Ressources Philosophie

Corrigés devoirs KH

L'indicible

   L'indicible étant ce qu'il est impossible de dire, il n'accède à sa radicalité que s'il s'agit avec lui d'une impossibilité universelle et nécessaire, et non pas simplement relative, par exemple par défaut de vocabulaire pour un individu ou pour une langue particuliers. C'est ainsi le dire ou le discours mêmes, en leur essence, qui ont à être interrogés quant à leurs éventuelles limites, pour tenter de déterminer s'il y a de l'indicible en soi. Mais s'il y en a, il faut encore tenter d'en discerner la raison et la nature : qu'est-ce donc qui, le cas échéant, est par nature impossible à dire, et pourquoi ? Et comment soulever ces questions et tenter d'y répondre avec rigueur autrement que par et dans un discours, qui serait donc à la fois l'objet et l'instrument de l'examen ? Si l'indicible est par définition ce qui demeure hors du discours, il s'agit donc de tenter de clarifier la nature de son extériorité par rapport à lui, celle-ci paraissant d'abord énigmatique, et ne pouvant pas être caractérisée d'emblée comme étant simplement celle d'un obstacle.

 

 

I. Le langage comme tel est à la fois différenciation et articulation d'éléments, distincts et définissables chacun pour eux-mêmes, même s'ils ne se définissent que relativement les uns aux autres : noms, sujets, verbes, etc. Importance particulière du couple sujet-verbe, le reste n'étant que complément.
l'indicible serait alors l'in-différencié, l'in-forme, ce en quoi on ne peut distinguer ni aspects ni moments, ce qui ne peut être ni désigné ni saisi par absence de tout « ceci », de tout « là » ; ce qui ne « fait » rien, et n'« est » rien (rien de particulier).

Ex :
- la substance de l'âme chez Pascal
- surtout : la volonté chez Schopenhauer, la volonté de puissance chez Nietzsche.

 

Volonté chez Schopenhauer : elle est en elle-même sans forme, sans distinction interne, sans contours et donc sans limites, et elle se manifeste au travers d'êtres qui eux sont séparés, distincts, définis et finis. Seuls ces derniers peuvent être saisis par l'entendement et ses catégories, et ainsi par des mots : ils sont dicibles par nature ; la volonté, elle, reste absolument hors des prises du discours.
Le discours articulé déforme donc le fond substantiel de la réalité : idée plus nette encore chez Nietzsche, à propos du couple sujet/verbe, qui instaure de la distinction là où règne en vérité le continu, l'homogène = la « volonté de puissance » comme ce qui fonde et anime tous les êtres particuliers.
l'indicible est en amont du rationnel, de l'intelligible ; c'est la vraie réalité, dont le dicible n'est que la surface, la manifestation, ou le travestissement.

 

Mais cela même peut être dit : le langage est donc capable de se corriger lui-même, de saisir ses propres limites, de déjouer les illusions engendrées par lui-même ; il n'est donc pas qu'un instrument déformant ce à quoi il s'applique, et peut en quelque manière saisir ce qui est, le réel et le vrai, ce qui oblige à réévaluer le rapport entre ces derniers et le discours.

 

 

II. Ce qui devient, mélange d'être et de non-être, n'est que réalité toute relative, non substantielle ; or c'est cela qui échappe au discours : ce dernier, au travers des mots qui sont autant de catégories générales ou universelles, des Idées, ne dit que l'immuable, « ce qui demeure », l'essence.

 

Platon : seul l'intelligible, le « réellement réel », peut être dit ; le devenir ne peut jamais être saisi, défini ; s'échappant sans cesse à lui-même, il échappe par là même à la pensée discursive. Les Idées, elles, sont dicibles en elles-mêmes, même si nous ne parvenons pas toujours à les dire (ex : l'idée de vertu dans le Ménon), parce que a/ elles sont ce qu'elles sont, sans déficit ni débord, et b/ elles sont liées entre elles, se définissent les unes avec et par les autres → forment un tout, un « monde » (ou un « ciel ») médiatisé en lui-même.

 

Hegel prolonge et précise cette position : ce ne sont pas le plus réel et le plus vrai qui sont indicibles, mais au contraire l'indéterminé, l'informe, le chaotique ; concept et discours saisissent les choses non pas dans leur surface mais dans leur être-réel, en acte au sens aristotélicien du terme.

 

Par exemple dans la graine, tout est encore confondu, non-distinct, la plante n'existe qu'à l'état de promesse ; dans sa réalité actuelle (= en acte) ou effective, elle est articulée en moments, aspects, liés entre eux de l'intérieur (tige, feuilles, etc.) : or c'est cela que le langage dit.

 

Cela implique que seul est vraiment réel le définissable, ce qui est saisissable comme essence nécessaire et universelle, et lié, médiatisé → quid de a/ l'absolu, non-lié par définition ? Et de b/ la subjectivité comme libre singularité ? Ne doit-elle pas être vue comme irréductible à toute détermination particulière, dé-liée, et à ce titre comme étant tout à la fois réelle et indicible ?

 

III. L'absolu, le sans-cause ou causa sui ; cf. le soleil dans l'allégorie platonicienne = Idée du Bien. Il est ce qui éclaire toute chose, les Idées elles-mêmes, « en amont » de tout ce qui est dicible, principe même de la « dicibilité » qui n'est pas lui-même dicible. Objet non de discours, de dia-lectique, mais de contemplation, intuition im-médiate, car il ne renvoie à rien d'autre que lui-même. – Mais à cet indicible, seul le discours peut mener → il y a, en quelque façon, un lien entre ce non-lié et le lié (il n'y a pas entre les deux un « rien » pur et simple, un hiatus absolu) ; le saut hors du discours ne peut se faire qu'à partir du discours → celui-ci contient la possibilité de son propre dépassement. De son côté l'indicible se laisse atteindre à partir du dicible auquel il donne lieu ; il est moins obstacle au discours que condition de celui-ci – condition qui reste au-delà de ce qu'elle rend possible sans cesser toutefois de lui être apparenté.

 

Mais cet absolu platonicien n'est pas sujet ; le discours qu'il rend possible ne saurait être le sien, mais seulement celui de l'âme : littéralement, il donne la parole à celle-ci, mais ne la prend pas lui-même – la parole dont il est source n'est pas et ne peut pas être la sienne : incapable de se dire, il est non seulement indicible mais muet et, semble-t-il, indicible parce que muet.

 

Il semble en aller différemment du sujet humain ; celui-ci, pour sa part, n'est-il pas indicible justement parce qu'il n'est pas muet ?

 

Le sujet comme source absolue de décisions, et donc comme absolument responsable : in-déterminé, in-fini mais pas chaotique ni simple être en puissance, dont la réalisation consisterait en un déploiement de soi. Telle est la proposition de Lévinas au travers de la notion de visage. Celui-ci, dit Lévinas, est à l'instar de l'Idée du Bien « au-delà de l'essence ».

 

Il n'est pas manifestation particulière d'une puissance universelle et non-intelligible (contrairement à conception de Schopenhauer, Nietzsche).

 

Mais il n'est pas non plus un intelligible en puissance, incapable de pleine effectivité (comme le suggérerait Hegel).

 

Le visage est le singulier, non catégorisable, radicalement unique, cela non pas parce qu'il serait seul à posséder telles ou telles caractéristiques, mais parce qu'il est autre que toutes ses caractéristiques. C'est pourquoi Lévinas présente autrui comme « infini », source d'un appel muet à renoncer à tout déploiement de soi, qui sollicite et révèle en moi la possibilité d'une parole qui est réponse à quelqu'un, et non définition ou compréhension de quelque chose. Si le visage, que ce soit celui d'autrui ou le mien, est indicible, c'est parce qu'il est source radicalement première de ce « dire »-là – Dire sans Dit, Dire « pur », origine et condition de tous les « dits » : non seulement des miens comme réponse, mais encore de dires siens, de décisions siennes radicalement indéductibles, imprévisibles, et qui ne pourront être que révélés, reçus, et accueillis ou non. Il est, en ce sens, plus indicible encore que l'Idée platonicienne du Bien, précisément parce que, étant sujet, il n'est pas à comprendre mais à entendre.

 

   L'indicible n'apparaît donc pas seulement comme ce qui ne peut pas être dit, mais encore et plus profondément, comme ce qui seul peut réellement dire, c'est-à-dire adopter et susciter cette modalité de la parole qui ne consiste pas en définition ou compréhension, mais en prière et en réponse. Ainsi l'indicible n'est-il pas d'abord ce devant quoi le discours s'arrête, mais ce à partir de quoi il s'ouvre.

************************************************************************

La fuite du temps

 

 

N.B. : les titres des parties sont là pour indiquer l'idée générale ; dans une copie, il ne faut pas en mettre.

 

Pour l'introduction : Deux cas de figure à prendre en compte, à partir des deux sens possibles du génitif ("du"), et en s'interrogeant sur leur éventuel lien. La question globale animant l'ensemble peut être :

Si le temps non seulement fuit, mais n'est que fuite (fuir étant son essence même), peut-on et doit-on faire de lui-même un objet à fuir ? Enjeu : L'homme peut-il être pleinement à la hauteur de son être s'il ne nie pas en quelque façon le temps comme pure négativité ?

 

 

I. Le temps comme sujet de fuite (c'est lui qui fuit)

Il s'agit de se demander en quel sens il y a fuite dans ce cas, et en quel sens le temps est "sujet" de la fuite, c'est-à-dire : en quel sens la fuite est une activité exercée par lui.

La fuite peut d'abord être entendue comme un mouvement consistant à s'éloigner de quelque chose, sans autre but que cet éloignement même : s'enfuir (fuir un danger, quelque chose qui inquiète, fait peur, pèse, etc.). Or l'application de ce sens au temps semble problématique. Certes on discerne bien dans le temps un mouvement d'éloignement, le temps "passe" et laisse le passé toujours plus loin derrière lui ; mais :

a) de quoi s'éloigne-t-il ? D'un éventuel "début du temps", car tout autre éloignement a lieu dans le temps et ne saurait être éloignement du temps lui-même ; mais s'il y a un début du temps, comment se situe-t-il par rapport à lui ? Est-il hors de lui, ou en lui ? (aporie classique, vue en particulier par Kant, Critique de la raison pure). La question est importante, car cela revient à se demander si le temps fuit quelque chose d'autre (un "non temps"), ou s'il ne fuit rien d'autre que lui-même (interrogation sur ce qui est fui, ce qui cause la fuite).

b) en quoi cet éloignement est-il à proprement parler une fuite ? Pourquoi le début du temps serait-il pour le temps lui-même une cause de répulsion ?

c) enfin et surtout, en quoi le temps reste-t-il distinct de ce mouvement d'éloignement ? Plutôt que le sujet de cette activité, le temps ne consiste-t-il pas de fond en comble en celle-ci ? L'éloignement n'est-il pas l'essence même du temps ? Il faudrait dire, non pas que le temps fuit, mais que le temps est fuite.

C'est alors un second sens des mots "fuite" et "fuir" qui semble s'imposer : celui qui désigne le fait ou l'action de s'écouler, de glisser au-dehors, de ne pas rester enclos, comme dans le cas d'une "fuite d'eau" dans un réservoir qui "fuit". Il n'est plus question d'un éloignement à partir d'un objet de répulsion : l'eau qui fuit ne fuit pas quelque chose, elle fuit tout court. En outre il y a maintenant l'idée qu'un certain contenant comporte une brèche, une faille, par laquelle s'échappe son contenu ; et donc que la fuite serait accidentelle, ou du moins, serait le signe que le contenant n'est pas en bon état, pas conforme à son essence (car un contenant n'est pas fait pour fuir ! Si, dans sa conception même, il comporte une issue – trappe, bonde, etc. – par laquelle le contenu doit s'écouler, cet écoulement sera alors "normal" et ne sera pas appelé une fuite).

Mais si on suit le langage courant jusqu'au bout, on s'aperçoit que ce qui fuit, c'est aussi bien le contenant ("ce réservoir fuit") que le contenu ("l'eau fuit du réservoir"). Appliqué au temps, cela soulève une interrogation : dans la fuite qui est la sienne, est-il le contenant, le contenu, ou les deux à la fois ? Le temps est-il ce qui s'écoule hors d'un "contenant", et alors que serait donc ce dernier ? Est-il plutôt ce dont quelque chose s'échappe, et alors que serait ce contenu ? Ou est-il à la fois ce qui s'échappe (le contenu) et ce dont le contenu s'échappe (le contenant), le temps étant alors échappement à soi-même, écoulement de soi hors de soi, négation de soi par soi ? Cette dernière façon de l'envisager semble bien correspondre à ses représentations ou définitions les plus classiques : on retrouve le Cronos de la mythologie grecque, qui dévore ses propres enfants au fur et à mesure qu'ils naissent (le temps supprime les instants au fur et à mesure qu'il les engendre) : cf. Hésiode, Théogonie ; Ovide, Métamorphoses. On retrouve aussi la définition du devenir par Platon, comme mélange d'être et de non-être (Phédon ; République VI). Et il faut remarquer qu'ici, la fuite n'est plus le signe d'un défaut du "contenant", car il est dans la nature même de celui-ci de fuir, au point que c'est précisément dans le fait de fuir que sa nature consiste.

De façon apparemment contradictoire, le temps serait donc à la fois ce qui ne peut rester enclos en soi-même et ce qui ne peut s'échapper de soi-même : toujours en train de sortir de lui-même, c'est toujours en lui-même que cette sortie le fait entrer. La fuite en quoi il consiste est aussi bien inévitable qu'impossible, aussi bien accomplie que totalement ratée.

La conclusion semble être qu'il n'y a pas de sortie hors du temps, que toute sortie ne peut avoir lieu qu'en lui. Cela signifie-t-il que le temps ne peut absolument pas être lui-même fui ? Qu'il consiste en une fuite elle-même impossible à fuir ?

 

II. Le temps comme objet de fuite (c'est lui qui est fui)

Si cette idée a un sens, cela ne peut être qu'en redonnant à "fuir" la signification de s'enfuir, s'éloigner de ce qui fait peur, menace. Et ce serait alors le temps lui-même qui serait la menace.

Que le temps soit bien une menace, cela semble évident : il emporte tout ce qui se trouve en lui vers le non-être. Tous les enfants de Cronos sont voués à être dévorés par leur père. Pourtant non, pas tous : l'un d'eux, Zeus, échappe à ce sort (grâce à une ruse de sa mère Rhéa). Comment comprendre la possibilité d'échapper au temps qui est ainsi suggérée ?

Le sens général de cet échappement est : ne pas être complètement emporté dans et par le devenir, ce flux en lequel rien ne parvient à être vraiment ; autrement dit, comme le temps est lui-même échappement, non coïncidence avec soi, il s'agirait d'échapper à l'échappement lui-même, de nier la négation que le temps fait subir à tout ce qui est en lui.

Un premier point semble certain : rien de physique ne peut y parvenir ; c'est ce que soutient Platon dans le Phédon en identifiant l'ordre du devenir et celui du sensible. En effet l'être physique est par définition situé dans le temps, et cela sur le mode d'une totale immersion, sans écart possible par rapport à ce "contenant". Fuir le temps ne sera donc éventuellement possible que pour un être ne consistant pas en pure matérialité.

Or précisément dans l'être vivant, qui n'est déjà plus matérialité pure et immédiate, la fuite du temps semble conjurée, jusqu'à un certain point, par la mémoire ; celle-ci, en retenant le passé et en maintenant dans l'être ce qui pourtant n'est plus, empêche bien le temps d'être une pure et simple fuite. On a là, semble-t-il, une première manière de ne plus être totalement immergé dans la temporalité ; d'où l'importance accordée à la mémoire par Aristote (Métaphysique, A, 1). Et de manière étonnante, fuir le temps signifie ici empêcher le temps de fuir ; c'est en empêchant le temps d'être un pur glissement, que l'on se glisse soi-même hors de lui, que l'on cesse d'être absolument plongé en lui. Davantage même : le vivant parvient ainsi à faire du temps, non plus seulement le milieu extérieur (et dévorant) de son existence, mais le matériau intérieur (et constructif) de celle-ci, puisque par la mémoire le temps est intériorisé et participe au maintien de soi dans l'être ; c'est l'un des sens de la notion de "durée" proposée par Bergson, dans L'évolution créatrice.

Mais pour être pleinement réelle, la libération à l'égard du temps implique une mémoire autre que la simple mémoire animale ; celle-ci reste en effet prisonnière du temps, l'animal ne pouvant rappeler, ramener à l'être, qu'un passé doublement limité : a) il ne peut se rappeler que ce qu'il a lui-même vécu "personnellement", et b) il ne peut se rappeler que ce qui a un lien direct avec ce qu'il vit dans le présent. Deux limites qui sont dépassées par la mémoire humaine, car a) l'homme peut se souvenir de ce qu'il n'a pas lui-même vécu (par la transmission, orale ou écrite, de l'histoire), niant ainsi l'écoulement du temps de manière bien plus radicale ; et b) il peut se rappeler ce qui est sans rapport avec son vécu présent, ne pas laisser le présent lui dicter quel passé il rappelle à lui, et ainsi s'extraire bien plus radicalement de l'emprise du temps : c'est l'homme qui a prise sur le temps.

Mais pouvoir rappeler ce qui a été ne constitue encore qu'un affranchissement partiel à l'égard du temps. Pour un affranchissement véritable, il faudrait pouvoir accéder, non pas à ce qui a été dans le temps, mais à ce qui est absolument hors du temps : l'intemporel, ce qui ne devient pas, ce qui demeure. Alors seulement il y aurait "fuite du temps" pleinement accomplie. C'est le sens de l'entreprise platonicienne d'élévation vers l'être, d'arrachement au devenir, comme mouvement de l'âme vers le "monde intelligible" (Phédon ; République VI et VII). Les Idées purement intelligibles, absolument indemnes de toute temporalité, étrangères aux notions même de passé, de présent et d'avenir, sont accessibles à l'âme intelligente, et lui permettent en quelque sorte de surplomber le temps, en lui fournissant des critères de pensée (le Vrai) et d'action (le Bien) indépendants des lieux et des temps et de leur relativité ; cf. par exemple l'idée "d'étalon universel" chez Léo Strauss, Droit naturel et histoire : c'est seulement en se référant à ce qui transcende le temps que l'on peut et doit juger ce qui se déroule en lui, échappant ainsi au relativisme qui, lui, se soumet à la contingence du devenir, et s'incline devant son non-sens.

Mais en quel sens exactement s'agit-il là d'une fuite ? Faut-il y voir un mouvement motivé seulement par la peur de l'existence sensible, incarnée, avec toutes ses pesanteurs et ses difficultés ?

 

III. Fuir le temps : une lâche échappatoire, ou une courageuse libération ?

Se tourner vers l'intemporel et tenter de s'élever vers lui, est-ce une façon de fuir la réalité, de se réfugier dans un monde "imaginaire" où, comme dans le poème de Baudelaire, tout ne serait "qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté" ? Incontestablement le risque existe, et Platon lui-même le sait : dans le Phédon, il critique comme une lâcheté l'attitude qui consisterait à fuir l'ordre du sensible sur le mode d'une évasion, c'est-à-dire en prétendant "sauter" de manière immédiate du temporel à l'intemporel. Ainsi se suicider pour échapper au monde lourd, lent et douloureux du devenir, ce serait à la fois une lâcheté, une "solution de facilité", et surtout une opération ratée, sans profit : en voulant dépasser le temps sans passer par lui, l'âme n'apprend rien, n'acquiert pas la compréhension de ce qu'il s'agit de fuir (le devenir), ni de ce qu'il s'agit d'atteindre (l'être) : elle ne s'élève pas.

Plus radicalement encore : certes on peut, comme Nietzsche, refuser toute idée d'un au-delà du temps (ie : le Ciel intelligible de Platon, le Royaume de Dieu des chrétiens...), et interpréter le désir de fuir le temps comme une échappatoire, un manque de courage ou de force pour affronter l'existence temporelle. Mais curieusement, chez Nietzsche le but ultime de l'existence pleinement réelle et accomplie se présente pourtant comme n'étant plus un simple flux, fuyant sans cesse plus loin, mais comme un état où règne une sorte de substitut de l'éternité (platonicienne ou chrétienne) : c'est le thème de « l'éternel retour » (Nietzsche nous invite à vivre de telle façon que nous puissions souhaiter le retour, la répétition du présent que nous sommes en train de vivre, une infinité de fois). De sorte que, là aussi, on aspire à une « sortie » hors de l'écoulement pur, mais en assumant ce que l'on a fait à l'intérieur de lui.

C'est pourquoi il faut admettre finalement qu'échapper au temps ne peut pas consister à s'en évader par un bond, mais à s'en libérer par le travail de la pensée et de la volonté, de façon médiate et non pas immédiate : il faut comprendre, autrement dit, que dépasser le temps, cela prend du temps. Cela est possible, et n'a plus rien d'une lâcheté ni d'une solution de facilité : car celui qui, comme le platonicien, lentement et difficilement, s'élève vers les essences universelles et intemporelles, cherche à penser selon le vrai et à agir selon le bien, ou qui, comme le nietzschéen, tend vers l'accomplissement le plus authentique de la « volonté de puissance », celui-là affronte le temps, se heurte à sa résistance, lutte contre l'inconsistance et l'insignifiance que le temps inflige à toute chose. Cette façon de sortir du temps au cours du temps lui-même, cette manière de retourner le temps contre lui-même, en faisant de lui le moyen de sortir de lui, c'est chez Platon le sens même de la notion d'éducation (République VII), et tout simplement le sens même de l'existence humaine (Phédon).

 

Si la fuite du temps a pour sens global : se soustraire à l'écoulement, et si cette soustraction a elle-même pour sens : l'avancée vers ce qui est, alors cette formule semble ne désigner rien d'autre que la condition humaine : celle d'un être tendu entre l'être et le devenir, irréductible à ce dernier, mais d'une irréductibilité qui n'est point donnée une fois pour toutes, et qu'il lui faut faire vivre dans le devenir lui-même.

*********************************************************************************

L'engagement

 

A la différence du simple choix ou de la simple décision, dans lesquels la liberté peut rester radicalement extérieure à ce qu'elle pose ou élit, l'engagement semble, d'une part, mettre en jeu la personne même qui l'effectue, et d'autre part impliquer non seulement l'inauguration d'un mouvement, mais l'inscription de celui-ci dans une durée. Et les deux points paraissent liés dans la mesure où, plus il est de caractère définitif, plus l'engagement semble être celui de l'être en son fond, voire en sa totalité.

 

On ne peut pourtant pas exclure a priori que l'engagement soit total quoique bref (dans un combat à mort par exemple), ni qu'il soit superficiel ou partiel quoique long (celui qui s'engagerait à conserver sa vie durant le même opérateur téléphonique ne mettrait rien de substantiel en jeu) ; aussi l'articulation entre la temporalité et ce qui s'inscrit en elle demande-t-elle à être interrogée, et cela à la lumière d'un questionnement sur l'objet de l'engagement : ce à quoi, ce pour quoi, ce dans quoi ou celui envers qui on s'engage sont-ils seulement divers « compléments » possibles d'une attitude demeurant identique indépendamment d'eux, ou déterminent-ils le sens, la réalité et la durée de cette dernière ? Dans ce dernier cas, l'engagement ne serait-il pas à concevoir comme un mouvement ayant son origine véritable dans son terme, plutôt que que dans celui qui l'accomplit, ce dernier répondant à un appel plutôt qu'il ne trace souverainement son chemin ?

 

Par cette possible parenté avec la vocation, l'engagement semble s'exposer au paradoxe d'une liberté à la fois active et abandonnée, sollicitée et sommée de s'effacer. Et pour la même raison, si l'engagement est d'autant plus réel qu'il est celui de l'être même, de la substance même du « soi » qui « s'engage », il paraît s'offrir au risque de devenir indiscernable de l'aliénation. Il s'agit donc, en explorant les grandes articulations possibles entre ce qui s'engage et ce qui est par là visé, de voir si l'engagement menace, conserve ou exhausse la liberté que, par ailleurs, il semble supposer.

 

(suite non strictement rédigée)

 

I. En son sens le plus simple, l'engagement désigne le fait d'être pris, contenu, embarqué dans ou par quelque chose, sans distance par rapport au quelque chose en question.

 

C'est le cas pour le sens purement physique du terme : ex : une clé engagée dans une serrure.

 

C'est aussi le cas pour l'être vivant par rapport au processus vital : il est pris à l'intérieur de celui-ci, comme dans un flux qui l'emporte, sans possibilité de s'en dé-gager. Ce en quoi on est engagé se présente alors, en quelque sorte, comme une extériorité non extérieure, ce à quoi on adhère sur le mode de l'adhérence ; et aussi comme ce en quoi on est toujours déjà entré : l'engagement est sans  « avant », en ce sens que jamais l'être n'a été hors de lui : être et être engagé ne font qu'un. Il semble en aller de même vers l'aval, vers l'avenir : la présence du vivant au sein du processus vital est sans « après », cette présence ne peut pas davantage connaître de sortie qu'elle n'avait connu d'entrée. Ainsi la durée apparaît-elle consubstantielle à l'engagement, même sous cette forme simple où la liberté n'intervient pas encore – et cette durée est précisément à prendre en un sens bergsonien, ie : comme un flux temporel qui n'est pas indifférent à ce qui le remplit, mais est au contraire dessiné et orienté par ce dernier. Enfin, un tel engagement rend impossible une distinction radicale entre ce qui est engagé, et ce en quoi il l'est : leur coïncidence est telle qu'elle confine à une absorption du premier par le second. De sorte que si quelque chose est ici « mis en gage », mis en jeu, c'est ni plus ni moins que l'être lui-même dans sa totalité.

 

Mais, sur un plan qui n'est plus purement physique, n'en va-t-il pas de même pour l'homme par rapport au monde, à la société, à sa culture ? La langue maternelle, en particulier, ne se présente-t-elle pas à lui comme ayant toujours déjà été, comme ce en quoi et ce avec quoi lui-même commence ?

 

Ici non plus l'engagement ne paraît pas pouvoir prendre le sens de l'entrée dans quelque chose, alors que c'est pourtant l'une de ses significations les plus courantes : engager un processus, une partie, la conversation = inaugurer, commencer. L'idée d'inauguration est toutefois bien présente, non pas au sens où celui qui engage entrerait en quelque chose, mais au sens où il fait entrer quelque chose dans l'existence – il donne lieu, voire jour à la chose en question. Engager la conversation, c'est littéralement lui donner l'être. Et si la langue est « maternelle » au sens où nous sommes nés en elle et n'avons jamais été hors d'elle, c'est bien aussi nous qui lui redonnons chaque fois naissance en la parlant. Elle continuera certes de vivre sans nous et après nous (pour elle, il y a un « avant » et un « après » nous!), mais seulement pour autant que d'autres hommes la referont naître, à chaque instant, en la parlant. (Idem pour la société ou le « monde » au sens de Hannah Arendt).

 

On a donc là encore une co-appartenance telle, qu'elle en vient à faire douter de la distinction réelle entre les deux termes : ce qui est engagé, ce en quoi il l'est. L'engagement est à ce point insertion qu'il apparaît comme enfermement, engluement, et cela de facto, ie sans être le fruit d'une décision – ou si décision il y a, elle se situe en amont de l'être lui-même : il a été engagé dans la vie, dans le monde, dans une société et dans une langue par d'autres que lui (ceux qui lui ont donné le jour et l'ont élevé).

 

L'être engagé fait ici corps avec l'extériorité, il est plutôt un aspect de celle-ci qu'un être à part entière, qui aurait sa substance propre. Et en cela son mode d'être s'apparente à, ou même se confond avec celui de la chose ou de l'être naturel.

 

Illustration : les prisonniers de Platon, qui sont dans leur monde comme les êtres naturels sont dans la nature : adhérence immédiate, absence de vraie distance, inscription dans un tout qui les possède et les meut – et cela « depuis toujours », précise Platon : ils n'ont pas d'être « avant » ni « hors » de ce tout englobant.

 

Autre illustration : celui qui « colle » à sa « culture » comme à un ensemble d'habitudes, ie sur un mode analogue à celui de l'instinct.

 

Aucune place ici pour la liberté : l'être engagé est de fond en comble déterminé.

 

Mais dans le cas de l'homme, s'agit-il d'un engluement indépassable et dont il serait lui-même totalement innocent, donc d'un enfermement non seulement de fait, mais de droit ? Ou bien cette totalité close sur elle-même ne résulterait-elle pas d'une certaine attitude, d'un certain mode de rapport avec l'altérité, que l'homme aurait adoptés ?

 

II. Non plus être engagé, de fait, mais s'engager, sous la forme d'un acte volontaire et libre ; c'est d'ailleurs le sens le plus courant.

 

Non pas simple « choix », qui peut être ponctuel et contingent, mais entrée dans une durée avec renoncement au retour en arrière.

 

L'engagement implique alors l'affirmation d'un pouvoir sur les circonstances, de la capacité d'un dé-gagement à l'égard de de la totalité englobante et absorbante vue en 1ère partie ; cf. p. ex. Hegel : « les circonstances n'ont sur l'homme que le pouvoir qu'il leur accorde lui-même ».

 

Il ne s'agit pas d'affirmer une toute-puissance sur les événements, mais une capacité à maintenir une orientation et un effort malgré ceux-ci, autrement dit une toute puissance sur soi-même comme ensemble d'éléments contingents. On pose à l'extérieur de soi, au-dessus de soi, un principe, une règle, une exigence, qui vont imposer leur nécessité à l'action, au comportement. On va plier la partie contingente de soi-même à la volonté, autrement dit refuser de n'être que le jouet de l'extériorité.

 

Une telle domination est-elle présence ou absence de liberté ?

 

Si liberté = pouvoir suivre ses penchants maintenant et plus tard : la liberté est niée ; on se lie soi-même, on s'aliène soi-même.

 

Mais si liberté = capacité à résister aux penchants et à se déterminer par soi-même : l'engagement est plutôt une manifestation insigne de l'auto-nomie au sens kantien du terme (se donner à soi-même la loi). Ex : le mariage ; s'engager : se donner une loi, un ensemble d'exigences, que l'on soustrait d'avance aux fluctuations du temps, et cela définitivement et inconditionnellement (conception « classique » du mariage). Il s'agit donc d'autre chose qu'un simple contrat (un « engagement » portant sur quelque chose de précis et délimité, pour un temps lui aussi limité, et sous réserve de certaines conditions ; sur ce point cf. Hegel, Principes de la philosophie du droit). Le sens de cet engagement n'est pas le maintien de certains sentiments, mais le maintien d'une certaine attitude quelle que soit l'évolution de ces derniers : il s'agit de créer une relation qui, en son fond, ne dépende pas des aléas de la sensibilité et des circonstances. Par opposition : refus de cet engagement = rester dé-gagé = rester englué dans le flux de la contingence, ne pas s'élever au-dessus d'elle ; on refuse de neutraliser définitivement le pouvoir de la sensibilité, ce qui signifie au fond : on veut pouvoir en rester l'esclave ! Ex : Don Juan ; le fiancé peint par Kierkegaard (Le journal du séducteur). Si la partie contingente de nous-même est autre que ce que nous sommes réellement (ie : notre dimension de sujet libre), alors c'est l'engagement comme engluement qui est aliénation.

 

Cet exemple permet de distinguer très nettement deux modalités de l'engagement : l'engluement dans la contingence ou la choséité, et l'arrachement à celles-ci. Il ne suffit pas de remarquer, comme Sartre, que nous sommes engagés quoi que nous fassions (ne pas choisir c'est encore choisir, ne pas s'engager c'est s'engager) : car les deux modes sont de sens fondamentalement différents.

 

Dans l'engagement tel que la conception classique du mariage en fournit un exemple, c'est, semble-t-il l'être lui-même, comme sujet, qui se met en jeu, et qui, loin de venir s'inscrire en une durée extérieure à lui, fait plutôt exister lui-même celle-ci : le temps n'est pas ici un flux invincible dans lequel on est pris, mais consiste dans la répétition d'un oui libre, maintenu, ré-affirmé à chaque instant. Je ne suis pas livré à un avenir, je l'engendre.

 

Je deviens alors « prévisible » pour autrui : on peut « compter sur moi », je deviens appui et soutien pour l'autre, qui me voit comme autre chose qu'un ensemble d'éléments fluctuants ; cette prévisibilité fait-elle de moi, comme le pense Nietzsche (GdM), un être sans surprise, un objet dont on peut connaître d'avance les mouvements à l'image d'un phénomène naturel ? Non, dans la mesure où cette prévisibilité est une qualité que je me suis moi-même donnée : certes, elle donne à l'autre un pouvoir d'utilisation à mon égard ; mais elle ouvre surtout la possibilité de la confiance, comme relation entre deux libertés.

 

Mais cela signifie alors que tous les objets (ce à quoi, ce en quoi on s'engage) ne se valent sans doute pas : tous ne donnent pas lieu à un engagement véritable. Il faut qu'il soit de nature à impliquer l'être lui-même comme sujet, et que le rapport avec cet objet relève de la libre volonté. Vers quel genre d'objet se tourner et s'engager pour qu'il en aille ainsi ?

 

III. Ce qui, par nature, surplombe la contingence, le flux des faits et des envies : l'universel. Mais pas un universel qui dispense du rapport avec autrui, qui isole du monde et des autres et des difficultés de l'existence, en nous attachant à lui seul : car alors le dé-gagement à l'égard du contingent prend la forme et le sens d'une fuite – une fuite « par le haut », certes, mais une fuite tout de même.

 

N'est-ce pas le cas du contemplateur de l'Idée du Bien chez Platon (République, VII) ? Son intérêt pour l'Idée contemplée semble avoir pour corrélat un nécessaire désintérêt pour tout autre chose, et pour tout autrui, comme le confirme le fait qu'il faut le contraindre à retourner dans la « caverne », pour y faire profiter les autres hommes de ses lumières.

 

La querelle autour de « l'art engagé », la critique de « l'art pour l'art », bien que s'inscrivant dans un registre différent, paraissent avoir le même enjeu ; viser le beau comme une fin en soi, indépendamment de tout souci utilitaire et de tout militantisme politique et social, est-ce se réfugier dans une tour d'ivoire ? Se créer une sorte de « bulle » confortable à l'abri des réalités et des souffrances – donc un dé-gagement plutôt qu'un engagement ? Inversement, le « vrai » en-gagement est-il nécessairement politique et social ?

 

[éléments de discussion :] Pour le soutenir, il faut considérer que l'être de l'homme est fondamentalement en jeu sur ce terrain là ( = socio-politique), et non sur celui de l'esprit occupé à sa propre élévation : ce qui ne va pas de soi. Cf.p.ex. Marx, entre autres dans L'idéologie allemande : le beau et le souci du beau, l'art et les œuvres d'art, ne sont que des reflets de besoins et d'intérêts de classe, des armes dans un rapport de force visant à la domination. Si, en revanche, l'art contient et exprime des contenus spirituels authentiquement universels, répondant à un besoin humain bien réel, quoique non économique, alors s'y consacrer entièrement n'est pas fuir le monde des hommes, mais contribuer à l'édifier ; cf.p.ex. H. Arendt, La crise de la culture.

 

L'engagement apparaît donc comme appelé par ce qui, seul, en est pleinement digne : une fin en soi qui ne fascine ni ne captive, mais renvoie vers cette autre fin en soi qu'est autrui ; et, sous cette condition, il apparaît comme ce qui, seul, permet à l'homme d'exister librement, à la hauteur de sa propre dignité, comme être de souci et de responsabilité. Comment ne pas penser ici à la figure de Socrate, qui n'est ni celle du contemplateur pur, puisqu'il a souci de l'élévation et du salut d'autrui, ni celle du militant politique, ce dernier domaine étant à ses yeux second et subordonné par rapport à la philosophie comme souci de l'absolu ? Peut-être offre-t-elle, pour cette double raison, un exemple insigne du plus profond et du plus vrai des engagements.

 

**************************************************************************

Le désir de l'infini

Je n'indique que les grandes lignes de plans possibles, sur la base de l'examen du sujet qui a été fait ensemble en cours.

Quels sont les éléments essentiels que cet examen a fait ressortir, concernant les grands aspects à prendre en compte ?

Concernant le désir :

Porte-t-il, en lui-même, sur un certain objet, a-t-il en lui-même un certain but qui serait le sien par nature ? Ou bien n'a-t-il, par lui-même, aucun but déterminé, aucune orientation particulière, de sorte qu'il pourrait prendre n'importe quoi pour objet ? Autrement dit : y a-t-il du désirable en soi ? Si oui, est-ce l'infini qui est ce désirable en soi ? Si c'est le cas, cela signifierait que le désir de l'infini n'est pas un désir, mais le désir (« par excellence », véritable, conforme à son essence).

Concernant l'infini :

Deux visages possibles, à distinguer : l'infini comme suite sans fin d'éléments finis [image de la droite], et l'infini comme ce qui a sa fin absolument en soi-même [image du cercle]. Le premier est appelé par Hegel « faux infini » ou « mauvais infini », le deuxième « vrai infini » ou « infini véritable ».

Concernant le génitif (« de ») :

Envisager les deux angles, le génitif subjectif et le génitif objectif.

Génitif objectif : l'infini est l'objet du désir (il est désiré)

Génitif subjectif : l'infini est le sujet du désir (il est désirant)

Ce second cas (génitif subjectif) est-il à prendre en compte ? A-t-il un sens ? L'infini peut-il lui-même désirer quelque chose ? Et si oui, quel peut être l'objet de son désir ? Trois grandes réponses possibles : 1) rien [l'infini ne peut pas avoir de désir → le génitif subjectif n'a pas de sens ; illustration : Platon] ; 2) lui-même uniquement [l'infini est à la fois le sujet et l'objet du désir ; illustration : Aristote] ; 3) lui-même mais aussi autre chose [il peut avoir de l'intérêt, du souci, pour les êtres finis, en particulier pour ceux qui le désirent ; illustration : le Dieu du christianisme, entrevu chez Pascal].

A partir de cela, je suggère deux plans possibles, le premier plus simple, le second un peu plus ambitieux.

Premier plan :

I. Le faux infini désiré

II. Le vrai infini désiré

III. Le vrai infini désirant

L'avantage de ce plan est sa simplicité ; son inconvénient est qu'il risque de laisser trop en retrait le questionnement sur la nature même du désir, en privilégiant le questionnement sur la nature de l'infini. Mais c'est seulement un risque, non une fatalité ; à charge pour le candidat de bien penser à préciser, dans chaque partie, le visage et le sens que prend le désir.

Second plan :

I. L'infinité du désir lui-même (contrairement au besoin, il est illimité par nature) → seul l'infini peut être son objet (c'est le seul objet qui soit « à la hauteur » du désir)

II. Le faux infini désiré

III. Le vrai infini désiré et désirant

Dans ce plan, on donne plus de place au questionnement sur le désir en lui-même, et sur son lien intrinsèque avec la notion d'infini. En outre, le traitement du « vrai infini » a davantage d'unité, car il est effectué dans une même partie (au lieu d'être distribué en deux). Par contre, ce plan réclame un peu plus de maîtrise technique, les parties I et III étant plus denses. Il entraîne aussi un petit risque de déséquilibre, la partie II étant un peu plus légère que les deux autres ; c'est pourquoi on peut aussi envisager de procéder en 4 parties, en coupant en deux la dernière [ce qui donnerait : III. Le vrai infini désiré, IV. Le vrai infini désirant] ; cela ferait perdre un peu d'unité au traitement du « vrai infini », mais ferait éventuellement gagner en équilibre global.

Ce ne sont pas les deux (ou trois) seuls plans possibles, mais seulement ceux que je suggère, en tenant compte de l'ensemble de nos cours.

Comme vous le voyez, il y a différents arbitrages possibles pour la constitution d'un plan. Toutes les formules sont admissibles a priori ; la qualité de chacune va dépendre de facteurs impossibles à fixer en règles : le style, le savoir-faire, l'habileté du candidat, pour faire en sorte que, au bout du compte, tout l'essentiel soit bien pris en compte, dans un ordre clair et cohérent.

 

***********************************************************

 

Ma culture

 

 

 

 

Je rappelle d'abord quelques points généraux, qui ont posé problème ; puis je reviens au sujet lui-même.

 

Remarques générales : ce qui a souvent posé problème

 

Dans l'introduction

 

Les définitions sont encore trop souvent fixées une fois pour toutes, au lieu d'être problématisées ; on les met en place à la fois pour se rassurer et pour s'en débarrasser (comme si, sur le point en question, la question était maintenant réglée).

 

Exemple : à propos de la culture comme activité de cultiver son esprit, et comme résultat de cette activité (le même mot désigne les deux). Très souvent on définit ce sens de « culture » en disant que c'est un « ensemble de connaissances », et c'est terminé. Ce faisant, on laisse totalement dans l'ombre : la question de savoir ce que signifie vraiment « connaître », ce que doit être le travail de l'esprit pour y parvenir (s'interroger, chercher les raisons et les causes, se dépouiller de toute opinion...), le fait que cette activité ne peut être menée que par soi-même (on peut m'y aider, mais personne ne peut la faire à ma place, je suis nécessairement le sujet de cette activité, qui est donc, en ce sens, la mienne) et le genre de rapport que l'on entretient avec ce qui résulte de cette activité (rapport qui n'est pas du tout le même que celui qu'on entretient avec des habitus)... Or tous ces points sont à examiner pour traiter le sujet.

 

L'annonce de plan est encore trop souvent une annonce de thèses, de résultats (« nous allons voir que..., montrer que... »), alors que cela doit être plutôt une annonce de points à examiner, de problèmes à résoudre. L'endroit pour indiquer le(s) résultat(s) est la conclusion, pas l'introduction.

 

Dans la conclusion

 

Mais pour cela, justement, la conclusion ne doit pas être un résumé, ce qu'elle est encore parfois. On ne doit pas répéter en raccourci ce qu'on a déjà dit, mais indiquer ce que cela donne au bout du compte.

*****

 

Contenu du devoir

 

Introduction :

 

Esprit : indiquer les quelques problèmes essentiels impliqués par le sujet, et donc liés entre eux (formant ainsi une problématique).

 

Après étude détaillée du sujet (tous les sens de tous les termes, tous les liens entre eux qui en résultent) et définition des parties (organisation hiérarchisée des grands ensembles que cela forme), quels sont les points fondamentaux qui posent problème, dont le sens et les conséquences ne vont pas de soi, et qui conditionnent tout le reste?

 

Pour ce sujet, la question centrale est de savoir si l'on peut, éventuellement si l'on doit, accoler le possessif ma au substantif culture; et si oui, quel(s) sens cela peut avoir, autrement dit quel(s) sens peut ou doit prendre l'avoir comme mode de relation entre moi et culture.

 

NB: c'est cette interrogation qui sera présente en chaque partie, et constituera son principe d'unité. C'est donc aussi à cette interrogation que chaque partie devra proposer une réponse claire.

 

Dès que l'on donne un contenu précis au terme culture, la question prend deux principaux visages:

 

- le genre de lien existant ou pouvant exister entre l'homme singulier et le collectif, si culture signifie un ensemble de manières d'agir et de penser non naturelles, propre à une société ou à un groupe social.

 

- le genre de lien entre l'homme singulier et l'universel, l'en soi, si culture signifie travail de distanciation par rapport à la nature et d'élévation vers ce qui serait au-delà de toute particularité, ie l'universel (le vrai, le bien).

 

- donc aussi, celui de la distinction (possible? impossible? nécessaire?) entre le collectif et l'universel, car cela ne va pas de soi (cf. Relativisme: pas d'universel distinct et "transcendant").

 

NB: comme on le voit, rien n'est affirmé, aucune réponse n'est présupposée, aucune possibilité de réponse n'est fermée d'avance.

 

Sachant que l'introduction doit comporter tout cela, reste à la rédiger, en un style et une manière qui seront chaque fois personnels.

 

Proposition d'introduction :

 

Puis-je être le possesseur ou le propriétaire d'une culture ? Telle semble être l'interrogation immédiatement soulevée par la formule « ma culture ». Mais ce qui suit ici le possessif « ma » n'implique-t-il pas de déplacer la question, en dépouillant le pronom possessif de toute idée de possessivité, et même de toute idée de « propre » ? Ces questions mettent aussitôt en jeu celle du contenu précis de ces deux pôles d'une relation, relevant apparemment du registre de l'avoir, que sont le moi et la culture. Or ce dernier terme se présente comme le lieu d'une équivoque qui rend problématique la nature de son lien avec le moi, et la nature de ce moi lui-même.

 

Si, en effet, la culture est une extériorité à la fois globale et particulière, constituée d'un ensemble de manières d'être et de penser propre à une société ou à un groupe social, on comprend que tous les hommes n'ont pas la même, ce qui semble justifier la particularité impliquée par le possessif « ma ». Mais comment et en quel sens puis-je être, par rapport à une telle extériorité englobante, en position de prétendre qu'elle est à moi ? N'y a-t-il pas lieu de se demander si ce n'est pas plutôt, en un sens restant à élucider, moi qui suis « à » elle ?

 

Si la culture est aussi, et peut-être surtout, travail d'élévation de l'esprit, d'extraction hors des particularités aussi bien individuelles que collectives, par souci de l'humain comme tel et plus généralement de ce qui est universel, comment l'idée de propriété singulière, au double sens de ce qui est légitimement possédé et de ce qui est propre, n'entrerait-elle pas en contradiction avec l'exigence d'universalité qu'impliquerait alors la tâche de se cultiver ?

 

Dans les deux cas enfin s'impose l'enjeu de la nature du « moi » : s'agit-il bien du même, selon le sens donné à « culture », et selon le genre de relation entretenu chaque fois avec celle-ci ?

 

Ce sont ainsi trois points essentiels qui demandent à être examinés, pour que s'élucide ce que peut désigner et signifier « ma culture » : la possibilité de distinguer radicalement le particulier, y compris comme collectif, de l'universel, la nature des liens que peut ou doit entretenir l'homme, comme « moi » singulier, avec l'une et l'autre de ces dimensions, et la nature précise de ce « moi » lui-même.

 

 

Corps du devoir :

 

Rappel : Les éléments qui doivent impérativement être pris en compte, sous peine de grave lacune, sont :

 

La distinction de deux grands sens de culture (ensemble d'habitudes sociales / travail de l'esprit sur lui-même + résultat de ce travail).

 

L'interrogation sur le genre de distance avec la « nature », dans chacun des cas.

 

L'interrogation sur le sens de « ma » dans chacun des cas.

 

L'interrogation sur le « moi » ou le « je » qui est en relation avec la « culture », dans chacun des cas + l'interrogation sur le sens de cette relation (entre « moi » et « culture ») dans chacun des cas. Ce point, en particulier, a été presque toujours absent dans les copies, et cela les a assez lourdement pénalisées.

 

De nombreuses constructions sont possibles à partir de cela, et aucune n'est exigible a priori ; en revanche, ce qui est exigible, c'est que tous ces éléments-là soient présents et discutés.

 

Le plus simple est sans doute de partir de « culture » comme ensemble d'habitudes, et de voir les problèmes et enjeux que cela entraîne.

 

I. Culture = un ensemble d'habitudes, c'est-à-dire de manières d'être devenues naturelles, mais dont le contenu, lui, ne l'est pas, car elles touchent aux idées de bien, vrai, beau. L'habitude est un rapport naturel (immédiat, non réfléchi) avec du non-naturel (ce qui est bien, juste, vrai, etc.).

 

Ces habitudes se présentent d'abord comme collectives et forment un « monde ambiant » dans lequel l'individu « débarque » quand il vient au monde (car du coup c'est bien au monde qu'il « vient », et non pas à la nature).

 

« ma » culture me précède, m'enveloppe de toutes parts, s'impose à moi immédiatement : du coup, quelle relation existe-t-il entre elle et moi ? en quel sens est-elle « mienne » ? Pas au sens où je suis le seul à l'avoir. Pas non plus au sens où j'en serai le possesseur, et encore moins le propriétaire. S'il y a ici une « possession », c'est plutôt elle qui semble me posséder que l'inverse. Elle est mienne en ce sens que c'est à celle-là que j'appartiens, ou que c'est de celle-là que je suis membre. Mais justement, que suis-je par rapport à elle ? Un membre ou seulement un élément ?

 

Si cette culture comme monde ambiant imprègne la totalité de mon être (la langue que je parle, ce que je pense, ma façon de me comporter, mes rapports avec les autres, etc.), ne suis-je pas entièrement déterminé par elle ? Et même, l'idée de « moi » ou de « je » a-t-elle encore vraiment un contenu ? Cf. Bourdieu, ou plus essentiellement Marx (la conscience est déterminée par son monde ambiant extérieur). On peut se demander si j'ai encore un véritable être propre, distinct du tout social (lui-même émanation d'une structure économique) → à la limite, j'appartiens tellement à « ma culture » que ni le mot « moi » ni le mot « ma » n'ont encore de véritable sens.

 

[Remarque : si on s'appuie sur Nietzsche au lieu de Marx ou Bourdieu, c'est différent mais au fond cela revient au même : certes, « ma culture » est alors une émanation de ma nature, mon essence définie comme volonté de puissance (plutôt que d'une « société ») ; mais là non plus il n'y a aucune vraie différence entre elle et moi, et le « moi » apparaît comme irréel, fictif].

 

Mais comment pourrais-je voir cela, et le dire, et le penser, si « je » n'étais que cela ? Paradoxe : pour que je puisse penser que je n'ai aucun être propre, distinct de ma culture (ou de la nature, interne ou externe, dont la culture elle-même n'est que le produit), il faut que j'en aie un. Sinon je serais avec ma culture dans le même rapport que l'est l'animal par rapport à la nature (et plus précisément à son « milieu »), c'est-à-dire un rapport in-conscient, sans aucune possibilité de le savoir.

 

II. Une déprise du « je » semble donc possible, dans la mesure où il y a dans le « je » quelque chose d'irréductible au monde ambiant qui est le « sien ».

 

Mais cette irréductibilité n'existe pas naturellement, en ce sens qu'il faut la faire vivre, l'entretenir, ce qui ne va pas de soi : a) toutes les cultures ne favorisent pas le maintien d'une distance réelle entre elles-mêmes et les individus qui vivent en leur sein. Cf. Lévy-Bruhl, Mauss, Girard, etc. : le « holisme », les « sociétés archaïques » etc. ; b) mais surtout, je peux toujours me contenter d'être un simple rouage du monde ambiant que constitue ma culture, et adhérer à lui immédiatement ; dans ce cas, l'absence de distance entre ma culture et moi vient de moi, plutôt que d'elle. Si mon être ne se résume pas à ce que ma culture fait de moi, alors cela signifie que, fondamentalement, c'est moi qui suis responsable de la présence ou de l'absence de distance entre elle et moi (même si la prise de distance est plus ou moins facilitée par le contenu de la culture en question). [Léo Strauss peut servir à montrer cela : je peux m'interroger sur ma culture → je ne suis pas entièrement façonné par elle].

 

Si le « je » est bien réel en lui-même, s'il a un être propre distinct de tout ce qui n'est pas lui, qu'en est-il de ses rapports possibles avec la culture comme monde ambiant ?

 

Figure du « je » comme pur libre-arbitre, qui se trouve, par rapport aux contenus culturels environnants, dans une position d'extériorité, et ainsi de choix ; n'est-ce pas la posture du consommateur moderne, qui fait face à un « donné culturel » devenant pour lui une « offre culturelle », dont il peut choisir ou rejeter tel ou tel aspect, à son gré ? Et ainsi se constituer « sa » culture propre, individuelle, à partir d'éléments qui peuvent provenir aussi bien de « sa culture » de départ (le monde ambiant dans lequel il est né) que d'« autres cultures » (= manières d'être propres à d'autres sociétés) ?

 

Il semble qu'alors ma culture est vraiment mienne, puisque je l'ai choisie. Mais si ce choix est arbitraire, contingent, reposant sur des « goûts », « envies » ou désirs particuliers, il n'y a aucun vrai lien entre elle et moi ; ma culture reste provisoire, modifiable, je n'y suis pas lié, attaché véritablement, ses contenus ne sont pas installés en moi mais seulement de passage, ils ne m'habitent pas et moi-même je n'habite pas en eux → pas de vrai habitus, au sens d'Aristote (habitus, hexis = disposition stable, lien profond, substantiel entre la disposition et le sujet).

 

Là non plus, le « ma » n'a pas de véritable sens, et cela parce que le « moi » reste en lui-même vide, indéterminé, simple source de « choix » par rapport auxquels il reste extérieur. Pour que ces mots aient un véritable contenu, ne faut-il pas que ce soit le moi lui-même qui fasse l'objet d'un travail, d'un soin attentif et patient, autrement dit d'un cultus ? Et cela, de façon à ce que les contenus formant « sa culture » soient issus de lui comme sujet universel, plutôt que élus par lui en tant que « je » purement singulier ?

 

III. Culture comme engendrement, à partir de soi, de pensées visant ce qui est au-delà de toute « culture » particulière = de ce qui est de nature à satisfaire l'esprit en tant que tel, et non pas seulement le mien ; mais aussi, dès lors, culture comme résultat de cette activité, sous forme d'habitus qui sont le résultat d'une détermination de soi par soi, comme le concevait Aristote → il y a bien détermination, contrairement au cas de figure ci-dessus (le « je » vide du consommateur faisant arbitrairement « ses » choix) ; mais détermination par soi-même, et non par l'extérieur, contrairement à la conception de Bourdieu.

 

Les deux aspects sont liés, et c'est sans doute la pensée platonicienne de l'éducation et du dialogue qui permet de préciser leurs contenus, leurs liens et leurs conséquences.

 

Éducation : non pas implantation, chez l'autre, d'un ensemble d'habitus extérieurs (= d'une « culture » au sens vu en premier lieu), mais au contraire incitation à prendre un recul interrogatif par rapport aux coutumes, opinions, etc. en vigueur dans le monde ambiant (qui chez Platon prend la forme d'une « caverne ») cf.République VII. La prise de distance par rapport au donné culturel particulier ne peut se faire que par la confrontation de ce dernier avec ce qui est bien, juste, vrai, etc. « en soi » ; si on se contente d'une confrontation avec d'autres donnés culturels particuliers (= d'autres « cultures »), sans avoir un point de repère indépendant de toute particularité, universel, cela ne permet pas une vraie mise à distance : la seule évolution que cela peut entraîner, c'est soit le remplacement de certaines particularités par d'autres, soit un mélange de plusieurs particularités ; et dans les deux cas, le rapport entretenu avec elles restera le même (soit adhérence immédiate, soit choix arbitraire et changeant).

 

Le dialogue est donc impliqué, comme pensée en quête du vrai au moyen de la raison, par mise en retrait des particularités, en vue de ce qui n'appartient à personne et peut devenir le bien de tous. C'est en cela que consiste l'activité de cultiver l'esprit (écarter ce qui l'obstrue, un peu comme le font les mauvaises herbes pour la terre, et faire germer et pousser les promesses d'idées vraies qu'il contient). En s'efforçant de raisonner, de n'accueillir en soi que des pensées que l'on a mises à l'épreuve et dont on comprend les raisons nécessaires, on est alors soi-même l'auteur de sa culture, et non pas seulement son réceptacle.

 

Qu'en est-il alors du lien entre « moi » et la culture ainsi comprise ? En quel sens est-elle « mienne » ?

 

D'un côté, ma culture n'est pas la mienne, puisque son contenu est dépourvu de tout ce qui m'est particulier, propre, personnel. Si « se cultiver » veut dire tendre vers l'universel, cela veut dire renoncer en même temps à toute prétention de le posséder, et d'en avoir l'exclusivité (ce serait contradictoire). Mais d'un autre côté, il est juste de dire que le contenu de ma culture (ainsi définie) est mien, en ce sens que a) le travail pour l'acquérir ne peut être fait que par moi, il est le résultat de mon travail (et non pas l'effet d'une action extérieure exercée sur moi), et b) il a consisté pour moi à pénétrer à l'intérieur des idées, comprendre leur constitution intime, leurs liens nécessaires, etc. → ce contenu désormais « fait partie » de moi, je le « tiens » dans la mesure où je l'ai, non pas choisi, mais connu et reconnu ; seules sont vraiment miennes les pensées et les manières d'être que je me suis données, non pas arbitrairement, mais après les avoir admises, en sachant pourquoi, et en reconnaissant que leur valeur et leur force ne dépendent pas de moi.

Conclusion :

 

C'est donc un paradoxe au moins apparent qui semble finalement s'imposer : ma culture n'est une vraie culture, et n'est vraiment mienne, que si elle n'a rien à voir avec moi comme individu particulier. S'il s'agit de culture comme travail et produit de l'esprit indépendant et libre, le mot « ma » ne peut qualifier ici ce qui est propre et exclusif, ni signifier la possession qui maintient l'extériorité, mais seulement ce que l'on pourrait appeler une active adoption.

 

 

*******************************************************************************

 

Conseils de méthode pour la dissertation

« (...) un discours doit être constitué comme un être vivant, avec un corps qui lui soit propre, une tête et des pieds, un milieu et des extrémités, toutes parties bien proportionnées entre elles et avec l'ensemble ».

Platon, Phèdre, 264c

Faire une dissertation consiste à étudier une question de la façon la plus complète et la plus approfondie possible, et à proposer finalement une réponse. Cela signifie :

1) qu'il ne faut oublier aucun aspect (l'étude doit être complète). Pour cela, il faut dégager tous les sens que la question peut prendre, et n'en éliminer aucun a priori. Concrètement, cela veut dire : envisager tous les sens que chacun des termes du sujet peut prendre. Chaque fois que l'on prend un certain terme dans un certain sens, cela donne une certaine question, qui est l'un des visages que le sujet peut prendre ; ou encore, l'une des questions que le sujet implique ou contient en lui-même.

Parmi les termes du sujet, certains pourront être définis de plusieurs façons (être pris en plusieurs sens), et d'autres non. Ce sont les cours, et aussi la culture personnelle, qui aident à voir lesquels peuvent être pris en plusieurs sens, et quels sont les sens en question.

2) que les différents sens donnés aux termes du sujet, et les différentes questions qui en découlent, ne sont pas tous au même niveau de profondeur ; certaines définition s'en tiennent aux apparences, à ce qui semble évident, et d'autres s'approchent beaucoup plus de la réalité, qui est toujours complexe. Le travail de la dissertation philosophique consiste à partir de cette surface et à avancer le plus possible vers l'essence véritable, plus difficile à voir et nécessitant un chemin pour être atteinte (alors que la surface est immédiatement offerte et accessible).

Remarque pour les KH : à propos des sujets n'ayant pas la forme d'une question (notion, couple de notions, locution...), bien penser à chercher des distinctions et d'éventuelles tensions, rapports, etc. à l'intérieur même d'une notion, avant de les chercher entre cette notion et autre chose. C'est tout particulièrement le cas pour les sujets ne comportant qu'une seule notion, mais cela vaut de façon générale. La règle à garder en tête est : si une notion est à relier avec autre chose qu'elle-même, il faut que ce soit parce que elle-même le réclame – et non pour des raisons extérieures.

Il en découle les conséquences suivantes :

Les définitions des termes en jeu dans le sujet peuvent et doivent évoluer au cours de la dissertation. Il est donc capital de ne pas les fixer définitivement dès le début. Il faut, certes, poser certaines définitions pour commencer, mais en sachant que certaines d'entre elles vont changer par la suite. Si on les fixe une fois pour toutes dès le départ, on rend impossible toute progression de la réflexion !

Précisément, dans la dissertation la réflexion doit progresser, s'enrichir et s'approfondir au fur et à mesure. Cette « marche en avant vers l'essence » s'effectue de manière ordonnée et au travers de grandes étapes, ce qui va la rendre à la fois plus claire et plus rigoureuse. Ces étapes sont les « parties » de la dissertation.

Comment définir chacune de ces étapes ? Comment savoir que tel ensemble de questions et de réflexions doit être regroupé dans une même partie ? Le principe général est le suivant : il y a une partie chaque fois que, les termes essentiels du sujet étant définis d'une certaine façon, le sujet dans son entier est lui-même pris dans un certain sens ; et chaque fois que l'on modifie la définition de l'un de ces termes, on crée une nouvelle partie, car le sujet dans son entier prend alors un nouveau visage.

Cela signifie que, dans chaque partie, tout le sujet est pris en compte (et non pas seulement l'un ou l'autre de ses termes, en laissant de côté les autres). Cela signifie aussi que chaque partie peut et doit comporter une proposition de réponse à la question (sujet). La forme générale de la partie est donc : si tel terme signifie ceci, alors voilà quel est le sens de la question, et voilà quelle est la réponse, pour telle et telle raison.

Le nombre des parties est impossible à fixer d'avance, puisqu'il va dépendre à chaque fois du sujet, et du degré d'approfondissement que l'on est capable d'atteindre. La dissertation est terminée lorsqu'on peut se dire que l'on a vu tous les aspects de la question, en les creusant au maximum, avec les moyens dont on dispose (cours, capacités de réflexion...) à ce moment. Dans la pratique, le nombre de trois parties constitue le meilleur équilibre entre un travail trop rapide et/ou trop concentré (deux parties), et un travail trop ambitieux et/ou trop dispersé (quatre parties ou plus). Néanmoins, il ne faut pas en faire un dogme absolument inviolable, surtout si cela doit conduire à fabriquer artificiellement une partie pour atteindre le chiffre trois, ou à regrouper dans une même partie des choses trop différentes pour éviter de le dépasser. Une dissertation en deux parties peut être convenable, une dissertation en quatre parties peut être excellente.

 

  

 

Introduction et conclusion

L'introduction est le lieu où il s'agit de voir quel est exactement le problème posé, et quelles principales questions il faut nécessairement étudier pour être en mesure de lui apporter une réponse. Il ne s'agit donc pas d'affirmer quoi que ce soit, ni de répondre, mais de s'interroger ! Si des opinions ou des définitions y apparaissent, ce doit être au conditionnel, en marquant bien que ce sont de simples éventualités, que l'étude du sujet devra confirmer ou infirmer. A ce stade, on ne sait rien, on indique ce qu'il va falloir chercher.

Comme il s'agit de manifester la présence d'un ou quelques problèmes, qui se posent et qui ne dépendent d'aucune doctrine particulière, il faut éviter toute mention d'auteurs philosophiques dans l'introduction. Ceux-ci ne doivent intervenir qu'ensuite, pour aider à soulever des questions plus particulières, ou pour proposer certaines réponses, mais pas pour fixer la problématique d'ensemble.

Faut-il faire une « annonce de plan » ? Ce n'est pas une faute d'en proposer une, mais il est plus habile de présenter simplement les points d'interrogation dans l'ordre qui sera suivi ensuite dans le devoir (plutôt qu'en vrac) : par là même le plan sera indiqué, sans que cela prenne la forme d'une « annonce » formelle. – Si toutefois on en fait une, cette « annonce » ne doit pas indiquer des réponses mais des objets d'examen, des points à examiner et non pas le résultat de l'examen lui-même. Donc proscrire toute formule du genre « dans un premier temps nous verrons que, ou nous soutiendrons que, etc. », mais dire plutôt « dans un premier temps nous nous interrogerons sur... ».

Enfin, il faut éviter toutes les remarques creuses et inutiles que l'on trouve si souvent dans cette partie du devoir, du genre : « Tous les philosophes se sont demandés si... ». Cela n'avance à rien ! Une fois que l'on a dit cela, on n'a strictement rien dit sur le sujet. Et ici comme partout dans le devoir, il faut appliquer la règle : tout ce qui est tel que, si on l'enlevait, il ne manquerait rien, il faut l'éliminer. De même, il faut éliminer de l'introduction tout ce qui est tel, que l'on pourrait dire exactement la même chose si le sujet était un autre que celui-là.

A l'opposé de l'introduction, la conclusion est le temps de la réponse, et non pas des raisonnements ni des questions. C'est pourquoi on ne s'obligera pas à « ouvrir sur un autre problème » : une conclusion, comme son nom l'indique, ne sert pas à ouvrir mais à fermer ! Il s'agit de dire, de façon claire et rapide, ce que la recherche donne finalement comme réponse à la question posée, en rappelant la principale raison qui justifie cette réponse. Il n'est pas du tout obligatoire que cette réponse soit bien nette et pleine de certitude : il est permis de rester dans l'indécision, du moment qu'il y a de vraies raisons pour cela. La règle est simple : on indique ce que la recherche permet de répondre, tel quel, ni plus ni moins. – La conclusion n'est donc pas un résumé: il faut donner le résultat final, sans répéter en raccourci le chemin suivi pour y arriver.

Détail formel : éviter de commencer la conclusion par « Pour conclure, ... », comme le font 80% des étudiant(e)s.

 

 

Informations supplémentaires