p.382.

4. Ibid. (je souligne).

 

 

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La religion

 

 

 

A/ Les principaux écueils

Ce domaine, lui aussi, donne lieu à de nombreuses idées reçues, souvent grossières, qui paralysent la réflexion ; il est donc particulièrement nécessaire de problématiser, ie de transformer des « évidences » en questions à examiner. Les principales de ces idées reçues sont :

- Les religions sont différentes versions d'une même chose, il n'y a aucune différence significative entre elles (leurs différences sont explicables par des facteurs extrinsèques : sociaux, historiques, psychologiques, etc.) → on peut parler de « la » religion en bloc, sans prendre la peine de préciser de laquelle on parle.

- Dans tous les cas on « croit » à un ou plusieurs dieu(x), et a) croire a toujours le même sens quel que soit son « objet », b) la différence entre un et plusieurs est une simple différence de quantité, qui n'affecte pas la nature de la notion de « dieu ».

- La croyance, précisément, est immédiatement assignable à l'ordre de l'opinion subjective, particulière, – par opposition à la science, objective et rationnelle. La croyance serait une sorte de «pseudo-science» et la science, par nature, rendrait la croyance superflue et conduirait logiquement à sa disparition.

- Du coup : soit le domaine religieux sera considéré comme domaine de l'invérifiable : chacun son avis (qu'il faut « respecter »), la raison n'ayant rien à en dire [idem le « goût » en matière d'art]; soit la raison prendra la parole à son sujet, mais en postulant d'avance que les « idées » ou « croyances » religieuses sont à interpréter [idem l'art là encore], ie à ramener à des déterminations extérieures à la raison (besoins, peurs, intérêts, etc.).

 

En toute question faisant intervenir le domaine religieux, il faudra se méfier de telles « évidences » (ce qui ne veut pas dire les tenir pour évidemment fausses : ce serait commettre la même erreur à l'envers!), être capable d'en faire un objet d'interrogation.

 

 

 

B/ La critique de la croyance religieuse, ou l'athéisme philosophique

Certaines doctrines philosophiques rejettent toute croyance religieuse comme fausse et illusoire. L'idée centrale de ces doctrines est que les croyances religieuses sont des solutions imaginaires à des problèmes réels.

Mais ces problèmes peuvent être de différentes natures ; et, comme on va le voir, il peut y avoir des désaccords parfois profonds entre les auteurs athées qui prétendent apporter les solutions réelles.

1.Explications imaginaires de phénomènes physiques naturels : Les religions seraient en partie des tentatives pré-scientifiques de comprendre les phénomènes naturels, soit pris dans leur totalité (le monde comme cosmos ie comme tout organisé et harmonieux, « beau »), soit pris dans leur particularité (tel ou tel type de phénomènes qui semblent particulièrement étonnants ou inquiétants, comme la foudre, les tremblements de terre, les comètes, etc.). Tout cela est vu naïvement comme résultant de volontés supérieures, que l'on cherche à se concilier par des offrandes, sacrifices, prières, etc., au lieu d'être vus comme résultant de lois naturelles, qu'il faut s'efforcer de connaître. A cet égard la science physique se donne comme l'explication vraie contre les pseudo-explications religieuses ; il faut expliquer la nature par la nature, les phénomènes par d'autres phénomènes. Le savoir est ici supérieur au croire : il s'agit de discerner des lois et non la volonté de « personnes ».

Selon cette optique, les religions apporteraient donc de mauvaises réponses à de vraies questions. Et ce faisant, elles manifesteraient un aspect essentiel de l'esprit humain (le besoin de comprendre, de trouver une explication, une cause), mais, donnant des réponses naïves et anthropomorphiques, elles empêcheraient la vraie connaissance et entretiendraient l'ignorance.

 

Remarque 1 : par rapport à cette question des phénomènes naturels, religions et science sont vues comme apportant des réponses différentes (fausses dans un cas, vraies dans l'autre) aux mêmes questions (quelle est la cause de tel phénomène ? Comment le provoquer ?), et du coup sont présentées comme étant en concurrence, et incompatibles ; d'où l'idée que le progrès de la science doit faire disparaître les religions, comme la lumière chasse peu à peu les ténèbres (idée très répandue aux XVIIIe – les fameuses « Lumières »... – et XIXe siècles). Or il y aura à se demander jusqu'à quel point cette représentation est juste, autrement dit : se demander jusqu'à quel point le désir d'expliquer les phénomènes naturels est un aspect vraiment essentiel des religions.

Remarque 2 : L'idée que la nature forme un tout autonome, régi par ses lois propres, est essentielle pour que la connaissance scientifique soit possible. Or cette idée suppose elle-même, au moins historiquement, un certain arrière-plan religieux : il faut que la nature soit conçue comme radicalement distincte de la ou des divinité(s), ayant sa consistance ontologique propre, autrement dit comme créée (contexte du monothéisme). A contrario : si la nature est vue comme une émanation du divin, ou si elle est « habitée » par lui (panthéisme, animisme...), les phénomènes naturels sont dépendants de volontés divines → pas de connaissance ni d'action technique possibles sans passage par ces dernières (prières, sacrifices, etc.).

En ce sens vouloir expliquer rationnellement la nature ne s'oppose pas immédiatement et pas au même degré à toute conception religieuse : certaines conceptions religieuses du monde (celles qui considèrent le monde comme créé) favorisent l'apparition de la « science », alors que d'autres (polythéismes, animisme, etc.) la rendent impossible. Ce n'est pas un hasard si c'est dans le monde chrétien que la science (au sens moderne de ce mot) s'est développée, au point de devenir ce qu'elle est aujourd'hui.

 

2. Remèdes imaginaires à des besoins, manques, peurs

Le désir d'expliquer et de comprendre (point précédent) était déjà une attente proprement humaine, mais qui pouvait sembler désintéressée, au moins en partie. Or il est des attentes humaines qui, elles, mettent directement en jeu les « intérêts » de l'homme : peur de la mort et besoin d'être rassuré, besoin d'être aimé, justification de ses faiblesses, etc. La vraie mise en cause de la croyance religieuse porte sur ce 2e point, le 1er étant indépendant et secondaire : on peut admettre la nécessité d'expliquer naturellement la nature, tout en maintenant que l'homme, lui, renvoie à du transcendant, précisément dans la mesure où il y a en lui du non naturel. L'abandon du 1er point pourra même être vu comme une purification de la croyance religieuse, plutôt que comme sa négation.

Alors que dans le cas précédent, l'idée des doctrines « athées » était qu'il faut expliquer la nature par la nature, elle est donc maintenant qu'il faut expliquer l'homme par l'homme – ce qui finit toujours, semble-t-il, par signifier au bout du compte expliquer l'homme par la nature.

a. Cf. par exemple la critique de Freud : L'avenir d'une illusion, extrait.

 

« Les idées religieuses, qui professent d'être des dogmes, ne sont pas le résidu de l'expérience ou le résultat final de la réflexion : elles sont des illusions, la réalisation des désirs les plus anciens, les plus forts, les plus pressants de l'humanité ; le secret de leur force est la force de ces désirs. Nous le savons déjà : l'impression terrifiante de la détresse infantile avait éveillé le besoin d'être protégé – protégé en étant aimé – besoin auquel le père a satisfait ; la reconnaissance du fait que cette détresse dure toute la vie a fait que l'homme s'est cramponné à un père, à un père cette fois plus puissant. L'angoisse humaine en face des dangers de la vie s'apaise à la pensée du règne bienveillant de la Providence divine, l'institution d'un ordre moral de l'univers assure la réalisation des exigences de la justice, si souvent demeurées non réalisées dans les civilisations humaines, et la prolongation de l'existence terrestre par une existence future fournit les cadres du temps et le lieu où les désirs se réaliseront (…). Et c'est un énorme allègement pour l'âme individuelle de voir les conflits de l'enfance – conflits qui ne sont jamais entièrement résolus – lui être pour ainsi dire enlevés et recevoir une solution acceptée de tous »

S. Freud

On voit que, selon Freud, les religions sont des inventions faites par l'homme pour se rassurer ; Dieu est interprété comme un Père de substitution, capable de protéger de dangers contre lesquels le père humain est impuissant. Les croyances religieuses ne proviennent pas de la réflexion de l'homme, mais de ses désirs . La stratégie de Freud est identique à celle employée par Nietzsche, celle de la « généalogie » : en montrant la « vraie » origine de ces croyances, on montre du même coup la fausseté de ces dernières.

La « guérison » (car la religion est vue par Freud comme une sorte de maladie infantile) consistera alors pour l'homme à admettre que sa finitude est irrémédiable, et à l'affronter avec lucidité; on prétend ainsi remettre l'homme à sa vraie place, celle d'un vivant parmi d'autres (cf. les célèbres « trois blessures narcissiques » évoquées par le même Freud dans Introduction à la psychanalyse, II, 18), et on l'invite à devenir enfin « adulte ».

b. Mais l'homme est alors dépouillé de toute dimension infinie, réduit à une finitude qui rend malaisément explicable son aspiration à l'absolu. C'est ce qu'avait vu par avance L. Feuerbach, le premier des grands penseurs athées (antérieur à Freud) ; aussi peut-on considérer que sa critique de la religion est plus profonde que celle de Freud (ce qui ne signifie pas pour autant qu'elle est vraie), parce que prenant mieux en compte l'ampleur réelle de l'humain [c'est pourquoi, malgré la chronologie, je parle de lui après avoir parlé de Freud]. Feuerbach appuie sa réfutation de la religion sur l'idée qu'il y a de l'infini en l'homme, et que la croyance religieuse résulte d'une projection hors de soi, d'une aliénation de cette dimension de lui-même ; l'homme attribue à un Autre des richesses qui sont en vérité les siennes ; le remède n'aura pas pour sens une prise de conscience des limites de l'homme, mais au contraire celui d'une réappropriation de ce qu'il y a d'illimité en lui.

Voici quelques lignes extraites de la grande œuvre de Feuerbach, L'essence du christianisme(1842) :

 

« La religion est la scission de l'homme d'avec lui-même : il pose en face de lui Dieu comme être opposé à lui : Dieu n'est pas ce qu'est l'homme, l'homme n'est pas ce qu'est Dieu. Dieu est l'être infini, l'homme est l'être fini ; Dieu est parfait, l'homme est imparfait ; Dieu éternel, l'homme temporel ; Dieu tout-puissant, l'homme impuissant, Dieu saint, l'homme pécheur. Dieu et l'homme sont des extrêmes : Dieu est l'absolument positif, l'homme est l'absolument négatif (…) Il faut donc démontrer que cette division de l'homme et de Dieu est une scission de l'homme et de sa propre essence ».

L. Feuerbach

Remarque 1 : Important : cela suppose de se placer à l'échelle de l'espèce et non plus de l'individu : c'est l'homme comme essence ou espèce qui, selon Feuerbach, est potentiellement infini, immortel, tout-puissant, etc. ; l'individu, lui, reste inscrit dans les limites de la finité (mortel, fragile, etc.) – tout en participant indirectement de l'infinité, en tant que membre de l'espèce.

Autrement dit, il n'y a pas chez Feuerbach l'idée que chaque personne humaine singulière est elle-même un infini (contrairement à Lévinas par exemple). Un des enjeux essentiels qui en découle, c'est que l'individu humain semble alors réduit au statut de simple membre ou exemplaire de son espèce, seule cette dernière ayant une valeur infinie.

Remarque 2 : cela suppose aussi que « la » religion visée est celle dans laquelle Dieu est lui-même l'absolu, donc unique mais animé de relations intérieures, non pas immédiat mais se médiatisant absolument lui-même, autrement dit le christianisme. En prétendant dévoiler l'essence du christianisme, Feuerbach pense réfuter du même coup toutes les religions, puisqu'il reconnaît dans le christianisme la religion qui porte à sa pleine effectivité le concept même de religion (Feuerbach a été étudiant aux cours de Hegel...).

c. Mais pourquoi une telle aliénation ? Critique de Marx : Feuerbach en reste à une explication purement intellectuelle, il oppose des idées à des idées, alors que la croyance trouve son origine dans des situations « réelles », historiques et matérielles, qui rendent nécessaire cette projection aliénante. Les idées ne sont pas à prendre « au sérieux » en elles-mêmes, comme le fait Feuerbach, mais sont à reconduire à leur fondement non idéel, matériel.

Pour que l'aliénation cesse, il ne suffit pas de montrer que les idées religieuses sont fausses, il faut modifier les conditions de vie « réelles », matérielles, qui en sont la source : transformer le monde et non seulement l'interpréter (K.Marx, Thèses sur Feuerbach, 11e thèse). Autrement dit, faire la révolution, et non écrire des traités anti-religieux. La réflexion critique est nécessaire, mais pour prendre conscience que la vraie clé est dans l'action sur la réalité historique, économique et sociale, dont elle est le reflet lucide. Extrait de la Critique de la philosophie du droit de Hegel :

 

« Le fondement de la critique irréligieuse est celui-ci : l'homme fait la religion, la religion ne fait pas l'homme (…) Mais l'homme, ce n'est pas un être abstrait, installé hors du monde. L'homme, c'est le monde de l'homme, l’État, la société. Cet État, cette société produisent la religion, une conscience du monde à l'envers, parce qu'ils sont un monde à l'envers. (…) La lutte contre la religion est donc immédiatement la lutte contre ce monde dont la religion est l'arôme [= le reflet] spirituel. (…) La religion est le soupir de la créature tourmentée, l'âme d'un monde sans cœur (…). Elle est l'opium du peuple. (…) La critique de la religion est donc dans son germe la critique de la vallée des larmes, dont l'auréole est la religion ».

K. Marx

Cela suppose un dédoublement dans la conception de la pensée : il y a d'une part la pensée déterminée, conditionnée : l'idéologie, sous forme religieuse mais aussi philosophique : cf. l'extrait de L'idéologie allemande vu l'an dernier; et d'autre part la pensée qui comprend et démasque la précédente : à la fois destructrice (elle montre le caractère illusoire de la croyance religieuse) et remédiante (elle permet à l'homme de se retrouver lui-même, ou de comprendre comment y parvenir) – et en cela elle est fille (légitime ou non, à voir !) de la dialectique hégélienne – : c'est cette forme de pensée que Marx, pour la distinguer de la précédente (« idéologie »), appelle « critique ».

 

 

C/ Des raisons de croire ?

Certes, la pensée peut être poussée à croire en un être absolu par des « raisons » qui n'en sont pas : des causes extérieures à la pensée elle-même (cf. § précédent). Mais ne peut-elle être amenée à la croyance que pour telles pseudo-raisons, comme le soutiennent les penseurs athées ? La pensée ne peut-elle être conduite à la croyance religieuse par de « vraies » raisons, indépendantes du besoin et de l'intérêt ? Ce serait alors l'exercice plein et rigoureux de la raison qui conduirait nécessairement à la reconnaissance et à l'affirmation d'un absolu, ayant le visage d'un ou de plusieurs dieu(x). Dans ce cas, on ne pourrait plus dire que la croyance religieuse est irrationnelle, puisque la raison serait capable de mener à elle et d'en reconnaître le bien-fondé ; mais on ne pourrait pas dire pour autant que la croyance religieuse serait strictement rationnelle, puisque le rôle de la raison serait justement de mener à ce qui la dépasse.

 

Remarque 1 : « un ou plusieurs dieu(x) » : ce point est l'un de ceux qui, précisément, seront éclaircis en suivant cette piste. L'absolu dont l'existence pourrait être établie par la raison, serait-il nécessairement lui-même sujet absolu, donc un  (monothéisme) ? Ou bien une substance, dépourvue elle-même de subjectivité, et animant une pluralité de « sujets » divins qui n'en seraient chacun qu'un aspect (polythéisme) ?

Sur ceci, voir des développements plus bas, dans le §D.

Remarque 2 : cela ne signifierait pas pour autant que la raison humaine serait capable de « saisir » ou de « comprendre » cet absolu, mais qu'elle serait capable de mener jusqu'à l'admission de son existence, tout en reconnaissant que ce qu'il est dépasse ce qu'elle peut saisir (ce serait à rapprocher de la vision du visage chez Lévinas ; aussi, jusqu'à un certain point, de la contemplation du Bien chez Platon, qui n'est rendue possible que par la dialectique [= logos, raison] même si elle la dépasse).

Sur ceci, voir des développements plus bas, dans le § E.

Dans l'histoire de la philosophie et de la théologie (= le discours rationnel [logos] sur Dieu/les dieux [theos]), diverses « preuves de l'existence de Dieu » ont été proposées. Il ne faut pas se fixer ici sur le terme « preuve », qui risque de prêter à confusion à cause du sens qu'il a dans le domaine scientifique ; il faut entendre par là : des raisonnements tentant d'établir que l'existence de Dieu s'impose nécessairement à toute pensée rigoureuse et « objective ».

Ces raisonnements sont-ils des tentatives de justifications, un habillage, une pseudo-rationalisation de nos besoins, désirs ? Ou sont-ils une mise en œuvre effective des plus profondes ressources de la raison ? Pour le savoir, il n'y a pas d'autre moyen que l'examen loyal et attentif de ces propositions.

1. L'existence du monde / de la nature

Il faut « expliquer la nature par la nature », mais jusqu'à quel point est-ce possible ? Les phénomènes naturels particuliers peuvent et doivent s'expliquer les uns par les autres, leurs causes sont à chercher dans la nature elle-même. Mais quid de celle-ci prise dans son entier ? Comment la nature (ou le monde, ici les deux termes peuvent être identifiés) pourrait-elle être cause d'elle-même ? Ne faut-il pas nécessairement qu'elle résulte d'une cause autre, à chercher en-dehors d'elle ? C'est le ressort de ce qu'on appelle classiquement la « preuve cosmologique ». La notion de cosmos, rappelons-le, fait intervenir l'idée d'ordre, de règle, d'organisation ; le monde n'est pas un chaos informe, ce qui avive la question de savoir d'où lui vient, non seulement son existence, mais encore son caractère structuré, ordonné. – En termes modernes, on dirait : l'univers et ses lois proviennent nécessairement d'autre chose que lui-même.

Cet argument n'est pas à prendre à la légère, et l'on croit souvent trop vite en avoir fini avec lui en s'appuyant sur la science moderne, particulièrement sur la « théorie du Big-Bang ». Cette théorie explique que tout ce qui existe actuellement était contenu à l'origine en un « point » infiniment concentré et dense, qui a ensuite « explosé ». Mais explosé pourquoi, et au bout de combien de temps (sachant que le temps, à proprement parler, ne pouvait pas alors exister), et dans quoi (puisque l'espace n'existait pas non plus) ? Surtout : ce « point originel », d'où vient-il lui-même ? Il fallait bien qu'il y ait déjà quelque chose pour que l'explosion ait lieu, et que ce quelque chose soit infiniment concentré ne change rien au problème.

Toutefois c'est ici le monde en général, considéré « en bloc », qui est pris comme support de la réflexion. Or il faut regarder de plus près pour voir s'il n'y a pas, dans le monde, des existants qui sont irréductibles au monde, et qui ne pourraient donc résulter que d'une « cause » autre que celui-ci. Car dans ce cas, le lien avec cette « cause » serait plus direct, plus intime, et du même coup plus probant : en effet, ces existants-là manifesteraient encore plus que les autres la nécessité d'admettre une origine transcendant le monde.

 

Remarque : je mets le terme « cause » entre guillemets parce que, tout en étant commode, il pose ici problème, parce qu'il implique que ce qui en provient serait de l'ordre d'un « effet » ; or ce statut d'effet ne convient peut-être pas à tous les existants qui sont dans le monde, et dans ce cas, il faudrait envisager que leur origine ne soit pas elle-même de l'ordre de la cause. L'utilisation de ce terme (que l'on trouvera plus bas sous la plume de Descartes, par exemple) est donc à prendre avec réserve, et de façon provisoire.

Cf. plus bas le §D qui portera très largement sur ce point.

2. L'existence de l'esprit

C'est cette dimension, plutôt que le monde en général, qui paraît imposer particulièrement l'idée d'une source extérieure au monde : la présence dans le monde de ce qui ne fait pas corps avec lui, de ce qui ne lui appartient pas pleinement. En tant que rupture, « transcendance », l'esprit fait « tache » ou « trou » dans le tissu du monde, et paraît renvoyer au-delà de celui-ci.

a) l'idée même d'infini

Dans la IIIe partie de ses Méditations métaphysiques, Descartes s'emploie à démontrer l'existence de Dieu (cette IIIe partie est intitulée De Deo, quod existat – De Dieu, qu'il existe). Il cherche si, en lui-même, se trouverait quelque chose qui ne pourrait provenir que de Dieu ; et il s'arrête sur l'une des idées qu'il constate être présentes en en son esprit, l'idée d'infini, se demandant si son esprit lui-même a pu l'engendrer. Il parvient à la conclusion que, étant lui-même un être fini, il ne peut être lui-même la source de cette idée, et que cette dernière ne peut avoir pour source qu'un être qui soit lui-même infini, autrement dit Dieu. L'idée d'infini apparaît ainsi comme la présence, en moi, de quelque chose qui renvoie au-delà de moi-même et du monde.

 

« (…) je n'aurais pas (...) l'idée d'une substance infinie, moi qui suis un être fini, si elle n'avait pas été mise en moi par quelque substance qui fût véritablement infinie.

Et je ne me dois pas imaginer que je ne conçois pas l'infini par une véritable idée, mais seulement par la négation de ce qui est fini, de même que je comprends le repos et les ténèbres, par la négation du mouvement et de la lumière : puisque au contraire je vois manifestement qu'il se rencontre plus de réalité dans la substance infinie, que dans la substance finie, et partant que j'ai en quelque façon premièrement en moi la notion de l'infini, que du fini, c'est-à-dire de Dieu, que de moi-même : car comment serait-il possible que je pusse connaître que je doute, et que je désire, c'est-à-dire qu'il me manque quelque chose, et que je ne suis pas tout parfait, si je n'avais en moi aucune idée d'un être plus parfait que le mien, par la comparaison duquel je connaîtrais les défauts de ma nature ? »

R. Descartes

Explication plus détaillée

Le sens de la première phrase est :

a. Il y a en moi une idée que je ne peux pas avoir engendrée moi-même : l'idée d'infini.

b. Cette idée doit donc avoir une cause autre que moi-même ; et cette cause, pour avoir pu engendrer l'idée d'infini, est forcément un être lui-même infini, autrement dit Dieu.

Ensuite Descartes revient sur le premier point (a), qui a besoin d'être confirmé : suis-je vraiment incapable d'engendrer moi-même cette idée ? (au cas où j'en serais capable, cela supprimerait le deuxième point (b) et la démonstration s'écroulerait).
Comme je suis un être fini, je suis capable d'engendrer moi-même l'idée de fini (cette idée est "à la mesure" de mon être). Descartes se demande donc si l'idée d'infini ne pourrait pas être "construite" en partant de l'idée de fini, par contraste en quelque sorte, selon le schéma : 1) j'ai l'idée de fini, 2) je prends le contraire de cette idée, et 3) cela me donne l'idée d'infini (donc 4) pas besoin de Dieu pour expliquer la présence de cette idée en moi).
Mais il écarte cette possibilité, en soutenant que ce n'est pas l'idée d'infini qui est construite à partir de l'idée de fini, mais l'inverse : c'est seulement si j'ai déjà en moi l'idée d'infini, que je peux, du coup, concevoir l'idée de fini, de limité, de partiel. Les idées de limite et de manque ne peuvent avoir de sens que par comparaison avec quelque chose d'illimité et de complet : le limité, c'est l'illimité moins quelque chose ; le partiel, c'est le complet moins quelque chose. Pour juger qu'une chose est incomplète, il faut nécessairement avoir l'idée de cette même chose étant complète : sinon, comment saurais-je qu'il lui manque quelque chose ? Donc en vérité l'idée d'infini est première par rapport à celle de fini, loin de pouvoir en être tirée.
Ceci étant établi, le point b s'impose comme nécessaire.

Remarque : pour bien comprendre l'argumentation de Descartes, il ne faut pas prendre l'idée d'infini en son sens courant, qui est purement quantitatif (l'infini mathématique ou physique), et qui n'est en vérité que du fini ajouté indéfiniment à lui-même (Descartes l'appelle l'indéfini ; plus tard Hegel l'appellera le « mauvais infini »). L'infini véritable, dont il s'agit ici, est dépassement du fini, et non sa répétition interminable – et c'est cette idée-là qui semble ne pouvoir provenir ni de moi, ni du monde (celui-ci ne comportant, au mieux, que de l'indéfini).

b) l'être d'esprit comme sujet

Mais Descartes fait ensuite porter son interrogation directement sur lui-même : plus radicalement que l'idée d'infini présente dans sa pensée (le cogitatum), c'est l'être pensant lui-même (le cogitans), en tant que sujet de sa pensée et de sa volonté, qui lui paraît exiger une origine qui ne peut être ni la nature, ni d'autres hommes (ses parents), ni lui-même : Méditations métaphysiques, III :

 

« Pour ce qui regarde mes parents desquels il semble que je tire ma naissance, encore que tout ce que j'en ai jamais pu croire soit véritable, cela ne fait pas toutefois que ce soient eux qui (...) m'aient fait et produit en tant que je suis une chose qui pense (quatenus sum res cogitans), puisqu'ils ont seulement mis quelques dispositions dans cette matière, en laquelle je juge que moi, c'est-à-dire mon esprit (mentem), lequel seul je prends maintenant pour moi-même, se trouve renfermé. »

« Peut-être aussi que cet être-là, duquel je dépends, n'est pas ce que j'appelle Dieu, et que je suis produit ou par mes parents, ou par quelque autre cause moins parfaite que lui ? Tant s'en faut, cela ne peut être ainsi; car comme j'ai déjà dit auparavant, c'est une chose très évidente qu'il doit y avoir au moins autant de réalité dans la cause que dans son effet : et partant puisque je suis une chose qui pense (res cogitans) (...), quelle que soit enfin la cause que l'on attribue à ma nature, il faut nécessairement avouer qu'elle doit pareillement être une chose qui pense (...). Puis l'on peut derechef rechercher si cette cause tient son origine et son existence de soi-même, ou de quelque autre chose: car si elle la tient de soi-même, il s'ensuit par les raisons que j'ai ci-devant alléguées, qu'elle-même doit être Dieu (...) Que si elle tient son existence de quelque autre cause que de soi, on demandera derechef par la même raison de cette seconde cause, si elle est par soi, ou par autrui, jusqu'à ce que, de degrés en degrés on parvienne enfin à une dernière cause, qui se trouvera être Dieu ».

R. Descartes

Remarque/Rappel 1 : Cela suppose que soit admise la présence en l'homme d'une dimension irréductible à toute choséité, la dimension de l'esprit comme ayant une réalité substantielle propre ; dans le cas contraire, nul besoin de sortir du monde et/ou de la nature pour rendre compte de l'homme : cf. Marx par exemple. Il faut souligner ici le lien, visible dans l'histoire de la philosophie, entre négation de l'homme comme sujet et négation de l'existence de Dieu, et y voir un indice qu'il pourrait y avoir un lien fondamental entre les deux.

Remarque 2 : ce que dit Descartes à propos des parents (ils ne sont la source que de ma dimension physique, non de ma dimension spirituelle) s'applique aussi, pour la même raison, à la nature en général, et donc à la théorie darwinienne de l'évolution (et au « néo-darwinisme » aussi bien). Cette théorie explique de façon satisfaisante et peu contestable l'existence des espèces biologiques et des êtres qui les composent ; mais ceci ne peut concerner, justement, que la dimension biologique, physique. La question reste entière de savoir comment une évolution naturelle pourrait engendrer un être irréductible à la nature. NB : voir qu'il y a là un problème n'implique nullement d'adhérer aux thèses « créationnistes » à la mode anglo-saxonne.

Si donc l'homme est pleinement sujet, il ne peut être :

Ni un effet de ce qui se trouve dans le monde, puisque son être consiste justement dans l'incommensurabilité avec lui.

Ni un effet de lui-même : sa dimension spirituelle est pour lui comme un fait qu'il peut seulement constater, «toujours déjà là » et précédant nécessairement toute activité de sa part, loin de pouvoir en résulter. Descartes remarque que, si j'avais le pouvoir de me donner l'être à moi-même, alors je serai Dieu (id.) :

 

« Or si j'étais indépendant de tout autre, et que je fusse moi-même l'auteur de mon être, certes je ne douterais d'aucune chose, je ne concevrais plus de désirs, et enfin il ne me manquerait aucune perfection : car je me serais donné à moi-même toutes celles dont j'ai en moi quelque idée, et ainsi je serais Dieu ».

Comme on vient de le voir, en l'occurrence avec Descartes, c'est l'existence de l'homme, comme être d'esprit, sujet, qui oblige à s'interroger sur l'existence d'une origine autre que tout ce qui peut se trouver dans le monde. Indépendamment de toute doctrine et quelles que soient les convictions personnelles, c'est une invitation à se poser sérieusement cette question (ou plus précisément, à voir que cette question se pose) : comment un être tel que l'homme est-il possible ? Aussi une invitation à ne pas se satisfaire trop vite d'explications naturalistes ou matérialistes, qui risquent de ne pas être à la hauteur de la question, dans la mesure où elles ne prennent pas pleinement la mesure de ce qu'est l'homme.

Mais il faut ajouter une complexité supplémentaire, dont on peut estimer que Descartes ne tient pas compte. En effet, par définition l'être d'esprit ne peut pas être considéré comme un effet : ce serait contradictoire avec son être (un effet est déterminé extérieurement, il « est ce qu'il est », sans recul par rapport à lui-même, et sans possibilité d'être autre : or l'esprit est tout le contraire de cela). Du coup, son origine ne peut non plus être envisagée comme une cause (celle-ci, par définition, ne pouvant produire que des effets). La question est donc : peut-on et doit-on concevoir une origine qui ne soit pas une cause ? Y a-t-il une façon de faire être telle, que par elle, ce soit un sujet qui vienne à exister ?

 

 

 

D/ Création, créateur et créature

Si l'homme est un être d'esprit, bien réel (substance) et source première de pensée et d'action (sujet), et s'il ne peut être sa propre origine (il ne se fait pas exister lui-même, mais se découvre existant), alors il s'agit de concevoir deux choses, très étroitement liées : 1) une façon de faire venir à l'être, telle que ce qui vient à être ne soit pas conditionné par sa source, mais dé-lié de celle-ci, de sorte qu'il sera lui-même la source de ce qu'il fera de son être (= statut de sujet) ; et 2) une origine, qui soit capable de faire venir à l'être de cette façon.

 

Remarque : Dans ce qui précède, cette origine a reçu essentiellement des contours négatifs, indiquant ce qu'elle n'est pas : ni la nature, ni d'autres hommes, ni soi-même ; il s'agit donc de tenter de voir, positivement cette fois, et autant que possible, ce qu'elle est. – Certes nous avons vu Descartes lui donner le nom de « Dieu », et préciser qu'elle devait être de nature pensante ; mais ce nom (« Dieu ») n'est encore justement qu'un simple nom, et il reste à voir de plus près ce qu'il faut entendre par là, car il peut signifier bien des choses.

1 La façon de faire venir à l'être (= façon de faire advenir)

L'étude de l’œuvre d'art (dans sa conception classique) nous a déjà amené à concevoir une façon de faire advenir qui s'approche fort de ce que nous cherchons maintenant ; en effet, il s'agissait de comprendre comment pouvait advenir quelque chose (l’œuvre d'art) qui ne soit ni une chose fabriquée, ni un individu vivant (simple exemplaire de son espèce) engendré, ni un effet qui serait causé. Ni la fabrication, ni l'engendrement biologique, ni la causalité ne pouvait convenir pour rendre compte de l'existence de l’œuvre d'art. Une seule notion avait paru adéquate : celle de création ; et cela, parce qu'elle signifie une façon de faire advenir qui consiste à détacher le résultat de ce dont il résulte, de sorte qu'il ne soit pas un simple prolongement de sa source, mais un être « à part entière », ayant tout son être en lui-même, et ainsi une intériorité indépendante, une « âme ».

 

Remarque : L'engendrement biologique n'est pas loin de correspondre à cette définition ; cependant il n'y correspond pas tout-à-fait, pour deux raisons : a) le seul genre d'âme qu'il puisse faire advenir est l'âme comme principe intérieur naturel, vital, voué à l'animation et à la conservation de l'organisme, et non comme substance intelligible, ayant une signification, un contenu à contempler par l'esprit (comme c'est le cas dans l’œuvre d'art). Et b) le vivant biologique engendré est seulement l'exemplaire d'une espèce, remplaçable et voué à disparaître (ce qui le rapproche de l'objet fabriqué, exemplaire d'un concept préalable (cf. Alain) et voué à être usé et/ou consommé (cf. Arendt).

Tous ces aspects correspondent bien à ce que nous cherchons, sauf qu'il ne s'agit plus maintenant de faire être quelque chose pourvu d'une âme intelligible (œuvre d'art), mais quelqu'un pourvu d'une âme intelligente (l'homme) – non un objet digne d'être contemplé, mais un sujet capable de contemplation. Cela signifie-t-il que, s'agissant de ce dernier, la notion de création n'est plus appropriée ? Ou cela signifie-t-il plutôt que c'est à propos de l’œuvre d'art qu'elle n'était pas pleinement appropriée, et que c'est seulement à propos de l'homme qu'elle l'est ? N'est-ce pas à propos de l'homme et de lui seul que la notion de création prend la plénitude de son sens, va « au bout » de sa signification, atteint toute son « effectivité » ?

C'est ce que proposent deux auteurs, presque les seuls, à l'époque moderne, à prendre vraiment au sérieux la notion de création, à lui reconnaître un véritable et profond sens conceptuel – là où l'immense majorité des penseurs modernes ne voient qu'une « image » irrationnelle, une simple « représentation » teintée d'ignorance (c'est par exemple le cas de Hegel, dans ses Leçons sur la philosophie de la religion ; j'ai publié un article là-dessus, visible sur mon site « Invitation à la philosophie », rubrique « Textes et articles » : Examen critique du jugement de Hegel sur la notion de création ex nihilo ; si le cœur vous en dit...).

Tout d'abord E. Lévinas, ce qui n'est pas surprenant, si l'on se souvient de sa pensée de l'homme comme visage. Si, en effet, l'homme est cet être doué d'une infinité intérieure, irréductible à toute choséité, incommensurable à tout ce qui est définissable et saisissable, alors, dit Lévinas, l'unique façon dont un tel être peut apparaître (venir à l'être), c'est la création ex nihilo, c'est-à-dire : une position dans l'être à partir de rien, ie sans que l'être ainsi advenu ne soit le prolongement, le façonnement de quoi que ce soit d'autre que lui-même qui lui préexisterait. Le ex nihilo signifie a) que l'être créé n'est absolument rien avant d'être créé, c'est tout son être qui vient à être, il ne préexistait en aucune façon, sa venue à l'être est un pur surgissement et non un développement, une actualisation, etc. ; et b) que rien ne le maintient lié à autre chose que lui-même sur le mode d'une dépendance, d'une condition (il a tout son être en lui-même et en rien d'autre).

 

Remarque : Sur ces deux points le ex nihilo marque la différence par rapport à la création de l’œuvre d'art. Cette dernière, en effet, ne surgit pas absolument de rien, mais suppose un matériau sensible préexistant ; et elle n'a pas son être absolument en elle-même, ou, ce qui revient au même, elle ne l'a que sur le mode de l'immédiateté : car elle n'a pas à assumer son être, à décider du genre de rapport qu'elle entretient avec lui.

Du fait de ce « rien » qui « se tient » entre l'être créé et sa source, il y a transcendance entre les deux, c'est-à-dire absence de lien, disproportion infinie. Lévinas utilisait déjà le terme de transcendance pour parler du rapport avec autrui (et même pour parler du rapport de soi à soi : « transcendance intérieure ») ; ici il l'applique au rapport entre créature et créateur, entre homme et Dieu. Il y a là, du coup, une équivoque : cela signifie-t-il que, pour Lévinas, il y a « la même chose » entre l'homme et l'homme, et entre l'homme et Dieu ? Difficile à dire au vu de la lettre de son œuvre, qui entretient l'ambiguïté. Mais ce qui est sûr, c'est que l'homme n'est pas créateur de l'homme, et par conséquent, que le « rien » ou la « transcendance » qui existe en l'homme et entre hommes ne peut pas être exactement de même nature que le rien ou la transcendance qui existe entre créature (homme) et créateur (Dieu).

De même, Lévinas disait déjà à propos du rapport avec autrui, que cette discontinuité radicale qui m'en distingue, non seulement n'empêche pas qu'il y ait relation entre lui et moi, mais bien au contraire, rend possible toute relation authentique : il n'y a de vraie relation qu'entre des sujets, donc entre des êtres ontologiquement distincts, séparés, autres. Le même raisonnement s'applique (encore plus?) ici, à propos de l'homme et de Dieu : l'altérité radicale n'est pas un obstacle à la relation, mais au contraire sa condition.

Voici quelques passages de Totalité et infini, dans lesquels on retrouve ces idées concernant le sens de l'idée de création, et certaines de ses conséquences. Ils sont un peu difficiles mais valent la peine qu'on s'y confronte. On peut même en faire le support d'un petit exercice : essayer de définir le sens que Lévinas donne ici aux mots « athéisme » et « égoïsme » (sens assez nettement différents de l'usage habituel) ; du même coup essayer de préciser ce que Lévinas entend ici par « chez soi ».

NB : je mets en gras les passages peut-être les plus clairs et à retenir, si le reste semble trop obscur.

« On peut appeler athéisme cette séparation si complète que l'être séparé se maintient tout seul dans l'existence sans participer à l’Être dont il est séparé capable éventuellement d'y adhérer par la croyance. La rupture avec la participation est impliquée dans cette capacité. On vit en dehors de Dieu, chez soi, on est moi, égoïsme. L'âme – la dimension du psychique – accomplissement de la séparation, est naturellement athée. Par athéisme, nous comprenons ainsi une position antérieure à la négation comme à l'affirmation du divin, la rupture de la participation à partir de laquelle le moi se pose comme le même et comme moi.

C'est certainement une grande gloire pour le créateur que d'avoir mis sur pied un être capable d'athéisme, un être qui, sans avoir été causa sui, a le regard et la parole indépendants et est chez soi. Nous appelons volonté un être conditionné de telle façon que sans être causa sui, il est le premier par rapport à sa cause. » (p.52)

* * *

« la grande force de l'idée de création, telle que l'apporta le monothéisme, consiste en ce que cette création est ex nihilo – non pas parce que cela représente une œuvre plus miraculeuse que l'information démiurgique de la matière, mais parce que, par là, l'être séparé et créé n'est pas simplement issu du père, mais lui est absolument autre. » (p.58)

* * *

« Affirmer l'origine à partir de rien par la création, c'est contester la communauté préalable de toutes choses au sein de l'éternité, d'où la pensée philosophique, guidée par l'ontologie, fait surgir les êtres comme d'une matrice commune. Le décalage absolu de la séparation que la transcendance suppose, ne saurait mieux se dire que par le terme de création, où, à la fois, s'affirme la parenté des êtres entre eux, mais aussi leur hétérogénéité radicale, leur extériorité réciproque à partir du néant. On peut parler de créature pour caractériser les étants situés dans la transcendance qui ne se referme pas en totalité ». (p.326)

E. Lévinas

Cette notion de création est aussi pensée, de façon peut-être encore plus profonde, par Claude Bruaire, qui la fait coïncider avec celle de don, elle aussi prise en un sens radical, c'est-à-dire en un sens ontologique.

Créer, en effet, signifie faire advenir un être qui a tout son être en lui-même, un sujet ; être créé signifie donc que l'on n'est pas soi-même la source de son être, mais que, malgré cela, on est soi-même la source de ce que l'on fera de son être. Par conséquent, créer signifie au fond donner un être à lui-même, et être créé signifie être donné à soi-même. Précisons cette idée, à propos de l'être créé (nous préciserons ce qu'il en est de l'être créateur dans le sous-§ suivant) en décomposant les deux aspects :

il est donné : il a une origine autre que lui-même, il est le contenu d'un « apport extérieur », d'un don.

il est donné à lui-même : il est lui-même le destinatairede cet apport, promis à être le sujet de son existence.

Pour faire ressortir l'idée, comparons avec le don au sens ordinaire, ie le don que l'homme lui-même est capable de faire. Le contenu (ce quiest donné) et le destinataire (ce qui reçoit) sont nécessairement distincts, et l'existence du destinataire est nécessairement présupposée, ainsi que sa capacité à recevoir : je ne peux donner quoi que ce soit à quelqu'un que si quelqu'un existe déjà (ce n'est pas moi qui le fait exister en tant que quelqu'un, sujet : cf. plus haut Descartes à propos des parents), et si la capacité de recevoir est déjà en lui (mon apport suppose cette capacité, il ne l'apporte pas). – On le voit avec l'exemple de l'éducation, qui est sans doute un des plus beaux dons qu'un être humain puisse faire à un autre : on ne peut éduquer (au sens platonicien du terme) qu'un être en lequel la dimension de l'esprit est déjà là ; en l'éduquant, on ne lui apporte pas la capacité à devenir un sujet, on reconnaît au contraire qu'elle est déjà là, et on s'adresse à elle, pour la faire croître – et il serait impossible d'éduquer un être qui n'aurait pas déjà en lui cette dimension (un animal, par exemple : on ne peut que le dresser). C'est bien pourquoi Platon (République VII) disait que l'éducation ne consiste pas à « mettre la vue dans des yeux aveugles », mais à réorienter le regard d'un être qui voit déjà (mais qui voit mal, et pas les bons objets). C'est pourquoi le même Platon comparait l'éducation à un « accouchement des âmes » (= maïeutique), ie une activité qui ne consiste pas à introduire en l'autre quelque chose qu'il n'avait pas, mais à faire se manifester au grand jour une intériorité qui, au départ, est non pas absente, mais présente sur le mode d'une adhérence immédiate à soi-même.

Or ici, dans ce que Bruaire appelle le don ontologique, il y a coïncidence du contenu et du destinataire. Il n'y a pas de destinataire avant le don, puisqu'il est lui-même ce qui est reçu – d'où l'idée qu'il est ex nihilo. Ce n'est pas « quelque chose » qu'il reçoit, pas même une aide pour déployer son être (éducation), mais cet être même que l'éducation s'efforcera ensuite de déployer, qu'elle ne produit pas mais présuppose : l'esprit. – C'est pourquoi ce don est appelé « ontologique », dont de l'être purement et simplement, au double sens du terme, ie comme substantif (ce qui est) et comme verbe (le fait d'être).

L'homme est alors à la fois pleinement dépositaire de son être (évitons de dire « possesseur »), puisque c'est à lui-même qu'il est donné ; et absolument en dette de son être, puisqu'il est donné à lui-même – lui-même n'étant absolument pour rien (autre tonalité encore du ex nihilo) dans le fait d'être, et d'être ce qu'il est, c'est-à-dire un esprit, un sujet.

Enfin et par conséquent, comme il est lui-même la raison d'être du don (que lui-même est), l'homme a ici, au plus haut point, le statut de fin en soi : ce n'est en vue de rien d'autre que lui-même qu'il vient à être, ce n'est à rien d'autre que lui-même qu'il est donné (alors que dans les dons « ordinaires », humains, le contenu du don, ce qui est donné, est toujours destiné à un bénéficiaire autre que lui-même).

Voici quelques courts extraits de L'être et l'esprit (1983), dernière grande œuvre de Bruaire, dans laquelle il expose sa pensée du don ontologique (ou « ontodologie »). Comme pour Lévinas, la lecture de Bruaire est difficile mais vaut d'être entreprise. Je me limite ici à des fragments très peu étendus mais qui me paraissent abordables.

 

« Promis à l'adoption de lui-même par lui-même, à être présent à soi dans la conversion de la substance en sujet, le don est un effet pour être sa propre cause, sa passivité originaire étant puissance d'activité libre ».

« (…) un don ontologique est inassimilable au résultat d'un processus, en quelque registre d'interprétation qu'on l'énonce. Il n'est ni ce qui dérive, ni ce qui procède, ni ce qui se déduit. Toute continuité, exprimée en termes de nécessité et d'épanchement, de causalité invincible ou de délaissement par surabondance (…) souscrit aux représentations hiérarchiques de la dégradation, déperdition, dénivellement (…) Mais l'esprit fini n'est pas l'infini dégradé ou altéré. Il est un autre être, donné à lui-même. (…) L'être donné n'est ni un degré, ni une part, ni une implication du donneur. Sinon, l'être serait retenu, contenu, inclus. Il serait partie, apparente ou réelle, du Même. Il ne serait pas donné à et pour lui-même, absolument, dans son insubstituable altérité (…) Ne présupposant rien de lui-même, présupposant uniquement l'absolu de l'acte qui le fait être, il est, c'est le seul mot adéquat et univoque, créé. Le don de l'être d'esprit est création ».

« C'est pourquoi le concept de création est philosophique de plein droit. Peu importe qu'il soit offert par la Bible à l'ontologie : lui seul dit d'un seul verbe actif, donner l'être d'esprit ».

C. Bruaire

Cette dette, à qui la doit-il, sachant que ce ne peut être ni à la nature, ni à d'autres hommes ? Et en quel sens peut-il et doit-il s'en acquitter ?

2 L'origine créatrice

Étant donné la nature précise du « faire être » qu'est la création, ie le don d'un être à lui-même, il en découle logiquement certaines conséquences concernant le créateur, ie le sujet ou l'auteur d'un tel don.
Tout d'abord des conséquences négatives, c'est-à-dire qui laissent voir ce que ce donateur
n'est pas : il n'est ni une cause (car l'homme en tant qu'être d'esprit n'est pas un effet), ni un géniteur (car le créateur n'engendre pas un être appartenant à la même espèce que lui, ni un prolongement de lui-même, mais un être radicalement autre que lui), ni un fabricant (car, n'en déplaise à Sartre, créer et fabriquer sont deux choses totalement différentes [revoir par exemple Alain sur ce point]) ou un démiurge (« artisan divin » qui, par exemple dans le Timée de Platon, façonne le cosmos et ses composants d'après les Idées qu'il contemple).

De façon positive maintenant, puisque dans la création ex nihilo le créé est donné à lui-même, posé dans l'existence pour être un sujet qui a son être en lui-même et qui aura à décider librement ce qu'il fait de son être, il en découle que le créé est lui-même l'unique raison d'être, l'unique but de ce don. L'être créé, au sens radical et plein de ce terme (que l'on a vu plus haut chez Lévinas et chez Bruaire), est donc, aux yeux mêmes du créateur, une fin en soi, voulue pour elle-même. Cela signifie du même coup que le geste de créer ne comble aucun besoin ou intérêt du créateur : sinon, ce serait au moins en partie pour lui-même qu'il ferait ce geste, et dans cette même mesure, l'être créé aurait au moins en partie le statut de moyen, ce qui exclurait que ce dernier soit un être d'esprit véritable, un sujet. L'origine créatrice est donc à concevoir comme un être capable de viser autre chose que soi-même comme fin en soi ; donc non seulement un être d'esprit, doué d'intelligence et de volonté libre, mais en outre un être capable de gratuité, de désintéressement absolus, puisque ce n'est en rien [encore un accent du ex nihilo...] pour lui-même qu'il crée : il serait tout autant ce qu'il est, et ne manquerait de rien, s'il ne le faisait pas.

 

Remarque : on commence à voir nettement les différences qui séparent l'absolu ainsi conçu, de l'absolu tel que le concevaient, par exemple, les penseurs grecs. On y reviendra, mais, sur le dernier point qui vient d'être indiqué, il est éclairant de (re)dire quelques mots de Platon et d'Aristote.

Chez Platon, on l'a vu (cf. cours sur l'allégorie), l'absolu n'est pas Quelqu'un, mais seulement Quelque chose, non pas un sujet pensant et animé de volonté, mais une Idée seulement pensée, et qui ne veut, littéralement, rien. Aussi cet absolu n'est-il pas créateur de l'homme comme être d'esprit (les âmes sont aussi éternelles que lui), mais, et seulement en un certain sens, cause du monde.

Avec Aristote, une différence importante apparaît : l'absolu tel qu'il le conçoit est pensant et animé de désir ; autrement dit, il se rapproche du statut de sujet, et de la figure du créateur telle que nous sommes en train de l'évoquer. Mais ce Dieu d'Aristote, que pense-t-il et que désire-t-il ? Exclusivement lui-même. Contrairement à l'Idée platonicienne, il est doué de regard, mais ce regard ne peut ni ne doit se porter sur quoi que ce soit d'autre que lui, car rien d'autre que lui n'en est digne ; aussi Aristote le définit-il comme pensée de la pensée (Métaphysique, Λ, 9) :

.

"La nature de l'Intelligence divine pose quelques problèmes (...). Ou bien elle ne pense rien : mais que devient alors sa dignité ? Elle est dans un état semblable au sommeil. Ou bien, elle pense, mais (...) que pense-t-elle ? Ou elle se pense elle-même, ou elle pense quelque autre chose ; et si elle pense une autre chose, ou bien c'est toujours la même, ou bien c'est tantôt l'une, tantôt l'autre. Importe-t-il donc, ou non, que l'objet de sa pensée soit le Bien, ou la première chose venue ? Ou plutôt, ne serait-il pas absurde que certaines choses fussent l'objet de sa pensée ? Il est donc évident qu'elle pense ce qu'il y a de plus divin et de plus digne, et qu'elle ne change pas d'objet, car ce serait un changement vers le pire (...). L'Intelligence suprême se pense donc elle-même, puisqu'elle est ce qu'il y a de plus excellent, et sa Pensée est pensée de pensée".

Aristote

Incapable de s'intéresser à autre chose que lui, ce « dieu » aristotélicien est donc incapable de désintéressement, de générosité, d'oubli de soi : par conséquent il n'est pas créateur – mais, et là aussi, seulement en un certain sens, cause du monde (il le meut en tant qu'il est objet de désir pour le monde, sans réciprocité).

Bien différente du dieu aristotélicien est donc l'origine créatrice : esprit absolu capable d'abnégation, d'intérêt et même d'amour pour autre chose que lui-même. C'est cela et pas autre choseque désigne le terme « Dieu »,au singulier(car l'absolu est par essence un) et avec majuscule (car c'est un nom propre, le nom de Quelqu'un, qui n'est pas un des représentants du divin, mais tout le divin à lui seul : j'y reviens rapidement un peu plus bas), dans les trois « monothéismes » [judaïsme, christianisme, islam]).

Il y a donc grande différence, aussi, avec les divinités du polythéisme (hindou, égyptien, grec, romain...). Dans le polythéisme, l'absolu n'est pas sujet, quelqu'un, mais quelque chose, substance, sans visage, sans forme, sans pensée ni volonté ; il n'est même pas l'addition de tous les dieux, mais un « fond » qui les anime tous sans se réduire à aucun d'eux. Pour leur part, les dieux sont jusqu'à un certain point sujets (ils sont doués de pensée, de volonté), mais ils ne sont pas absolus ; au contraire ils sont en relation les uns avec les autres (donc relatifs), et leurs relations sont elles-mêmes partielles, limitées. On a donc d'un côté un absolu qui n'est pas sujet, et d'un autre côté des sujets qui ne sont pas absolus. Il y a un décalage entre le divin et les dieux, le premier s'éparpillant dans la multitude indéfinie des seconds sans être pleinement réalisé en et par eux – aucun dieu n'étant lui-même le divin.

Dans le passage du polythéisme au monothéisme, le passage du pluriel au singulier, et le passage corrélatif du nom commun (dieu) au nom propre (Dieu), n'est donc pas seulement quantitatif, mais lié à l'essence même des termes en jeu : le dieu qui coïncide absolument avec le divin, qui est le divin à lui seul, est unique non par accident mais en raison de sa nature même : il n'est pas une (des) figure(s) du divin, mais le divin même comme figure – comme Visage, pourrait (devrait?) dire Lévinas.

Les rapports que Dieu [pris au sens précis défini ci-dessus] entretient avec lui-même, et avec l'homme, seront donc à leur tour fondamentalement différents de ce qu'il sont dans le polythéisme. On insistera pour finir sur ce dernier point (le genre de rapport entre l'homme et l'absolu).

 

 

 

E/ La croyance comme rapport adéquat à l'absolu

Le genre de rapport qui peut ou qui doit exister entre des termes dépend directement de la nature des termes en question. Si l'homme est un être d'esprit qui n'est possible que comme créé, ie donné à lui-même, et si Dieu est esprit absolu, ayant à la fois la puissance et la volonté de donner l'être, ie de créer, alors leurs relation est à concevoir fondamentalement comme une relation de personne à Personne. Du coup, la notion de croyance, ou de foi (latin fides, qui a donné en français fidélité, confidence, confiance...) semble devoir prendre tout naturellement une place centrale, légitime et nécessaire dans cette relation.

Ce ne serait pas le cas si l'absolu était non pas une Personne, mais une Idée, comme il en va chez Platon par exemple. On comprend bien, en effet, que le mode de rapport qui est appelé par la nature même de cet « objet » est le savoir, la connaissance ; c'est lorsqu'il prend la forme du savoir, de la science (noesis) que le rapport à l'Idée est dans sa forme la plus juste, la plus adéquate. La croyance apparaît dans ce cas comme un mode de rapport inférieur, défectueux, inapproprié : c'est pourquoi, dans la hiérarchie platonicienne des formes de la pensée (cf. la « ligne » de la fin du livre VI de la République), la croyance (pistis) est classée presque tout en bas, parmi les formes de l'opinion (doxa). – Cette hiérarchie entre croire et savoir est très souvent admise et considérée comme évidente ; il semble aller de soi que le savoir « vaut mieux » que la croyance, que la croyance ne peut être qu'un pis-aller dont on est parfois obligé de se contenter « faute de mieux ». Le savoir n'est-il pas certain et « objectif », alors que la croyance est exactement le contraire, « subjective » et incertaine ? Mais on oublie que cette hiérarchie n'est justifiée que là où il s'agit d'idées ou de choses ; c'est seulement à propos de tels objets que le savoir peut (et doit) être conçu comme le mode de rapport le plus parfait possible.

Mais si l'absolu n'est pas une simple Idée, s'il a la dimension de la Personne, ce classement doit être révisé, et la notion de croyance doit être à la fois redéfinie et rehaussée. Pour le comprendre, n'hésitons pas à nous appuyer sur la relation de personne humaine à personne humaine ; car sans être identique à la relation entre homme et Dieu, elle lui est nécessairement apparentée au moins jusqu'à un certain point.

Entre des personnes (= sujets), le seul vrai mode de manifestation de soi à l'autre est la révélation, c'est-à-dire le passage dans l'extériorité et dans la visibilité de ce qui, fondamentalement, est indéductible, imprévisible et im-provocable. Ce que l'autre pense, veut, promet, etc., je ne peux que le recevoir comme un donné qui n'a sa source nulle part ailleurs qu'en l'autre lui-même, et qui ne peut donc être authentifié par aucune garantie extérieure à l'autre lui-même. Ainsi dans le domaine des relations inter-humaines, on comprend bien que la promesse, ou la déclaration d'amour, sont des manifestations de l'intériorité d'un être à destination d'un autre, qui n'ont de sens que si elles sont libres, ie ayant leur source unique et radicale dans la volonté du sujet qui les fait, et qui n'ont absolument aucune autre garantie que cette volonté. Certes, l'amour se réalise au travers d'actes, de gestes, etc., mais ceux-ci ne peuvent avoir statut de « preuves » ou de « garanties », car leur véracité est chaque fois entièrement dépendante de la droiture et de la sincérité de celui qui les effectue. Il n'y a aucun moyen de s'assurer de la vérité, ici, de façon « objective », car ce n'est pas à un objet que l'on a affaire. Non seulement des signes d'amour peuvent être trompeurs, mais ils constituent même, malheureusement, le plus efficace des moyens de tromperie : on ne se méfie pas de celui qui donne toutes les apparences de l'amour...

Des garanties extérieures, des prévisions, déductions, etc., bref tout ce qui permet de s'assurer par soi-même de la véracité de ce qui est manifesté, autrement dit de se placer sur terrain du savoir, cela n'est logiquement possible qu'avec des êtres dont le comportement dépend essentiellement d'autre chose qu'eux-mêmes (ie de processus déterminés et donc déductibles, vérifiables extérieurement), autrement dit des êtres qui ne sont pas des personnes, mais – dirait par exemple Kant – des choses.

 

Remarque/rappel : La révélation se fait par la parole, seul mode de relation qui laisse absolument intacte l'altérité des termes en présence, qui « parcourt la distance sans l'abolir » (Lévinas), et préserve ainsi l'être-soi de chacun. L'entrée en relation avec l'autre n'est pas inscription de l'autre en soi (cf. la consommation), ou réduction de l'autre au statut d'élément d'une totalité dont on fait soi-même partie, si ce mouvement vers l'autre s'adresse à lui comme à celui dont on attend une réponse, donc comme un sujet à part entière. Et adresser la parole à quelqu'un, c'est bien le considérer comme un tel être Cf.  Lévinas, Totalité et infini (NB : attention au sens du terme « athéisme » ici ; cf. les extraits de Lévinas précédemment cités (§D, 1) et la remarque qui les introduit) :

"La révélation est discours. Il faut pour accueillir la révélation un être apte à ce rôle d'interlocuteur, un être séparé. L'athéisme conditionne une relation véritable avec un vrai Dieu καθ́ αύτό. Mais cette relation est aussi distincte de l'objectivation que de la participation". (p.75)

"La merveille de la création ne consiste pas seulement à être création ex nihilo, mais à aboutir à un être capable de recevoir une révélation, d'apprendre qu'il est créé et à se mettre en question. Le miracle de la création consiste à créer un être moral. Et cela suppose précisément, l'athéisme, mais à la fois, par-delà l'athéisme, la honte pour l'arbitraire de la liberté qui le constitue". (p.88)

E. Lévinas

Par conséquent la réception de ce qui est ainsi révélé ne peut s'effectuer sur le mode du savoir, mais seulement sur le mode du croire: en se révélant à moi, l'autre ne s'adresse pas à ma capacité d'analyser, de déduire, etc., mais à ma capacité de faire confiance, d'accepter une vérité sans autre support ni garantie que la droite volonté de l'autre. Autant la révélation est la seule manière de manifester ce qui est impossible à déduire ou à contraindre, autant la croyance est la seule façon de recevoir cette manifestation; ces deux modalités s'appellent mutuellement et se correspondent rigoureusement. – Il ne faut donc pas déplorer d'être obligé de faire confiance à l'autre, de se fier et se confier à lui, de s'en remettre à lui : cela reviendrait exactement à déplorer que l'autre soit un être d'esprit, libre et responsable.

Dans le cas de la révélation divine, il faut même aller jusqu'à accepter de recevoir ce qui dépasse complètement notre pouvoir de prévision et d'estimation du possible, autrement dit renoncer à fixer soi-même, d'avance, ce qui est croyable ou pas. Ainsi, que l'absolu s'intéresse à nous les hommes, qu'il veuille entrer en relation avec nous, qu'il nous aime (christianisme), cela n'est absolument pas croyable selon les critères qu'il est humainement possible de fixer : car non seulement l'absolu pourrait très bien ne pas le faire (il serait tout aussi absolu en ne le faisant pas), mais il semble même impossible qu'il le fasse, puisque cela paraît contredire son statut d'absolu. C'est très clairement visible dans l'extrait d'Aristote de Métaphysique, Λ, 9, ci-dessus : pour ce penseur et pour les Grecs en général, qui se sont appuyés uniquement sur les ressources de la raison, un dieu digne de ce nom ne s'intéresse à rien, ou bien seulement à lui-même ; il serait moins divin en se souciant de nous! D'où l'idée que l'amour de Dieu pour l'homme ne peut être que révélé : aucune spéculation humaine ne peut parvenir à le savoir, ni même à le supposer, puisque ce n'est nullement une conséquence logique du concept de Dieu (si tel était le cas, nous pourrions le déduire), et que cela semble même absurde.

Qu'il s'agisse de relation homme-homme ou homme-Dieu, la croyance s'expose au risque de la crédulité, qui consiste à accorder trop facilement sa confiance. Mais comme aurait pu dire Socrate, c'est « un beau risque à courir » : vouloir l'éviter à tout prix pour être sûr de ne jamais « prendre des vessies pour des lanternes », c'est rendre impossible une relation comme l'amour, et se condamner à prendre systématiquement toutes les lanternes pour des vessies ! De même que celui qui se révèle s'expose au risque d'être rejeté ou – pire sans doute – de ne pas être cru, de même celui qui croit s'expose au risque d'être trompé ou de se laisser aveugler par son propre désir. Encore une fois les deux attitudes se correspondent fondamentalement : dans les deux cas, il s'agit d'un mouvement absolument libre, d'un « saut » dans l'imprévisible et l'incontrôlable, qui consiste à s'en remettre à la liberté de l'autre. Il n'y a pas d'autre moyen pour deux libertés de se rencontrer.

Ainsi le Dieu créateur, dont il s'agit dans les monothéismes, se présente comme une Personne, mais en un sens absolu : en particulier il est créateur au sens strict du terme, ce que l'homme n'est qu'en un sens relatif (cf. l'artiste). C'est avec lui que se montrent dans leur plénitude tous les aspects de la problématique du rapport entre les personnes. Et le point culminant de ce rapport se laisse désigner par le terme « croire », qu'il s'agisse de confiance (rapports homme-homme) ou de foi (rapport homme-Dieu). Dans les deux cas, croire n'est pas ce à quoi on devrait se résigner faute de mieux – comme si, dans l'idéal, il serait préférable de savoir – mais c'est la manière la plus authentique, la plus adéquate (ie conforme à son objet) de se rapporter à une personne.

 

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L'histoire

 

En français le mot désigne à la fois la chose étudiée (ensemble d'événements advenus au cours du temps) et l'étude de la chose (l'histoire comme discours, discipline) ; le latin par exemple – res gestae/historia – a deux termes différents.

Est-ce significatif ? On peut y voir l'indice qu'un lien substantiel existe entre les deux, autrement dit qu'il n'y a de vraie historicité que là où il y a représentation consciente, narration et compréhension de celle-ci ; vivre l'histoire et la penser seraient liés ; inversement, si ce qui est vécu n'est pas représenté et réfléchi par l'esprit conscient et connaissant, cela montrerait que ce vécu n'est pas histoire au sens strict, mais, disons, simple devenir. Ce sera par exemple la thèse de Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire.

Pour essayer d'en juger, il faut entrer dans l'examen du concept lui-même, en commençant par voir si, justement, il est pertinent de distinguer histoire et devenir.

 

 

1. Historicité et naturalité

La dimension commune à l'histoire et au devenir naturel est celle du temps. Pour tout être fini, végétal, animal ou homme, l'existence se déroule dans le temps. Mais tout comme il y a différentes façons pour l'être existant d'être en rapport avec son exister (cf. ce qui a été vu à propos de la notion d'existence, chez Sartre et surtout chez Heidegger – l'ek-sistence), de même, il y a différentes façons pour l'être temporel d'être en rapport avec sa temporalité.

L'être naturel se caractérise par son immersion dans le temps, son absence de recul par rapport à lui – alors que le temps est pour ainsi dire le recul même, la non-coïncidence avec soi, l'indéfinie négation de soi. Le temps a pour l'être naturel la forme d'une puissance extérieure, qui l'emporte – image classique du fleuve – sans lui laisser de distance par rapport à cet « emportement ». Aussi l'être naturel est-il enfermé dans le présent ; l'être vivant, en particulier l'animal, est en rapport avec le réel au moyen de ses sens ; or ceux-ci ne peuvent donner accès qu'à ce qui est présentement là (impossible d'avoir une sensation de ce qui n'est plus [passé] ou de ce qui n'est pas encore [futur]). Certes, en lui le rapport au temps est différent de celui qu'on trouve chez l'être naturel inorganique : comme l'a souligné Bergson (L'évolution créatrice principalement), le temps prend pour le vivant la consistance de la durée, où le temps n'est plus un simple cadre extérieur indifférent à ce qui le remplit, mais entre dans la constitution intime de l'être ; certes aussi, l'animal est (plus ou moins) doué de mémoire et de faculté d'anticipation ; mais toujours en lien direct avec ce qui est là et maintenant (hic et nunc): l'animal ne peut rappeler à lui un passé, ni imaginer un futur, qui n'auraient rien à voir avec ce qu'il est en train de vivre.

Ainsi donc la nature n'est pas immobile, il y a en elle du temps, du devenir, sous différentes formes : les individus vivants naissent, croissent, meurent ; les espèces évoluent ; le climat change ; les astres sont en mouvement, etc.

Le point commun de ces modes naturels du devenir, c'est qu'ils se déroulent de façon nécessaire (enchaînements de causes et d'effets selon les lois de la physique), inconsciente et involontaire : par exemple le développement physiologique d'un individu, ou l'évolution d'une espèce animale, ne requièrent aucune intervention de la conscience ; ils ne résultent nullement de décisions. Idem pour les déplacements des corps célestes, les évolutions géologiques, etc.

Cela signifie que la nature forme un grand tout, dans lequel il y a une multitude de changements, mouvements, évolutions, mais des changements qui a) ne créent aucune véritable rupture avec l'état de choses antérieur, mais sont des prolongements, des effets nécessaires de ce dernier ; il y a une continuité fondamentale « en dessous » des changements, c'est toujours la même chose (« le Même ») qui se continue sous de nouvelles formes (NB : cela, même quand certains changements naturels brusques et violents semblent introduire une rupture; en vérité ce sont toujours les mêmes forces et les mêmes lois qui s'exercent, et toujours de la même façon). L'idée est donc : il n'y a jamais de véritable nouveauté dans la nature, tout ce qui apparaît est une suite nécessaire de ce qui précédait (comme on dit : « la nature ne fait pas de sauts ») ; et b) ces changements naturels ont donc très souvent une forme répétitive, cyclique ; c'est la même chose qui revient : par exemple, le retour cyclique des saisons, la manière cyclique dont les astres se déplacent, etc.

Il y a certes des évolutions dans la nature, mais elles se font selon des lois nécessaires (non conscientes, non choisies), qui, elles, ne changent pas, et qui, par conséquent, n'entraînent pas de changements essentiels, fondamentaux. Par exemple : il y a bien une évolution des espèces (Darwin, L'origine des espèces), de nouvelles espèces « apparaissent », etc. Mais ce sont seulement de nouvelles manifestations de la même chose : la vie biologique, avec ses nécessités et ses lois, en particulier le règne de l'instinct ; le changement ne consiste pas à passer de l'instinct à autre chose, mais seulement à passer d'une forme d'instinct à une autre. Et le but universel, nécessaire, de l'être naturel mû par l'instinct, est toujours exactement le même : vivre, survivre, perpétuer l'espèce, autrement dit "persévérer dans l'être" (cf. le conatus de Spinoza, Éthique).

Avec l'homme apparaît un rapport au temps qui est, ou peut être, d'une tout autre nature : non plus l'immersion plus ou moins totale en lui, mais la capacité de faire de lui le moyen et la condition d'autre chose : la vie consciente, qui, de multiples façons, s'arrache au présent immédiat, et fait surgir dans le temps autre chose que ce qui serait advenu si on l'avait laissé suivre son cours. -- La mémoire en particulier change de nature : l'homme est le seul être capable de se rappeler de ce qu'il n'a pas lui-même vécu. Revenir ici à l'idée que l'homme est l'être qui « nie le donné naturel » – le temps faisant lui-même partie de ce « donné ». Avec l'homme quelque chose de non-naturel vient à exister dans la nature, quelque chose de non-temporel vient à exister dans le temps. La nature n'est plus tout, mais arrière-plan, cadre, moyen, occasion ; arrive en elle et au moyen d'elle ce que, d'elle-même, elle est absolument incapable de produire, ce qui ne découle pas d'une nécessité immanente : la pensée et l'action volontaire. Ainsi y a-t-il monde, au sens vu chez H. Arendt.

Alors qu'il n'y a dans la nature que des faits, il y a dans le monde des événements, ie : ce qui vient rompre l'enchaînement inéluctable, la répétition, le prévisible ; ce qui outrepasse l'horizon d'attente fixé par ce qui existait auparavant ; ce qui ne vient pas occuper une place déjà prête pour le recevoir, mais ce qui se fait soi-même sa place en advenant (c'est pourquoi J.-L. Marion fait de l'événement l'une des formes du « phénomène saturé » ; cf. Étant donné).

Alors que la nature engendre (et subit) un devenir constitué d'une succession de faits, l'homme engendre (et subit?) une histoire constituée d'événements – de ruptures par rapport à la simple succession.

 

 

2. Les deux degrés de l'historicité

Mais précisément, comme tout ce qui est humain est en rupture avec la naturalité, cela oblige a distinguer deux sens de la notion d'historicité.

a. En un sens à la fois large et strict, est historique tout ce qui est humain : tout ce que fait l'homme se fait dans un monde, ie dans une réalité irréductible au donné naturel, dont les éléments ont pour sens de dominer ou de réguler le temps, au lieu de simplement s'inscrire en lui.

Par ex., repenser à ce que dit H. Arendt de l’œuvre d'art : elle est, ou veut être, présence de ce qui outrepasse le présent, de ce qui est « immortel » ; l’œuvre est en ce sens une réalité temporelle qui nie le temps. Mais ne pas oublier que même les objets les plus utilitaires (d'usage, de consommation...) appartiennent au monde et, par là, à l'histoire : il a fallu, pour les réaliser, s'abstraire du flux du temps, le « suspendre » pour ainsi dire : concevoir des idées, prendre des décisions ; non pas suivre un courant, mais s'en dégager, voire s'y opposer.

En ce sens, chaque parole humaine, chaque acte humain sont des événements, et sont donc historiques, même les plus humbles et les plus insignifiants, car tous supposent une sortie hors de la temporalité seulement naturelle.

b. Mais en un sens plus étroit, qui correspond à l'usage le plus courant, seuls certains événements sont « historiques » (le mot même d'événement leur étant alors réservé). L'événement historique n'est pas n'importe quel résultat de l'action humaine, mais celui qui se détache des autres, qui est vu comme ayant une signification particulière. Cette fois, le fond sur lequel se détache l'événement n'est plus la nature (premier sens ci-dessus) mais l'historique lui-même comme quotidienneté, banalité, habitude ; c'est de son propre fond que l'esprit ici se détache, et, comme on pourrait dire, se sépare de sa propre lourdeur, de sa pesanteur, de sa tendance à se naturaliser. L'idée est alors : tout ce qui est humain est historique, mais tout ce qui est humain n'est pas humain au même degré (exactement comme, chez H. Arendt, tout ce qui est mondain n'est pas mondain au même degré) – et donc : tout ce qui est historique n'est pas historique au même degré.

Voici un texte de A. Kojève dans lequel il met en relief, à sa façon, ce second sens de l'historique, à l'aide d'un exemple (Jules César s'apprêtant à franchir le Rubicon – et à prononcer le fameux alea iacta est) :

 

« Prenons pour exemple d'un « moment historique » l'anecdote célèbre du Rubicon. - Qu'y a-t-il dans le présent proprement dit ? Un homme se promène la nuit au bord d'une petite rivière. Autrement dit quelque chose d'extrêmement banal, rien d' »historique». Car même si l'homme en question était César, l'événement n'aurait rien d'« historique » si César se promenait ainsi uniquement à cause d'une insomnie quelconque. Le moment est « historique » parce que le promeneur nocturne pense à un coup d’État, à la guerre civile, à la conquête de Rome et à la domination mondiale. Et notons-le bien parce qu'il a le projet de le faire, car tout ceci est encore dans l'avenir. L'événement en question ne serait donc pas « historique » s'il n'y avait pas une présence réelle (Gegenwart) de l'avenir dans le monde réel (tout d'abord dans le cerveau de César). Le présent n'est donc « historique » que parce qu'il y a en lui un rapport à l'avenir, ou plus exactement parce qu'il est une fonction de l'avenir (César se promenant parce qu'il pense à l'avenir). Et c'est en ce sens qu'on peut parler d'un primat de l'avenir dans le « Temps historique ». Mais ceci ne suffit pas. Supposons que le promeneur soit un adolescent romain qui « rêve » à la domination mondiale, ou un « mégalomane » au sens clinique du mot qui échafaude un projet par ailleurs identique à celui de César. Du coup, la promenade cesse d'être un « événement historique ». Elle l'est uniquement parce que c'est César qui pense en se promenant à son projet (ou « se décide », c'est-à-dire transforme une « hypothèse » sans rapport précis avec le temps réel en un « projet d'avenir » concret). Pourquoi ? Parce que César a la possibilité (mais non la certitude, car alors il n'y aurait pas d'avenir proprement dit, ni de projet véritable) de réaliser ses plans. Or, cette possibilité, c'est tout son passé, et son passé seulement, qui la lui assure. Le passé, c'est-à-dire l'ensemble des actions de lutte et de travail effectuées dans des présents en fonction du projet, c'est-à-dire de l'avenir. C'est ce passé qui distingue le « projet » d'un simple « rêve » ou d'une « utopie ». Par conséquent il n'y a un « moment historique » que là où le présent s'organise en fonction de l'avenir à condition que l'avenir pénètre dans le présent non pas d'une manière immédiate (unmittelbar, cas de l'utopie), mais étant médiatisé (vermittelt) par le passé, c'est-à-dire par une action déjà accomplie ».
A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel

La notion d' « historique » se dédouble donc, et il faut distinguer :

D'une part, la masse des actes et propos « quotidiens », banals, habituels, ou rituels : ce sont, en quelque sorte, des événements qui tendent à devenir de simples faits, voire des effets d'une structure ; des manières d'être « machinales » et répétitives, où la temporalité devient analogue à celle de la nature : retour cyclique du Même, où rien de nouveau n'arrive – cette façon d'être faisant elle-même obstacle au surgissement de la nouveauté. – Des peuples entiers et très nombreux ont existé sur ce mode : peuples « primitifs » ou « archaïques » entrevus chez Lévy-Bruhl (L'âme primitive) et Girard (Des choses cachées depuis la fondation du monde) – et aussi bien les peuples évoqués par Mauss. En de telles cultures, rien de véritablement comparable au franchissement du Rubicon par César ne peut arriver : la vie de l'homme et de sa communauté (le premier ne se distinguant d'ailleurs pas vraiment de la seconde) est enserrée dans un ensemble de règles immuables, qui excluent la possibilité du changement, de l'innovation, de l'expression de la singularité personnelle, de l'intériorité ; l'existence y est rythmée par le rite, comme règne de l'extériorité, de la soumission à une nécessité perçue comme puissance extérieure. Ces peuples n'ont pas (ou n'avaient pas) d'histoire à proprement parler (ils sont ou étaient, mille ans plus tard, presque exactement identiques à ce qu'ils étaient mille ans plus tôt), mais c'est pourtant bien dans la dimension de l'histoire qu'ils existent (ou qu'ils ont existé) – et non pas dans celle de la nature. Ils habitent cette dimension de l'historicité dans laquelle l'esprit tend à se solidifier en une « seconde nature » globale, une « structure » relativement immobile.

 

Remarque/rappel 1 : la « seconde nature », individuelle ou collective, n'est pas une nature, mais de l'esprit naturalisé – donc de l'esprit dans une certaine forme, ce qui est tout autre chose.

Cette différence essentielle est encore parfois « oubliée » dans les devoirs, ce qui entraîne de fâcheuses méprises.

C'est cette même différence que certains Européens mirent du temps à comprendre et à reconnaître, lorsqu'ils entrèrent en contact avec certains peuples d'Afrique ou d'Amérique : ils doutèrent parfois d'avoir affaire à de « vrais hommes », et crurent parfois avoir affaire plutôt à des quasi-animaux, parce qu'ils distinguaient mal ces deux choses : l'esprit dans une forme devenue « naturelle », et la nature stricto sensu c'est-à-dire l'absence d'esprit.

Remarque 2 : je dis bien « parfois », car il est faux que cela ait toujours été le cas, comme on l'entend souvent affirmer. C'est ce que montre l'exemple de la célèbre Controverse de Valladolid : contrairement à ce que prétend une légende tenace, alimentée par des discours ou des films déformant la réalité, cette controverse n'avait aucunement pour objet de savoir si les « Indiens » d'Amérique centrale ou du sud étaient des êtres humains, comme s'il y avait eu un doute à ce sujet. En vérité tous les protagonistes de cette discussion, y compris Sépulveda, les considéraient comme humains (ainsi que suffit à le prouver le fait qu'ils souhaitaient les convertir au christianisme : on ne baptise pas des animaux !) ; tout le débat portait justement sur la façon dont il fallait s'y prendre pour les traiter humainement, sur les limites à se fixer dans la domination exercée sur eux, étant donné et étant admis qu'il s'agissait d'êtres humains. – Tel était le souci et l'intention de Charles Quint qui en ordonna la tenue.

Où l'on voit, au passage, comment la légende se substitue à l'histoire, dès que l'idéologie s'en mêle...

D'autre part, ce qui, se détachant sur le fond de cette pseudo-nature et le dépassant, modifie de façon significative la conception de l'existence, la perception et la compréhension de l'esprit par lui-même. L'événement historique marque un « avant » et un « après », non pas de façon seulement linéaire et horizontale (comme c'est le cas dans le temps naturel), mais de façon plus radicale, en instaurant une coupure avec l' « avant » dans son ensemble, en inaugurant une nouvelle façon de penser, sentir, agir, etc. Il peut y avoir à cet égard plusieurs degrés : un événement peut « bousculer » plus ou moins profondément un ordre des choses établi ; plus c'est la conception fondamentale des choses, de l'essence de l'homme, du sens de l'existence qui est affecté, modifié, plus le changement va affecter en profondeur l'ensemble des aspects de la vie humaine, et plus il va entraîner la naissance de ce que l'on peut appeler un nouveau monde. Par exemple, on peut considérer que c'est le cas de la Révolution française (quelque jugement que l'on puisse avoir sur elle par ailleurs), car elle a incontestablement bouleversé en profondeur le monde antérieur dans la totalité de ses aspects. – C'est là le sens premier de la notion d'époque : cf. grec épochè, qui signifie « suspension », « détachement », « isolement » par rapport au reste ; ce qui fait époque, c'est ce qui vient briser le déroulement paisible du temps selon une logique établie, ce qui se détache nettement de l'ordre antérieur des choses. Ce sera aussi le sens de la notion de « monde » (Welt) chez Hegel, qui, dans sa philosophie de l'histoire, distingue quatre grands moments : le monde oriental, le monde grec, le monde romain, et le monde germanique, chacun incarnant un esprit global, une conception fondamentale de l'existence (NB : peu importe, ici, ce que l'on peut penser de la pertinence de cette subdivision : il s'agit simplement d'un exemple illustrant la notion d'époque historique).

 

 

3. Types de réalité historique et types de discours : mythe et histoire

A l'historicité du premier genre, immédiate et figée, correspondent la pensée et le discours du mythe. Le sens, la signification, l'au-delà du naturel sont reportés en-dehors du monde empirique, temporel ; dans le mythe sont représentés des êtres et des actes que personne n'a jamais effectivement vus, et surtout, que personne n'aurait pu voir, car en réalité ils ne prennent pas place dans le temps, même si leur narration donne l'impression contraire. Le mythe de Prométhée, par exemple, décrit certes une suite d'actions (Épiméthée distribuant les dons et laissant les hommes dépourvus, puis Prométhée intervenant pour remédier à cette carence, etc.), et en ce sens le mythe comporte bien la dimension du devenir ; mais l'ensemble de ces « événements », pris en lui-même, est « hors du temps », en ce sens qu'il n'est pas situé dans un passé qu'il serait possible de dater, et qui aurait pu avoir des témoins. Le mythe ne se trouve nulle part dans la chaîne des événements empiriques, l'élément dans lequel il se situe est celui de l'intemporel. Et pourtant le mythe n'est pas une simple fiction. Il ne se présente pas comme quelque chose d'inventé, comme une histoire imaginée, même pleine de sens et d'enseignement (contrairement au conte par exemple) – et d'ailleurs il est significatif que les mythes n'ont pas d'auteurs identifiables. Ce qu'il dit est présenté par lui comme « réel », effectif, et cela à juste raison : car il dévoile ce qui est conçu comme les aspects les plus essentiels et les plus profonds de l'homme et de l'existence humaine, il montre ce qui est considéré comme constitutif de l'essence humaine. Mais ce contenu essentiel, il ne le montre qu'en le voilant, car il expose le sens, la signification (qui sont de l'ordre de l'idée, de la pensée, et n'ont pas de réalité empirique) sous forme de faits, d'actions, résultant de décisions prises par certains personnages. Ces actes et ces faits ne peuvent pas être exposés comme des fictions, puisque c'est par eux seulement que vient à la conscience un sens, qui, lui, n'a rien de fictif ; aux yeux de l'homme qui y croit, il ne représente pas un aspect de l'essence humaine (par exemple la « nudité ontologique » de l'homme dans le mythe de Prométhée), il l'explique et le justifie. En un mot, il présente du non-empirique sous une forme elle-même empirique, de l'intemporel sous une forme temporalisée, et se tient ainsi dans un étrange entre-deux, entre réalité du sens et réalité factuelle. – Par là, ce qui fait le sens de l'existence, ce qui fait l'humanité de l'homme et la mondanéité du monde, tout cela est placé hors du monde et du temps, aussi hors du pouvoir et de la responsabilité de l'homme, et figé une fois pour toutes.

Au contraire, l'histoire comme devenir conscient et volontaire, où l'esprit ne se fige pas en « seconde nature » mais s'en extrait, appelle l'histoire comme discours, le discours lui-même vraiment historique. Ce discours expose et analyse des événements qui ne sont pas les résultats d'un destin irrévocable, ni de simples circonstances accidentelles, mais découlent de décisions humaines. L'esprit de l'homme se représente sa propre activité et se voit lui-même à l’œuvre dans la réalité empirique spatiale et temporelle, ayant conscience d'être lui-même la source de cette activité. Il se représente son activité comme sienne (non comme l'effet d'un ordre existant hors de lui), la décrit et la comprend comme ensemble d'événements empiriques, que l'on peut situer dans le monde (datation, localisation), dont on peut témoigner, qui ont des auteurs identifiables, et qui ont en eux-mêmes un sens ; car ce qui arrive, ce qui est fait par les hommes, met en jeuune certaine conception de l'existence, des relations humaines, de ce qui est vrai, bien, etc. Ce sens n'est pas figé et en repos au-delà de la volonté des hommes, s'imposant de l'extérieur à ces derniers, comme dans le mythe, mais l'homme a à l'assumer, le faire vivre, s'élever vers lui. Par leurs actes les hommes donnent plus ou moins réalité à l'essence de l'homme, ils sont les sujets de ce qui a lieu. Aussi l'homme accorde-t-il de l'importance et de l'intérêt aux événements empiriques, à la mesure de leur impact sur l'essentiel : dans la masse des événements, il prélève et détache le plus significatif, le plus essentiel, l'isole du banal et du machinal, le signale et le retient comme digne d'attention et, ce faisant, le conserve – il écrit ainsi une histoire. D'où cette thèse de Hegel, selon laquelle l'histoire comme discours (produit par des historiens) ne peut naître que dans un peuple qui est lui-même « historique », c'est-à-dire libéré des mythes et de la temporalité répétitive qui va avec ; à l'inverse, les peuples chez qui l'esprit existe sous la forme d'une « seconde nature » figée n'écrivent pas de discours historiques, n'engendrent pas d'historiens.

On peut donc résumer la différence entre mythe et histoire en disant que dans la seconde, et contrairement au premier, l'intemporel n'est plus un « au-delà » figé, avec lequel les hommes seraient dans un rapport extérieur, mais il se trouve mis en jeu dans l'existence des hommes qui se conçoivent comme des sujets.

Deux exemples parmi les tout premiers fondateurs de l'histoire comme discipline ou comme discours :

Hérodote (480 av.J.C. – 425 av.J.C.) retraçant dans son Enquête (ce titre est significatif à lui seul : il montre bien la rupture avec le discours mythique ou légendaire) le développement de l'empire perse, sa rencontre avec le monde égyptien et, surtout, avec le monde grec, le conflit avec ce dernier (« guerres médiques ») : il ne s'agit pas là d'un simple conflit entre deux clans ou tribus ayant des intérêts divergents – ce qui, sans jeu de mots, n'aurait pas grand intérêt –, mais du heurt entre deux conceptions fondamentales du monde, de la personne, du droit, etc., qui a donc une signification de portée universelle.

Thucydide (465 av.J.C. – env. 400 av.J.C.) exposant dans La guerre du Péloponnèse la genèse et le développement de la guerre entre les Grecs cette fois (Sparte et Athènes), « guerre du Péloponnèse » : il s'agit, davantage que d'une rivalité entre deux cités, du sort de l'esprit grec lui-même, celui-ci se déchirant pour ainsi dire de l'intérieur, et de la perte définitive de souveraineté pour celle des deux cités qui avait porté cet esprit à son plus haut point d'accomplissement (Athènes, qui après la brève domination de Sparte subira celle, plus durable, de la Macédoine, et quelque temps plus tard celle, bien plus durable encore, de Rome). La défaite d'Athènes est le début de la sortie de la Grèce « hors de l'histoire » – en ce sens que, à partir de ce moment, elle ne jouera plus aucun rôle historique déterminant. Et là encore, à travers le destin particulier d'une petite communauté d'hommes se joue la prévalence d'une conception de l'universel.

Cela conduit à faire quelques remarques importantes à propos du travail de l'historien.

 

 

 

4. Le sens du travail de l'historien

De même que l'artiste extrait, dans la masse immense des réalités empiriques, certaines d'entre elles, les « isole » du reste, les « purifie » de leurs aspects accidentels, et les offre à la visibilité comme des manifestations d'un contenu essentiel, « intemporel » (le peintre qui représente tel personnage ou tel événement, le dramaturge qui met en scène telle situation, telles relations humaines, etc.), de même l'historien s'emploie à exposer non pas tout ce qui a lieu, mais ce qui peut et doit en être retenu, autrement dit ce qui a un sens allant au-delà de la personnalité des individus empiriques, ce qui est significatif pour l'esprit en général; un travail historique suppose le discernement de l'universel au travers du particulier multiforme, la conscience que tout ce qui arrive n'a pas la même portée, la même importance. Il y a donc choix, sélection, décision de laisser une foule de choses s'abîmer définitivement dans l'oubli, et « interprétation » du sens de ce qui est arrivé, des événements. Cela, il est vrai, expose au risque de l'arbitraire et de l'erreur (retenir comme essentiel ce qui ne l'est pas vraiment, laisser perdre ce qui l'est). Mais attention : tout comme pour l'artiste, il serait bien rapide d'en déduire que l'historien est nécessairement condamné à la « subjectivité » et à l'arbitraire. Dans les deux cas doit être posée la question de savoir si, oui ou non, certaines choses sont plus essentielles, plus véritables que d'autres, et si l'homme a la capacité de les discerner.

On appelle historicisme, ou relativisme historique, la thèse qui consiste à penser que tout est historique, y compris les principes à partir desquels on peut lire et juger l'histoire. C'est la fameuse idée selon laquelle un historien ne peut voir les choses qu'au travers de l'esprit de sa propre époque (exactement comme le type dans son train évoqué par Lévi-Strauss à propos de l' « ethnocentrisme ») ; par conséquent aussi, l'idée qu'il n'y a pas de vérité en soi, pas de principes intemporels, que toutes les pensées, croyances etc. ne sont que reflets et des composantes d'une certaine époque, et donc particulières, contingentes, variables. Comme on le voit, il s'agit d'un cas particulier du relativisme, c'est le relativisme appliqué à l'histoire. C'est pourquoi cette position s'expose aux mêmes contradictions que le relativisme en général. Léo Strauss consacre le premier chapitre de son ouvrage Droit naturel et histoire à l'exposé et à la critique de ce point de vue. En voici quelques extraits :

 

« Quant à la recherche historique, elle est clairement insuffisante à fonder la thèse historiciste. L'histoire nous enseigne que telle ou telle conception a été rejetée au profit de telle autre par tout le monde, ou par les individus compétents, ou peut-être même simplement par les plus vociférants : elle ne nous dit pas si le changement était justifié, ou si la conception abandonnée méritait de l'être (…) Pour que la thèse historiciste ait quelque solidité, elle devrait s'appuyer non pas sur l'histoire, mais sur une analyse philosophique qui prouverait que toute pensée humaine dépend en dernier ressort d'un hasard obscur et fluctuant et non pas de principes évidents accessibles à l'homme en tant que tel (…) [Or non seulement l'historicisme ne fournit nullement une telle preuve, mais, même s'il y parvenait, cela reviendrait à affirmer une vérité universelle] : De fait, l'historicisme se targue d'avoir mis à nu une vérité permanente, valable pour toute pensée, toute époque (…) L'historicisme porte [donc] en soi une contradiction interne, il est absurde. Nous ne pouvons concevoir le caractère historique de « toute » pensée (…) sans transcender l'histoire, sans appréhender quelque chose de trans-historique  ».

Léo Strauss

Si le travail de l'historien n'est pas condamné à l'arbitraire, peut-il pour autant prétendre être scientifique ? Dans quelle mesure l'histoire (comme discipline) doit-elle être distinguée des sciences de la nature ? Réponse : dans la mesure même où l'esprit, donc l'être humain, est conçu comme étant distinct de l'être naturel.

 

Remarque : de façon générale, il y a entre les disciplines le même genre de différence qu'entre les objets dont elles s'occupent respectivement. Donc, de manière générale et simple : plus l'homme est conçu comme n'étant pas radicalement différent de l'être naturel (→ différence de degré), moins les disciplines qui étudient l'homme (en l'occurrence, l'histoire) différeront radicalement de celles qui étudient la nature ; et inversement. Ce qui signifie que les disciplines étudiant l'homme ne peuvent se rapprocher des « vraies sciences » au sens moderne, ie des sciences de la nature, qu'en réduisant l'homme le plus possible à sa dimension naturelle.

Ainsi par exemple, il n'est pas étonnant que Marx prétende élaborer une connaissance « scientifique » de l'histoire, puisque chez ce penseur l'homme n'est pas différent des êtres naturels en son essence même ; on reviendra rapidement sur ce point dans le dernier § de ce cours.

Si en revanche l'homme est conçu comme abritant une dimension radicalement non-naturelle, autrement dit, si son statut de sujet n'est pas une simple apparence ou une simple « superstructure », alors la connaissance dont il s'agit à son sujet, en l'occurrence la connaissance de l'histoire, ne pourra pas être « scientifique » en ce sens. Dans ce cas en effet, les actes et les pensées des hommes ne sont pas déterminés par autre chose ; il ne s'agit donc plus de découvrir des causes déterminant des faits, pas même sous une forme psychologique, mais de dégager un sens, de voir comment les pensées des hommes se manifestent et s'incarnent en événements, institutions, etc.

On tente parfois d'exprimer cette idée de saisie du sens par le terme de « compréhension » (distingué de l'« explication »). C'est en général à M. Weber que l'on attribue la paternité de cette notion (cf. en particulier Économie et société mais aussi L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme). Mais quant au contenu que Weber lui donne, cette notion est lourde de difficultés et d'imprécisions, comme l'ont indiqué par exemple Léo Strauss (Droit naturel et histoire, chap.II), R. Aron (La sociologie allemande contemporaine) ou encore P. Ricoeur dans un intéressant article (Expliquer et comprendre, sur quelques connexions remarquables entre la théorie du texte, la théorie de l'action et la théorie de l'histoire [https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1977_num_75_25_5924 ]). Le problème est que le « sens » cherché par Weber, et qui serait à « comprendre », est de l'ordre de l'intention subjective, des « motivations » animant ou ayant animé les sujets agissants ; il n'y a pas chez cet auteur de véritable universalité du sens, pas de sens qui « transcenderait » (comme dirait Léo Strauss) la société ou l'histoire, pas de vrai ou de bien en soi (donc pas non plus de droit naturel au sens que on l'a vu chez ce même Strauss). Du coup, « comprendre » ne peut pas s'effectuer à la lumière d'idées universelles, et ne doit donc pas signifier « juger » – tout jugement supposant, en effet, de telles idées (ce que Weber appelle les « valeurs »). Tout au plus pourra-t-on prendre, comme critères, les valeurs (morales, religieuses, philosophiques) en vigueur dans telle société, telle époque, telle civilisation ; ainsi seul un « sens » relatif et particulier pourra être dégagé.

Pour qu'un sens à la fois irréductible à la causalité naturelle et cependant universel, puisse être cherché, discerné et exposé, il faut admettre un au-delà de l'histoire, ie que l'histoire ne peut être véritablement comprise qu'à la lumière d'idées et de principes dont la vérité est indépendante des lieux et des temps – ce que Weber refuse. En somme, comme le laissait entendre Léo Strauss dans l'extrait cité supra, on ne peut réellement comprendre l'histoire que si l'on admet que tout n'est pas historique : le sens présent dans l'histoire n'est pas produit par celle-ci, il dépend du rapport que les hommes entretiennent, dans le temps, avec ce qui ne dépend pas du temps.

 

 

 

5. L'historique et le politique

Parce que ce qui est historique au sens plein du terme (cf. 2e sens supra) est ce qui forme une totalité de signification, une conception fondamentale du monde, de l'homme, etc., l'histoire porte sur des collectivités humaines : pays, États, civilisations. Si elle s'arrête sur certains individus, c'est dans la mesure où ceux-ci, précisément, incarnent quelque chose qui les dépasse (ainsi dans les exemples précédemment cités : Thémistocle, Périclès, César...). C'est pourquoi Hegel considère que c'est l’État qui est le véritable « individu » historique ; c'est lui qui forme précisément une totalité, l'esprit se posant dans la réalité empirique comme un universel par-delà les particularités des individus singuliers, et cela tout spécialement en tant que source et garant de lois. La loi, en effet, dit le juste et l'injuste, place ce qui doit être au-dessus des intérêts, envies, etc. individuels ; elle énonce ce qui est vu et compris comme l'universel, et fonde ainsi le monde comme radicalement distinct de la nature.

En ce sens, l'histoire est, directement ou indirectement, l'histoire des États – ou d'ensemble d’États formant une « civilisation » ; et comme les États n'existent que les uns par rapport aux autres, l'histoire est aussi l'histoire de leurs relations, bien souvent conflictuelles.

 

Remarque : Les peuples qui n'ont pas vraiment d'histoire seraient donc aussi ceux qui n'ont pas vraiment d’État, mais sont structurés en clans, tribus, etc., selon le principe de la coutume ancestrale demeurant figée ; inversement, c'est à partir du moment où apparaissent des États, des institutions politiques, que commencerait l'histoire, au double sens de 1) une historicité dépassant le règne figé et répétitif de la coutume et des rites, et 2) un discours rationnel affranchi des mythes, portant sur des événements conçus comme résultant de volontés humaines.

Toutefois à cet égard, le peuple juif semble constituer une exception, au moins jusqu'à un certain point. D'un côté, en effet, il a une histoire commencée bien avant de devenir une entité politique (un royaume, un État) ; très tôt, alors même qu'il n'existait que sous formes de tribus, ce peuple a vécu des événements brisant la simple répétition des coutumes ancestrales, et il en a gardé mémoire – mémoire d'événements (ayant eu lieu à tel moment, dans telles circonstances, du fait de telles personnes), et non simple conservation d'habitudes, ni simple répétition de mythes fondateurs. Mais d'un autre côté, les événements en question concernent essentiellement ses rapports avec l'Absolu, et ont pour centre la réception d'une Loi, qui est tout à la fois de nature morale et politique. – Faut-il en conclure que le peuple juif n'a eu une histoire que dans la mesure où il formait déjà un embryon d’État, avec une Loi non-coutumière et un législateur identifiable, personnel (en l'occurrence Dieu) ? Ou est-ce plutôt le signe que le véritable acteur de l'histoire, au fond, n'est pas l’État, mais l'homme comme personne, individu (Abraham, Moïse, David, Salomon, etc.) dans sa relation avec un Absolu lui-même personnel, sujet (cf. sur ce point le cours sur la religion) ?

Même si l'on admet que « l'unité de base », à l'échelle de l'histoire, est bien l’État, le statut fondamental de celui-ci ne va pas de soi, et cela retentit sur le sens profond de la notion même d'histoire. La conception hégélienne de l’État repose sur une conception de l'esprit comme liberté, constituant un royaume, non pas séparé de la nature, mais autonome par rapport à elle (cf. à cet égard les nombreux textes et développements vus en cours à propos de cet auteur au fil des deux années). Il n'en va pas de même chez Marx (comme on a eu également l'occasion de le voir).

 

 

 

6. Quelques éléments sur les doctrines de Hegel et de Marx

Chez ces deux auteurs, l'histoire est vue comme un processus nécessaire, l'accomplissement progressif, dans le temps, de l'humanité de l'homme. Et dans les deux cas, est donc admise l'idée d'une fin de l'histoire, c'est-à-dire de l'accès à un état où, l'accomplissement ultime étant atteint, plus rien de véritablement nouveau ne peut encore apparaître. Mais l'essence de ce processus, son origine et sa fin ne sont évidemment pas les mêmes dans chacune de ces deux doctrines

.Chez Hegel, l'homme est l'être qui nie la nature, qui travaille, mais cet aspect négatif (au sens technique du terme !) est la conséquence du versant positif, qui est l'affirmation de soi de l'esprit. L'esprit est la réalité première et fondamentale, l'essence de l'homme, et c'est pour se réaliser qu'il en vient à nier son « autre », ce qui lui est différent et même opposé : la nature. En ce sens le travail, comme mode de rapport non-naturel à la nature, n'est pas quelque chose de premier, dont l'esprit proviendrait ensuite, mais au contraire ce qui provient de l'esprit, comme l'une de ses manifestations (« phénomènes »). Les besoins proprement spirituels, non-naturels, de l'homme, ne sont pas des effets ou des reflets des besoins naturels, mais sont premiers, essentiels, consistants en eux-mêmes ; ce sont eux qui sont les besoins réels (rappel : ce qui a été vu là-dessus à propos de la priorité fondamentale des exigences de l'esprit sur celles de la nature : lutte pour la reconnaissance, etc.).

Pour le dire simplement, l'histoire va donc être une élévation progressive de l'homme vers un absolu de l'esprit. Cet absolu est-il au-delà de l'humain et du monde, « transcendant » (ce qui le ferait correspondre à la « cité céleste » dont parle le christianisme [en particulier St Augustin, La cité de Dieu]) ? Ou s'agit-il d'une réalisation prenant place ici-bas, dans le monde humain ? Les discussions entre interprètes font rage ! La pensée de Hegel semble laisser ouvertes les deux interprétations.

Voici un extrait des Leçons sur la philosophie de l'histoire qui dessine à grands traits la conception de l'histoire de Hegel. Je l'ai entrecoupé de précisions, entre crochets et en bleu, pour faciliter la compréhension.

 

« On peut dire que l'histoire universelle est la présentation de l'Esprit dans son effort pour acquérir le savoir de ce qu'il est en soi. Les Orientaux ne savent pas que l'Esprit ou l'homme en tant que tel est en soi-même libre. Parce qu'ils ne le savent pas, ils ne le sont pas. Ils savent uniquement qu'un seul homme est libre. Mais une telle liberté n'est qu'arbitraire, barbarie, abrutissement de la passion ; même la douceur, la docilité des passion apparaît ici comme un accident naturel, comme quelque chose d'arbitraire. – Cet Unique n'est donc qu'un despote et non un homme libre, un homme tout court. [Hegel fait allusion ici aux civilisations chinoise, indienne, perse, égyptienne qui composent ce qu'il appelle « le monde oriental » ; l'idée que « un seul homme est libre » signifie que, selon lui, dans ces civilisations le libre-arbitre n'était pas conçu comme appartenant à tout homme en tant que tel, mais seulement au chef politico-religieux vu comme un être divin (par exemple le Pharaon en Égypte)]. La conscience de la liberté s'est levée d'abord chez les Grecs, c'est pourquoi ils furent libres. Mais les Grecs tout comme les Romains savaient seulement que quelques-uns sont libres, non l'homme en tant que tel. Cela, Platon et Aristote l'ignoraient ; c'est pourquoi non seulement les Grecs ont eu des esclaves (…) mais encore leur liberté elle-même fut une fleur périssable, bornée (…) [ici Hegel regroupe dans la même remarque le « monde grec » et le « monde romain » qui succèdent au « monde oriental » ; « quelques-uns sont libres » signifie que la liberté n'est plus réservée à un seul, mais sans être encore reconnue à tous (d'où l'esclavage, mais plus généralement le fait que tous les individus n'étaient pas reconnus comme des sujets à part entière : femmes, métèques, « barbares »...]. Ce sont les nations germaniques qui les premières sont arrivées, par le Christianisme, à la conscience que l'homme en tant qu'homme est libre, que la liberté spirituelle constitue vraiment sa nature propre (…) [cette fois il est reconnu que tous sont libres ; c'est ce que Hegel appelle le « monde germanique » qu'il identifie (un peu vite ?...) avec le monde chrétien ; en gros : les peuples européens issus de la chute de l'empire romain et, en partie, dominés par les « Germains »]. L'histoire universelle est le progrès de la conscience de la liberté ; c'est ce progrès et sa nécessité interne que nous avons à reconnaître ici ».

Hegel

Chez Marx, les besoins naturels sont premiers et déterminent l'ensemble de l'existence de l'homme ; cela, non pas de façon directe et immédiate, mais médiatement : parce que l'homme ne peut pas satisfaire ses besoins naturels naturellement, il développe des facultés et des besoins nouveaux, non-naturels, mais ceux-ci découlent des besoins naturels, viala nécessité de les satisfaire d'une façon elle-même non-naturelle.

C'est pourquoi chez cet auteur le moteur fondamental de l'histoire sera l'économie : la sphère des besoins et de leurs modes de satisfaction (production, répartition, etc.). Et « l'histoire de toute société jusqu'à nos jours est l'histoire de la lutte des classes » (première phrase du premier chapitre du Manifeste du Parti communiste). L’État, quant à lui, ne sera que l'effet et le reflet de cette sphère primordiale : ce sera, dit Marx, une « superstructure » (Le capital) ; ses lois ne feront que refléter, non pas ce qui est bien ou juste en soi, mais ce qui correspond aux intérêts de la classe dominante. Bref : le politique est un reflet de l'économique, il n'a pas de vérité ni de consistance en lui-même – et par conséquent, pas non plus d'histoire propre (tout comme les pensées et croyances, et pour la même raison ; cf. extrait vu l'an dernier de L'idéologie allemande).

Ayant un tel moteur et un tel contenu, l'histoire est vue comme un processus déterminé, nécessaire – Marx va jusqu'à dire qu'il se déroule « avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature » (Le capital, I, II), qui débouchera immanquablement sur la « société sans classe », donc sans aliénation, mais du même coup sans histoire (puisque c'est la lutte des classes qui est le moteur de l'histoire, quand cette lutte prend fin, l'histoire s'arrête).

Du coup, chez Marx l'homme reste dans une différence relative et ambiguë par rapport à la nature, à la fois non-immergé en elle (il la nie) et non-détaché d'elle (tout ce qu'il pense et fait trouve sa source dans son rapport à elle). – La fin de l'histoire est empreinte de la même ambiguïté ; ce sera le règne d'une pleine satisfaction de l'homme, enfin libéré de ses aliénations, mais le sens et le contenu de cette satisfaction restent problématiques : l'esprit n'ayant aucune consistance ni aucune réalité propres, dans quelle mesure l'accomplissement de l'homme différera-t-il vraiment de la satiété naturelle ?

 

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L'art

 

Distinguer le sens large et le sens restreint de la notion.
Au sens large et étymologique du terme, art → artifice, artisanat, technique → tout ce qui est non naturel relève de l'art.
Au sens restreint (le plus répandu dans l'usage courant), art → artistique, beaux-arts; il s'agit alors d' un certain domaine du non naturel, une certaine manière, pour l'esprit, d'utiliser la nature et de se réaliser lui-même.

  

 

A/ L’œuvre en elle-même

 

1. La nature du contenu

 

Texte de Hannah Arendt, La crise de la culture

 

« Potentiellement immortelle », l’œuvre d'art est à distinguer de tous les autres types d'objets « mondains » (non naturels). Est présent en elle un contenu intemporel et intelligible, irréductible aux particularités dont elle est constituée : celles de l'artiste, de l'époque, de la société, etc. L’œuvre traverse les temps dans la mesure où son essence consiste dans la manifestation de contenus qui n'en dépendent pas totalement.

 

Ici se tient ce qu'on peut considérer comme le cœur de la conception classique de l’œuvre, dont les grands représentants sont Aristote (Poétique), Kant (Critique de la faculté de juger), Hegel (Esthétique) – mais aussi Heidegger (L'origine de l’œuvre d'art).

 

Cette conception s'oppose a) à la vision de l’œuvre comme symptôme , ie comme fruit de la sublimationde désirs (Freud, voir texte de l'an dernier sur cette dernière notion) ou moyen de servir un intérêt (Marx, Idéologie allemande). L'idée centrale à retenir, dans ces doctrines, est que l’œuvre n'est pas la manifestation, par l'homme d'un contenu spirituel / intelligible indépendant de lui (« transcendant »), mais une manifestation de l'homme lui-même, avec ses particularités propres.

 

[Remarque : si ces particularités sont celles de l'homme en général, de l'homme comme tel, il y a alors une certaine universalité du contenu ; mais toutefois il reste que, dans l’œuvre et par elle, l'homme n'a affaire qu'à lui-même seulement, ce n'est jamais autre chose que lui-même qu'il contemple].

 

La conception classique s'oppose aussi b) à la vision franchement contemporaine de l'art, qui se situe dans le prolongement des doctrines venant d'être citées, mais qui tendent à voir dans l’œuvre une manifestation du libre-arbitre individuel, une expression de la subjectivité de l'artiste.

 

Dans les perspectives non-classiques, interpréterl’œuvre signifie : la reconduire au fondement psychologique (Freud), socio-économique (Marx), historique, etc. dont elle est issue. Mais selon la conception classique, le cœur de l’œuvre réside dans ce qui reste précisément irréductible à tout cela. « Interpréter » prend alors un tout autre sens : cf.p.ex. extrait de Heidegger, L'origine de l’œuvre d'art, commentaire d'un tableau de Van Gogh. L' « interprétation » ne consiste pas ici à donner un sens à l’œuvre (comme si en elle-même elle n'en avait pas), ni à ramener l’œuvre à autre chose qu'elle, mais à entrer en elle, en faisant d'elle le tout qu'il s'agit de voir ; manifestation de l'universel présent en elle au travers du particulier : le travail et la mort (intemporels) / telles chaussures de paysanne (de telle époque, telle région, etc.). Au lieu de projeter sur l’œuvre une lumière extérieure, on laisse la lumière monter de l’œuvre elle-même. Ici Heidegger « interprète » le tableau un peu comme un violoniste « interprète » une sonate de Beethoven par exemple : il lui donne vie en le laissant se manifester.

 

Source et but de sa propre visibilité, l’œuvre est alors à envisager comme une fin en soi et n'a pas de prix.

 

 

2. L'interpénétration du sensible et de l'intelligible

 

Mais, tout en étant irréductible à la dimension matérielle, sensible, au travers de laquelle il apparaît, le contenu intelligible n'est cependant pas séparable de celle-ci. Il ne se présente pas comme un concept, qui pourrait être saisi en laissant de côté le support sensible. Définition kantienne du beau : ce qui plaît universellement sans concept(Critique de la faculté de juger, §9). Impossible d'extraire un pur discours qui, recueillant le « sens » de l’œuvre à l'état « pur », pourrait alors tenir lieu de l’œuvre. Cf. texte de Heidegger : il ne remplace pas l’œuvre, mais au contraire conduit vers elle, précisément en se proposant comme un discours non conceptuel : dans l’œuvre, l'intelligible est à éprouver et à «sentir», non à comprendre intellectuellement.

 

[Remarque : petite expérience que chacun a peut-être déjà vécue : quand on essaie de parler à quelqu'un d'une œuvre d'art que l'on a vue ou entendue (un tableau, un morceau de musique), on s'aperçoit très vite que, par le discours, il est impossible de transmettre le contenu de l’œuvre, et que le seul moyen d'y accéder est de se mettre directement et personnellement en présence de l’œuvre, comme si le « sens » de l’œuvre était impossible à détacher de celle-ci. Par le discours, on peut seulement inciter à aller voir l’œuvre, non offrir un équivalent de son contenu (c'est ce que fait Heidegger dans l'exemple cité)].

 

Autrement dit, dans l’œuvre d'art l'intelligible et le sensible sont dans une unité indissociable ; c'est ce qui distingue l’œuvre d'art du langage(où les deux dimensions restent séparables, le sensible étant rejeté et seul le sens étant conservé – cf. cours sur cette notion) et la rapproche de l'être vivant (idem ; cf. Aristote, De anima, II 3-9 : l'âme du vivant est autre que le corps, mais n'existe qu'avec lui et en lui).

 

C'est pourquoi l’œuvre d'art, tout comme le vivant, paraît échapper nécessairement à toute pensée dualiste, qui maintiendrait l'intelligible et le sensible comme deux substances séparées (Descartes) ; tout comme le vivant lui-même, l’œuvre est pour ainsi dire une réfutation en acte du dualisme (cf. à cet égard Hegel dans son Esthétique).

 

Cette conception de l’œuvre comme ayant un cœur intelligible, une « âme », une intériorité, s'oppose là encore à de nombreux aspects de l'art moderne, où l’œuvre tend à être revêtue extérieurement de son statut d’œuvre – par le geste, le regard, le discours – et dépend de l'extériorité, au lieu de se poser en un irréductible (et souverain) écart avec celle-ci. Ex : M.Duchamp, A.Warhol. – Du reste, dans la vision moderne/contemporaine de l'art, la notion même d’œuvre est mise en cause et souvent rejetée, au profit de l'idée de « performance » ou « d'installation », autrement dits de choses qui n'ont pas de consistance propre, qui ne se détachent pas vraiment ni de leur auteur, ni du cadre où elles sont placées. [Une remarque simple le confirme : il arrive que l'on retrouve, en faisant des fouilles archéologiques par exemple, des œuvres d'art anciennes (sculptures...) ; on les identifie aussitôt comme des œuvres d'art parce qu'elles portent en elles-même, sur elles-mêmes, leur dignité d’œuvre d'art. Mais imaginons que, dans plusieurs siècles, nos descendants retrouvent, en faisant des fouilles, l'urinoir ou le porte-bouteilles de Duchamp : il leur serait impossible de se douter qu'à une certaine époque ces objets étaient tenus pour des œuvres d'art ! Car ce qui les parait de cette dignité était un ensemble de choses extérieures à eux (position dans l'espace, regards, discours...), et une fois ces choses disparues, tout ce qui faisait d'eux des œuvres d'art a disparu également : nos archéologues du futur penseraient (à juste raison) être en présence d'objets n'ayant rien à voir avec l'art...]

 

 

 

B/ La production de l’œuvre d'art (le travail de l'artiste)

 

Ce point est à déduire à partir du précédent, ie à partir de l'essence de l’œuvre : en effet, le sens et la nature de la « production » dépendent directement de la nature de ce qui est produit. On s'attend donc à ce que, là aussi, il y ait une profonde différence entre les conceptions classique et contemporaine.

 

Si l’œuvre est présence d'un intelligible universel qui « transcende » l'homme, ses particularités et sa subjectivité, alors le travail qui consiste à réaliser l’œuvre a le sens d'un service, d'une mise en retrait de soi comme individu particulier, ou plus précisément d'une utilisation de ces particularités individuelles comme de moyens de l'apparition de l'universel.

 

En raison de l'unité indissoluble du sensible et de l'intelligible dans l’œuvre, ce service ne peut consister à appliquer à une matière une idée ou un concept préalablement pensé, autrement dit à fabriquer. Il faut donc tenter de reconnaître une façon absolument spécifique de « faire être », ou de « donner naissance », quand il s'agit d’œuvre d'art ; aussi différente est l’œuvre d'un objet quelconque, aussi différente est la façon dont elle vient à exister.

 

Texte de Alain, Système des Beaux-Arts : l'artiste et l'artisan, création et fabrication. Création artistique : intelligible et sensible croissent et deviennent ensemble, dans le même mouvement ; croissance d'un tout qui a son principe en lui-même, comparable à la croissance d'un être vivant. Ainsi l'artiste est « lui-même spectateur de son œuvre en train de naître ». Il en est l'assistant, au deux sens du terme ; il ne fait pas l’œuvre, mais l'aide à se faire. Son action est comparable à celle d'un jardinier : un cultus au sens originel du terme (soin attentif pour ce qui a son propre principe en soi-même).

 

L’œuvre n'est pas possible avant d'être réelle, n'est pas l'effet d'une cause. Même si, dans ce texte, Alain n'emploie pas le mot, c'est la notion de création qui s'impose ici (à distinguer soigneusement, par conséquent, de la simple fabrication ; comme je l'ai signalé en cours, Sartre, par exemple, confond complètement les deux au début de son L'existentialisme est un humanisme). Créer signifie en effet littéralement : faire advenir à partir de rien (ex nihilo), même si le sens n'atteint pas ici la radicalité qu'il aura dans le contexte religieux. L'idée centrale est : au lieu de produire un être qui sera entièrement le résultat d'une intervention extérieure, qui ne sera donc rien de plus que ce que l'extérieur aura fait de lui (autrement dit une chose), il s'agit de donner lieu à un être ayant sa vie intérieure propre, distincte et libre par rapport à ce dont elle provient. Dans la création, comme le dit Claude Bruaire (L'être et l'esprit, Paris, PUF, 1983), l'être qui advient est donné à lui-même ; autrement dit il ne s'agit pas de produire une chose, mais de faire naître une source.

 

C'est pourquoi la capacité de créer n'est pas transmissible : ce n'est ni l'application d'une technique, ni une découverte de ce qui, sous forme de concept ou de loi, était déjà là ; texte de Kant, Critique de la faculté de juger, §47 (comparaison Newton / poète Wieland).

 

Ainsi un pouvoir inséparable de l'artiste donne naissance à une âme inséparable de l’œuvre.

 

Il en va tout autrement selon la vision moderne/contemporaine, qui rejette la notion de création, ou plutôt qui, tout en conservant le mot (les artistes modernes se qualifient très volontiers de « créateurs »), transforme complètement son sens. En effet, le « créateur » moderne ne manifeste pas sa puissance de création en donnant naissance à quelque chose pourvu d'une âme, qui existera après lui, rayonnera sans lui, mais en décrétant, par la toute-puissance de son pur libre-arbitre, que telle ou telle chose doit désormais être vue comme « artistique » ; comme si les choses n'étaient rien en elles-mêmes, mais seulement ce que l'homme décide qu'elles sont. Cette toute-puissance arbitraire manifeste d'autant plus son pouvoir de décréter ce que les choses sont, qu'elle vient inverser l'ordre des valeurs communément admis : en accordant une dignité à ce qui, en soi-même, n'en a aucune (exemple : en proposant comme « objets artistiques » les choses les plus répugnantes, comme des excréments [la Merda d'artista de Piero Manzoni en 1961]), ou bien, inversement, en dégradant ce qui est considéré comme noble ou sacré (par exemple en blasphémant, salissant des objets ou symboles religieux). C'est pourquoi l'art contemporain se veut si souvent subversif et « choquant » : il croit que créer signifie donner arbitrairement un sens aux choses, plutôt que manifester humblement celui qu'elles ont en elles-mêmes.

 

D'où ce jugement proposé par J.-F.Mattéi dans La barbarie intérieure, essai sur l'immonde moderne : « Tout l'art plastique du XXe siècle peut être considéré en effet comme un processus exacerbé de subjectivisation au cours duquel l'atrophie de l’œuvre fait écho à l'hypertrophie du moi » (p.15).

 

 

 

C/ Le regard sur l’œuvre

 

Un des préjugés les plus invétérés à propos de l'art est que le jugement esthétique serait purement subjectif, particulier, variable, et cela de façon tout-à-fait légitime, comme si, dans ce domaine, tous les jugements se valaient ; comme si, par conséquent, là encore, la chose n'avait pas d'autre sens ni d'autre valeur que ceux que nous voulons bien lui attribuer. Or ce qui a été vu ci-dessus laisse déjà entrevoir que ce n'est pas si simple ; il est donc impératif de prendre ici, plus qu'ailleurs, du recul par rapport à l'opinion courante.

 

La question est : compte tenu de ce qu'est l'essence de l’œuvre (cf. ci-dessus, A/), que signifie être spectateur ? Quel genre de regard l’œuvre réclame-t-elle, pour être abordée d'une manière qui soit conforme à son essence ? De quel type de jugement peut-elle ou doit-elle faire l'objet ?

 

Avant même d'être jugée, et pour pouvoir l'être de manière appropriée, l’œuvre d'art appelle de la part du spectateur une certaine attitude, une façon de se tenir devant elle : celle de la contemplation, à distinguer en particulier de toute forme de consommation.

 

Contempler : laisser être la chose, se mettre en état de réceptivité, faire silence pour qu'elle seule se fasse entendre. S'absorber en elle.

 

Consommer : absorber la chose en soi, la forcer à se conformer à nos particularités, celles-ci n'étant pas remises en cause (jugées) mais au contraire instaurées en juges.

 

L'attitude de la contemplation exclut, ici, deux types de préoccupations : la volonté d'utiliser, et la volonté de comprendre (ie de ramener au concept). En effet, d'une part l’œuvre est à considérer comme une fin en soi, et non comme un moyen d'atteindre tel ou tel but situé ailleurs qu'en elle ; on ne peut donc la voir vraiment qu'en posant sur elle un regard désintéressé, attentif à la chose en elle-même et pour elle-même. En particulier, il faut admettre que l’œuvre peut et doit être détachée des conditions qui ont entouré sa venue au jour [différence avec l'art moderne là aussi], et donc qu'elle ne doit pas être réduite au rôle de simple document (psychologique, sociologique ou historique). D'autre part, puisque l'intelligible est présent en elle sous une forme non-conceptuelle, il ne s'agit pas d'en faire un objet de connaissance, comme si sa signification pouvait être isolée et formulée d'une manière théorique ; il s'agit encore moins de la regarder avec un œil "scientifique", qui laisserait forcément échapper l'essentiel : que resterait-il du tableau de Van Gogh (les souliers de paysanne) si on posait sur lui un regard de physicien ou de chimiste ? Cela ne signifie pas que le sens de l’œuvre est inaccessible, mais plutôt qu'il est inépuisable ; il y a sur ce point une analogie entre l’œuvre et une personne : on ne peut la "connaître" qu'en reconnaissant qu'il y a en elle plus que ce que l'on peut en saisir par l'étude, l'examen, le raisonnement, etc. (Attention toutefois : l’œuvre, contrairement à la personne, n'est pas un sujet au sens strict ; elle est contemplée, mais n'est pas elle-même "contemplante" ; intelligible, mais pas intelligente).

 

Remarque : Hegel, Esthétique, introduction, I p.94 : pour cette attitude, seuls deux sens peuvent et doivent intervenir : la vue et l'ouïe, « sens spirituels » : ils permettent d'entrer en relation tout en préservant la distance, donc de laisser la chose intacte, et de laisser s'exprimer une signification; ce qui n'est pas le cas des trois autres sens.

 

Pour l'ensemble de ces raisons, Kant voit dans l'attitude esthétique une sorte de préparation à l'attitude morale : elle nous apprend à considérer quelque chose indépendamment de notre intérêt, à nous laisser atteindre et guider par ce qui vaut en soi et par soi (Kant, Critique de la faculté de juger, §29 et §42.). En ce sens on retrouve ici la pertinence de l'analogie (et non de l'identification !) entre l’œuvre et une personne, signalée supra.

 

Plus généralement : rupture avec toute attitude visant à saisir un objet en l'inscrivant dans un horizon d'attente et d'accueil, y compris de manière « savante ». La rencontre avec l’œuvre ne consiste pas à l'accueillir chez soi, mais à entrer chez elle ; non à l'éclairer, mais à être éclairé par elle. Cf. à cet égard les réflexions de J.-L. Marion, dans Étant donné et dans De surcroît : l’œuvre fait partie des « phénomènes saturés », ie : ces choses qui apparaissent (étymologie de "phénomène"), et qui apparaissent comme irréductibles à ce que je peux en saisir, et comme étant eux-mêmes sources de leurs caractéristiques et de leur visibilité (à distinguer des « phénomènes communs », comme une chaise par ex : ils ne sont rien de plus que ce que je peux en voir – résultats et non pas sources).

 

Cela suppose que l'esprit n'est pas enfermé dans des structures déterminées, qu'il peut réformer sa manière fondamentale d'attendre et de recevoir (et non pas seulement troquer telle attente pour telle autre). Cette non-détermination de l'esprit se trouve chez Kant, dans l'idée que le beau concerne nos facultés intellectuelles comme telles, en général, indépendamment de tout concept particulier : devant l’œuvre l'esprit peut et doit retrouver la fluidité et la souplesse infinies qui sont les siennes, en amont de ses structures et usages déterminés (consommer, utiliser, connaître, etc.).

 

le jugement sur l’œuvre doit aussi peu refléter les particularités du spectateur, que l’œuvre elle-même ne reflète celles de l'artiste. L'art n'est pas le domaine où la subjectivité contingente peut se donner libre cours et invoquer un droit de juger comme bon lui semble (« chacun son goût »).

 

En effet le plaisir esthétique est indépendant des particularités de la sensibilité (ce qui le distingue de l'agrément : Kant, Critique de la faculté de juger, §7) et de tout usage déterminant de l'entendement ; c'est ce qui fait toute sa spécificité. Il est universel et désintéressé : se rapprochant en cela du plaisir moral, il ne découle pas de la satisfaction d'un intérêt, mais de l'aptitude à laisser tout intérêt de côté. – Il faut donc connaître la célèbre différence faite par Kant entre l'agréable et le beau(idem).
L'agréable est ce qui procure du plaisir ("plaît") à la sensibilité (par exemple un aliment, un son ou une couleur), il est donc variable et contingent selon les personnes : ce qui est agréable pour moi ne l'est pas forcément pour un autre, et en la matière aucun jugement n'est supérieur ni inférieur au jugement opposé. D'où le fameux principe « à chacun son goût », avec l'idée que dans ce domaine il n'y a aucune objectivité possible.
Mais tout cela cesse d'être vrai quand il s'agit du beau : car lui est de l'ordre de l'intelligible (et non du sensible), de l'universel (et non du particulier), et il procure du plaisir à l'esprit (et non à la sensibilité). Kant lui donne cette célèbre définition : "est beau ce qui plaît universellement sans concept". Kant ne veut pas dire par là que, en matière de beauté, il n'y a jamais de divergence entre les personnes dans leurs jugements, mais qu'
il ne devrait pas y en avoir : ce qui plaît à mon esprit n'a aucune raison de ne pas plaire à tous les autres, puisque ce plaisir n'a rien à voir avec mes particularités (physiques, psychologiques, etc.). Autrement dit : à propos du beau, tous les jugements ne se valent pas, et on ne peut plus dire « à chacun son goût » : ce serait rabaisser l’œuvre d'art au même niveau qu'un aliment ou une boisson !

 


NB : en en disant cela, Kant fait donc deux choses, à retenir :

 

Il attribue un domaine de légitimité au relativisme (= il n'y a pas de jugement objectif possible, donc tous les jugements se valent) : ce domaine est celui de la sensibilité, et le relativisme n'est légitime qu'à l'intérieur de lui.
Il conteste l'opinion courante voulant qu'en matière d'art et de beauté, il n'y a pas d' « objectivité » : il y en a bien une, même si elle n'est pas conceptuelle et donc pas démontrable (Critique de la faculté de juger, §33). Si quelqu'un juge que le Requiem de Mozart n'est pas beau, je ne peux pas lui prouver qu'il a tort, mais il a effectivement tort néanmoins !

 

Le jugement esthétique n'est donc pas une connaissance mais il n'est pas non plus une simple opinion ; il est – ou doit être – expression de ce qui fait de nous des sujets par delà les qualités particulières qui nous distinguent.

 

 

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