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La représentation

 

La représentation est représentation de quelque chose ou quelqu'un, par quelque chose ou quelqu'un, et pour … quelqu'un.

Cette notion implique donc la présence de trois termes : ce qui représente / ce qui est représenté / ce pour qui il y a représentation (= le « destinataire » de la représentation).

De ce fait, les éléments ou aspects qui demandent à être pris en compte et interrogés, pour que l'étude soit complète, sont : le représentant, le représenté, la ou les relation(s) entre les deux, et le destinataire et ses relations avec les deux premiers.

- Qu'est-ce qui peut être représenté ? Tout ? Seulement certaines "choses", et dans ce cas, lesquelles et pourquoi ? Faire un tour d'horizon des usages de la notion dans le langage courant pour repérer les grands domaines concernés ; on parle de représentation en art (représentation théâtrale), en politique (les représentants du peuple ; un ambassadeur qui représente son pays à l'étranger ; etc.)...

- Qu'est-ce qui peut être représentant ? Aussi bien une chose (un tableau) qu'une action ou un ensemble d'actions (pièce de théâtre) ou encore une personne (un ambassadeur par exemple).

- Encore et surtout : quel genre de lien, de rapport peut-il y avoir entre les deux ? Le rapport entre un portrait et son modèle n'est pas le même que le rapport entre un ambassadeur et son pays ; pourtant dans les deux cas le premier représente le second ; il faut donc tenter de faire ressortir une unité de sens, tout en conservant une pluralité de déclinaisons possibles. Cette pluralité doit elle-même conduire à se demander s'il y a lieu d'établir une hiérarchie entre les différentes formes que peut prendre la représentation, autrement dit : si la représentation est plus purement elle-même dans certaines formes que dans d'autres.

Cette dernière question se pose d'autant plus que le mot "représentation" peut désigner aussi bien l'un des termes (ce qui représente) que l'action même qui consiste à représenter ; dans ce dernier sens intervient directement la question de la relation entre les deux termes.

[Tout cela (ci-dessus) constitue l'ensemble de ce que doit comporter l'introduction].

La dernière question posée supra va aussi être déterminante pour la construction de la dissertation, car cette construction doit logiquement commencer par le plus simple et/ou le plus apparent et/ou le moins vrai, le moins essentiel. Pour savoir dans quel ordre disposer les différentes grandes formes de représentation, il faut donc s'être interrogé sur leurs degrés respectifs de complexité et de profondeur.

Si on entre maintenant plus directement dans le contenu de l'idée, on voit que :

- ce qui représente est ce qui rend présent autre chose, et cela sur plusieurs modes possibles : ce peut être ce qui tient lieu de (le représentant est une sorte de substitut, de remplaçant, de "lieu-tenant" du représenté), mais aussi ce qui incarne, ce qui donne une réelle présence, ou encore ce qui révèle (ce qui rend présente l'essence elle-même, qui sans cela reste dissimulée, « absente »).

Du coup, d'un côté : il semble bien que le représenté est premier par rapport au représentant ; d'une part parce qu'il doit bien "exister", d'une manière ou d'une autre, "avant" le représentant (exemple simple : il faut bien que le modèle existe d'abord pour que son portrait soit possible) ; mais d'autre part et plus profondément, parce que c'est lui, le représenté, qui constitue le terme essentiel : c'est pour lui que le représentant existe, c'est par rapport à lui qu'il se définit. Ce qui paraît bien le confirmer, c'est que le représenté peut exister sans le représentant, mais non l'inverse. Exemples :

Le tableau de Van Gogh qui représente des chaussures de paysanne : les chaussures de la paysanne n'ont pas besoin du tableau de Van Gogh pour exister ; les statuettes, dans l'allégorie platonicienne de la caverne, n'ont pas besoin des ombres pour exister ; etc.

Le représentant, par définition, renvoie à autre chose que lui, il se présente comme second par rapport à lui ; alors que le représenté, lui, ne renvoie qu'à lui-même. L'acte de représenter, la représentation comme acte, semble alors consister à donner une forme seconde, voire secondaire, à quelque chose qui a sa consistance en-dehors de cette représentation.

Mais d'un autre côté : si le représentant est ce qui « rend présent », ce qui « donne présence », cela semble signifier que, sans lui, le représenté n'a pas de présence ; et si la représentation a le sens d'une incarnation ou d'une révélation, cela semble signifier que, sans le représentant, le représenté n'a pas de véritable réalité, et cela même si, factuellement et matériellement, il "existe" bel et bien "avant" le représentant. Cela rend problématique l'idée précédente, apparemment "évidente" (= le représenté est premier par rapport au représentant). L'acte de représenter semble alors être constitutif de la réalité du représenté, loin de lui être extérieur et indifférent. Peut-être certaines choses n'existent-elles vraiment qu'à la condition d'être représentées.

Une complication apparaît donc, et elle porte sur ce qu'il faut entendre par présence et par réalité. La notion de représentation, regardée de plus près, montre que le sens de ces termes ne va pas de soi, et que du coup, le genre de rapport entre représentant et représenté ne va pas de soi non plus. Ainsi par exemple :

Les statuettes sont réelles et présentes sans leurs ombres, de même une personne sans son portrait ; mais quelle réalité un peuple a-t-il en-dehors des personnes qui le représentent ? Sans elles, n'est-il pas une simple abstraction, qui n'a pas d'existence au sens plein du terme ? Davantage même : certes les chaussures de la paysanne "existent" sans le tableau de Van Gogh, mais que signifie alors "exister" ? Le simple fait d'être, de manière purement factuelle et empirique (on peut les voir, les toucher, les porter, etc.) ; de même leur "présence" consiste alors seulement à "être là", posées dans l'espace et dans le temps. Mais sont-ce là une existence et une présence véritables ? Qu'en est-il de la présence de leur essence et de leur signification ? N'est-ce pas seulement en contemplant le tableau de Van Gogh que je suis vraiment mis en présence des chaussures, c'est-à-dire de ce qu'elle sont vraiment, de leur sens (= elles ne sont pas seulement des choses qui permettent de marcher sans se faire mal aux pieds, mais des éléments de l'habillage humain, qui révèlent certains aspects essentiels du rapport de l'homme avec le monde, le temps, la vie et la mort, etc. → cf. le commentaire qu'en fait Heidegger dans L'origine de l’œuvre d'art) ?

Il en ressort les trois points majeurs suivants :

-- ce qui représente, ie le représentant, est de l'ordre du singulier et du particulier : telle chose, tel signe, telle personne

-- la représentation a lieu par l'esprit et pour l'esprit, elle est mise en présence pour l'esprit d'un contenu. Seul l'esprit peut effectuer la représentation comme action, et lui seul peut en appréhender le résultat, c'est-à-dire relier le représentant à ce qu'il représente, ie autre chose que lui-même. [NB : ici apparaissent les deux éléments repérés au début et laissés de côté jusqu'ici : le destinataire (celui pour qui il y a représentation) et ses relations avec le représentant et le représenté].

-- Plus ce contenu est de nature purement intelligible, moins il lui est indifférent d'être présent pour l'esprit, c'est-à-dire représenté. Cette présence pour l'esprit est en effet impliquée ou appelée par son essence même : s'il n'y a personne, aucun esprit, pour voir et recevoir le sens, la signification, on peut certes dire que ces derniers « existent » tout de même (cf. les Idées platoniciennes) mais ils n'ont pas de présence, ils ne sont pas « là », ils se tiennent seulement dans un « ailleurs » infiniment lointain, et d'une façon qui peut être qualifiée d'absurde (une idée qui n'est présente pour personne n'a pas de véritable existence, elle est destinée à être vue, comprise, contemplée, etc.). Plus précisément, plus il s'agit de la mise en présence d'un contenu intelligible, plus le mode de réception requis s'apparente à la contemplation (plutôt qu'à la simple information, ou au simple déchiffrement).

On peut alors distinguer les grands degrés suivants, qui forment en même temps les étapes possibles d'un plan :

1) La représentation comme simple copie ou symbole = une version simplifiée et appauvrie de la "vraie" chose ; le représenté, ici, n'a pas besoin de sa représentation pour être ce qu'il est ; c'est par excellence le cas des choses, réalités empiriques, surtout si elles sont naturelles. La nature n'a pas besoin d'être représentée pour être ce qu'elle est.

2) Mais même pour ces choses-là, leur essence n'a de réelle présence que pour l'esprit, donc par la représentation ; leur signification, leur appartenance au monde ou leur relation à lui, sont portées à l'existence par le fait d'être rendues présentes pour l'esprit ; domaine de l'art, essentiellement.

3) Les réalités spirituelles, intelligibles qui composent le monde, et le monde lui-même comme tel, n'existent que pour l'esprit, en tant que vus et reconnus par lui ; être représenté leur est donc essentiel : loin de redoubler ou d'appauvrir la réalité du monde, la représentation apparaît comme le mouvement interne ou l'âme de celui-ci ; si la nature n'a pas besoin d'être représentée pour être ce qu'elle est, en revanche il n'y a pas de monde sans représentation du monde. - domaines : art encore, politique.

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 Le danger de la sécurité

 

 

 

Principaux éléments de l'introduction

 

Évidente contradiction : la sécurité se définit comme absence de danger. Comment pourrait-elle être elle-même dangereuse ?
Pour que la formule prenne un sens, il faudrait que :
- l'absence de danger ne puisse être obtenue que par des moyens eux-mêmes dangereux.
- mais plus radicalement : que l'absence de danger soit elle-même dangereuse, et donc, éventuellement, que le danger ait quelque chose de protecteur, voire de salvateur (hypothèse d'une « sécurité du danger »).
Est-ce possible, et si oui l'est-ce pour n'importe quel danger ? Ce dernier, en effet, peut prendre une pluralité de formes, selon la nature précise de ce qui est menacé : il peut s'agir de biens que l'on possède, de la santé ou de la vie elle-même, voire peut-être de ce que l'on pourrait appeler l'authenticité d'un être, à savoir sa conformité avec son essence. Mettre en sécurité certains de ces objets peut-il entraîner la mise en danger de certains autres, et cela de façon nécessaire ? Plus profondément, se pourrait-il que l'un ou l'autre de ces objets ne puisse être ce qu'il est qu'en demeurant sous la menace de sa négation ? 

 

 

1. La sécurité suppose certaines conditions, qui semblent constituer une menace pour la liberté.
Pour être réellement à l'abri d'un danger, et donc, pour que la sécurité ne soit pas seulement apparente ou trompeuse, il faut prendre des mesures, qui seront liées à la nature du danger en question. Il y a une contrainte technique, un lien de causalité : pour empêcher que telle chose se produise, il faut faire ceci ou cela ; on n'a pas le choix. Par nature la sécurité impose donc certaines choses, et en interdit d'autres : on ne peut plus faire « ce qu'on veut », on doit « restreindre sa liberté ».
Exemple ponctuel : l'existence d'une menace terroriste ; l'« état d'urgence » comme menace pour les « libertés publiques ».
Configuration plus globale : un régime politique mettant ses citoyens à l'abri de toute délinquance, de tout risque, ne pourrait le faire qu'en instaurant un système « totalitaire », une surveillance permanente de tous. Cf. Orwell 1984 par exemple. Le Léviathan de Hobbes, dont le but est d'assurer la sécurité de tous. [NB : ne pas accumuler les illustrations, mais plutôt en prendre une et la développer plus en détail].
Mais double limite à cette approche :
- d'une part, c'est la liberté comme libre-arbitre (pouvoir de « faire ce qu'on veut ») qui est ici menacée. Or il y a lieu de se demander si cette liberté-là est la vraie liberté ; et donc, s'il est vraiment dangereux de la perdre ; et même, si ce n'est pas la mise en sécurité de ces biens-là qui est dangereuse. [→ ne pas considérer comme une évidence que les « droits fondamentaux » ou les « libertés démocratiques » sont des biens véritablement précieux, et qu'il est plus dangereux de les perdre que de les mettre hors de danger].
- d'autre part, ce n'est pas vraiment la sécurité elle-même, le fait même d'être en sécurité, qui est source de danger, mais plutôt l'ensemble de ses conditions ou de ses moyens.

Il faut regarder de plus près la sécurité en elle-même, et conjointement, ce qu'est le danger véritable (= ce qu'il est vraiment dangereux de perdre).

 

2 Être en sécurité = n'être menacé par rien = ne pas être incité à sortir de son soi immédiat, pas de raison de modifier sa façon spontanée d'être et de se comporter, sa manière de se tenir dans l'existence ; pas de raison de résister à ses tendances, envies – bref de se faire violence. Or si l'être-soi immédiat, le fait de se contenter « d'être ce que l'on est » et d'exister en conséquence, ne sont pas forcément conformes à ce que l'on doit être, à l'essence de l'homme, alors l'état de sécurité est un état où l'essentiel est menacé, donc un état dangereux. Davantage même : s'il y a certaines choses souhaitables, voire indispensables à la bonne santé de l'âme, que l'on ne peut recevoir qu'en s'exposant au danger, alors l'absence de danger, qui les empêche, est elle-même dangereuse.
Sécurité = comparable à la paix, dont Hegel disait qu'elle favorise l'enlisement en soi-même, dans ses petites particularités (il la compare à une mare dont les eaux sont stagnantes ; Principes de la philosophie du droit). La sécurité de ce que l'on possède, et de la vie elle-même, préserve de la nécessité de se positionner clairement et réellement par rapport à ces « biens », c'est-à-dire de décider de la place et de l'importance qu'on leur accorde. Cette indécision et cette insouciance sont dangereuses, dans la mesure où, par elles, est laissée de côté la redoutable question de savoir ce qui doit être regardé comme l'essentiel, et la nécessité plus redoutable encore d'agir en conséquence ; inversement, leur mise en danger est salvatrice, en ce sens que l'on est alors contraint de trancher la question de savoir si, le cas échéant, ils peuvent et doivent être sacrifiés pour sauver ce qui est plus essentiel qu'eux.
Cf. l'exemple, imaginé par Kant (Fondements de la métaphysique des mœurs), de l'homme placé devant le choix de faire périr un innocent en portant contre lui un faux témoignage, ou de périr lui-même : sans cette menace, il n'aurait pas exercé le pouvoir, ni respecté le devoir, qui sont en lui, de faire passer quelque chose avant son « amour de la vie », à savoir l'impératif moral. Il serait resté dans l'ignorance, au double sens de ce terme, de sa dignité de personne. C'est en un sens très voisin qu'il faut entendre la fameuse sentence de Sartre, selon laquelle « jamais nous n'avons été plus libres que sous l'occupation allemande » (Situations III, La république du silence) : jamais l'homme ne se voit offrir une meilleure chance d'affirmer et de réaliser l'indépendance de sa volonté à l'égard des circonstances, que lorsque celles-ci se font menaçantes et le contraignent à décider de ce qui, entre son honneur et sa vie, doit rester sauf.
Mais alors ne faut-il pas, pour assurer la sécurité de l'essentiel, aller jusqu'à chercher le danger, s'y exposer volontairement, plutôt que de se contenter de l'affronter quand d'aventure il se présente ? C'est ce que semble bien suggérer Hegel dans sa Phénoménologie de l'esprit, lorsqu'il fait de la mise en danger de la vie la condition nécessaire de l'accession de l'esprit à la conscience de soi (« maîtrise et servitude ») : l'homme ne devient maître de la « choséité » qui est en lui, c'est-à-dire de l'aspiration naturelle à rester en vie, qu'en provocant le risque de la perdre. 

La sécurité de la vie est dangereuse pour la sécurité de l'âme, et il est dangereux pour l'âme que la vie reste toujours en sécurité : il y a bien en cela un danger de la sécurité ; mais c'est ici la sécurité d'une chose qui est un danger pour la sécurité d'une autre. Or le danger ne serait vraiment celui de la sécurité que si c'était pour la même chose, que sa propre sécurité fût dangereuse. Est-ce possible ? Y a-t-il quelque chose qui ne puisse trouver abri que dans le renoncement à s'abriter ?

 

 

3. Si l'esprit a essentiellement besoin de ce qui ne peut être que librement donné par un autre esprit, et plus profondément encore, de se donner lui-même à celui-ci, alors il semble bien que se préserver du risque d'être trompé et trahi soit pour lui le danger suprême. [NB : formulation volontairement choisie pour montrer 1) que l'on peut « annoncer » à l'avance une thèse, à condition de la présenter comme une hypothèse vraisemblable que l'on va examiner, et 2) que c'est un procédé simplement possible, parmi d'autres, et qu'il ne faut pas en faire une « recette » systématique]. En effet :
Ce qui ne peut être que reçu d'autrui, et qui ne peut en être reçu que comme le fruit de sa libre décision, n'a aucune autre garantie que la droiture morale de celui-ci, sur laquelle on n'a soi-même aucune prise, et à laquelle on doit s'en remettre. Ainsi de l'amour, de l'amitié ou du respect : je ne peux que les recevoir, et non m'en emparer ou les extorquer ; et je ne peux les recevoir qu'en m'exposant sans réserve au danger qu'ils me soient refusés, ou pire encore, que l'on ne m'en donne que l'apparence ou le faux-semblant. Conjointement, je ne peux les donner moi-même sans m'exposer au risque qu'ils ne soient pas reçus, ou pire, qu'ils ne soient reçus qu'en apparence pour être ensuite instrumentalisés d'autant plus efficacement : tant il est vrai que le plus sûr moyen de faire du mal à autrui est de lui donner toutes les apparences qu'on ne lui veut que du bien. Se préserver de ce risque, et de la souffrance que sa réalisation occasionnerait, en « se protégeant », c'est-à-dire en s'abstenant de donner son amour ou son amitié, et en décidant de se passer de l'amitié ou de l'amour d'autrui, n'est-ce pas mettre son âme dans le plus grand des dangers, s'il est vrai qu'elle ne peut être elle-même et s'accomplir qu'en se donnant, et donc en se risquant ? C'est à ce danger que semble nous exposer la vertu stoïcienne telle que la prône Épictète en son Manuel, qui nous invite à ne nous attacher à rien de ce qui ne dépend pas absolument de nous, nous privant ainsi de la possibilité même d'aimer. C'est de ce même danger que nous préserve, au contraire, la vertu telle que la conçoit Aristote, Éthique à Nicomaque, livre VIII, qui ne s'accomplit que dans l'amitié et dans l'exposition aux dangers qu'elle comporte (développer : amitié ↔ vertu, qui n'existe que comme libre disposition de la volonté intérieure).
= inverse de la logique du contrat, qui implique de ne donner et recevoir que ce qui ne touche pas à l'essentiel, en se prémunissant, par des garanties juridiques, contre l'éventuelle malhonnêteté d'autrui (développer avec Hegel, Principes de la philosophie du droit, qui permet d'expliquer aussi pourquoi étendre la logique du contrat aux relations humaines telles que le mariage, comme le fait Kant (Métaphysique des mœurs, I. Doctrine du droit) est une « horreur »).

 

La sécurité n'est sans danger que pour le genre de choses pour qui être signifie coïncider avec soi-même, en dépendant le moins possible de ce qui ne dépend pas de soi ; mais elle devient le danger par excellence pour l'être qui n'est soi qu'en s'abandonnant à ce qui, par essence, lui échappe radicalement : l'autre intériorité, l'intériorité de l'autre.

 

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L'accord

 

J'insiste ici sur le début, l'entrée dans le sujet, car c'est cela qui conditionne toute la suite.

 

Un problème très fréquent : se limiter d'emblée à certains cas de figure, suggérés par l'usage courant, sans recul suffisant par rapport à celui-ci ; et du même coup, considérer trop vite comme évidents certains aspects de la notion, et en oublier carrément certains autres.

 

Il faut donc partir de l'usage courant, aux deux sens de l'expression : le prendre comme point de départ, mais aussi le quitter. « Le quitter », c'est-à-dire : s'interroger sur ce qu'il présuppose et implique ; transformer en questions les certitudes immédiates qu'il véhicule. Et donc, considérer la notion vraiment en elle-même, dans toute sa généralité, par-delà le ou les visage(s) particuliers que l'usage courant lui donne.

 

Voici ci-dessous une proposition d'introduction qui s'efforce de procéder dans cet esprit. J'attire votre attention 1) sur le niveau de généralité auquel elle tente de se situer, afin de tracer un cadre global qui n'exclut rien à l'avance, et fait ressortir les grandes questions essentielles que la notion implique nécessairement de soulever. 2) sur le fait qu'il n'y a aucune référence à tel ou tel auteur ni à tel ou tel « courant » ; cela tient au fait que c'est la notion elle-même et rien d'autre qui fait l'objet de l'attention. Les doctrines viendront après, pour proposer des réponses ou des questions à propos des points que la notion exige d'aborder, points qu'il faut dégager soi-même, tout(e) seul(e).

 


 

Proposition d'introduction

 

L'accord implique une pluralité de termes, entre lesquels il prend place. Par rapport à ces termes, il semble être soit le résultat d'une certaine activité, effectuée par eux-mêmes ou par une tierce instance, soit la résultante de ce qu'ils sont ; et dans tous les cas, il consiste en une certaine unité, ou unification, de leur pluralité : quand il y a accord, les termes ne restent pas dans leur pluralité immédiate, mais se combinent, s'associent ou se rencontrent, de telle sorte que, en dépit de leur multiplicité et de leur différence, ou peut-être justement grâce à elles, il y a pour eux, entre eux ou parmi eux, de l'un et de l'identique.

 

Cette identité et cette unité ne peuvent toutefois absorber les termes dont elles sont composées, car il y aurait alors fusion, con-fusion, mélange, et non pas accord : ce dernier, précisément dans la mesure où il consiste en une certaine relation entre eux, paraît impliquer que les termes continuent d'avoir chacun leur être propre et distinct ; de sorte que dans et par l'accord, ils perdent et conservent tout à la fois leur indépendance les uns par rapports aux autres, comme si l'accord niait leur pure singularité sans toutefois la faire disparaître. L'une des questions essentielles que soulève la notion d'accord est donc celle de la possibilité d'une compatibilité entre unité et multiplicité, entre identité et différence. Plus précisément, elle oblige à s'interroger sur le genre de rapport qu'entretiennent les termes, non seulement entre eux, mais, pour chacun d'eux, entre ce qu'il est et le lien qu'il entretient avec les autres : jusqu'à quel point son accord avec les autres est-il appelé par son essence même ? Par rapport à ce qu'il est, son accord avec les autres est-il surajouté et contingent ? Serait-il ce qu'il est, si son accord avec les autres termes n'existait pas, ou cessait d'exister ? Ces interrogations conduisent elles-mêmes à mettre en question le statut de l'accord en tant que résultat : est-il évident que l'accord s'ensuive de la présence ou de la mise en présence de termes, qui existeraient donc avant lui et sans lui ? Si l'accord peut être vraiment consubstantiel aux termes en jeu, ne faut-il pas qu'il leur soit contemporain, et cela en un sens moins strictement temporel que proprement ontologique ? Voire qu'en ce même sens il les précède, à titre de condition de leur existence, s'il doit s'avérer que certaines choses ou certains êtres n'existent qu'en découlant ensemble d'une même source, ou d'un même « cœur » (telle est l'étymologie du mot), comme semble le suggérer, par exemple, le cas des organes au sein de l'être vivant ?

 

Impossible, on le voit, de s'en tenir aux suggestions de l'usage courant, qui réserve l'emploi du mot principalement aux relations entre les sujets humains, et tend à considérer l'accord comme quelque chose qui, tel le compromis ou le contrat, est produit ou « construit » par eux ; car selon la nature des termes « entre » lesquels il prend place, peut-être l'accord est-il moins à faire qu'à constater, à respecter ou à retrouver ; et lors même qu'il est à faire, peut-être est-ce sur un tout autre mode que celui de la construction.

 


 

Esquisse de construction

 

On a tendance à penser premièrement à l'accord qui peut prendre place entre individus doués de pensée et de volonté, qui « se mettent » d'accord, « tombent » d'accord, ou « sont » d'accord. Mais est-ce le seul cadre possible ? Le plus simple ? Ne peut-il y avoir accord entre des choses ? Et que signifie-t-il, dans ce cas moins complexe, plus immédiat ?

 

[Rappel : ce qui vient en premier à l'esprit n'est pas forcément ce qui doit venir en premier dans le devoir ; il est même très fréquent que ce ne soit pas le cas → la mise en ordre ne doit pas se faire de manière psychologique, mais logique].

 

L'usage courant lui-même invite à l'envisager : l'accord au sens musical du terme ; l'accord entre des couleurs ; l'accord au sens grammatical du terme (entre sujet et verbe, substantif et adjectif) ; etc. Il est donc pertinent de commencer par là, pour commencer l'exploration de ce que la notion signifie, ce qu'elle implique, exige ; et pour, du même coup, se demander si l'accord entre des choses en est vraiment un. Autrement dit : le cas de l'accord entre des choses permet de faire ressortir certaines caractéristiques essentielles de ce qu'est un accord, tout en révélant que de simples choses ne peuvent pas respecter pleinement ces caractéristiques ; d'où la nécessité de passer à un autre genre d'être, pour que l'accord en soit vraiment un.

 

[Remarque : c'est seulement en procédant ainsi qu'il y aura une continuité et une progression dans la réflexion, au lieu d'une simple juxtaposition sur le mode du « par ailleurs », « et aussi », etc. → schématiquement : NON PAS : « il peut y avoir accord entre des choses, et aussi entre des personnes », MAIS : « entre des choses il ne peut y avoir accord qu'en un sens limité, donc pour que l'accord en soit plus vraiment un, il faut qu'il prenne place entre des personnes »].

 

I. L'accord entre choses

 

L'idée principale à faire ressortir est que, d'une part, l'accord provient directement de ce que ces choses (notes de musique, couleurs...) sont immédiatement, et il se donne à constater ; en ce sens il n'est pas le résultat d'une construction : étant donné ce que sont telles notes ou telles couleurs, il y a ou non harmonie entre elles ; mais que, d'autre part, ces choses sont ce qu'elles sont sans cet accord et avant lui (elles n'ont pas besoin de lui pour être ce qu'elles sont), et en ce sens leur accord reste seulement extérieur. Il doit être instauré de l'extérieur, par autre chose qu'elles-mêmes, et il n'est pas non plus perçu par elles, mais seulement par un regard extérieur. L'accord a donc ici le sens d'une simple convenance : certaines choses, quand elles se trouvent extérieurement réunies, forment un tout harmonieux, quelque chose de « juste » ou de « beau », mais elles n'appellent pas d'elles-mêmes cette réunion, et ne la perçoivent pas non plus.

 

Un tel accord non voulu et non su par ce qui le constitue, auquel ses propres éléments demeurent indifférents et qui ne vient pas d'eux, reste donc tout relatif. Est-ce à dire que, pour être véritable, l'accord doit nécessairement résulter des instances qu'il unit, et cela de manière consciente et volontaire ?

 

Le cas de l'organisme vivant en fait d'abord douter, car cette fois les éléments (organes...) forment un tout dans lequel ils s'appellent les uns les autres, sans que cela s'accompagne ou résulte d'une volonté consciente de leur part. Mais ils n'existent qu'en vue de cet accord, pour lui et par lui : ils ne sont que des éléments d'autre chose (l'organisme) et non pas vraiment des êtres à part entière (les organes n'ont pas d'existence propre en-dehors de leur réunion – cf. Kant, Critique de la faculté de juger, §65). Certes ils ne se confondent pas les uns avec les autres, mais ils n'ont pas non plus cette réalité propre et pleinement distincte que la notion d'accord semble requérir.

 

Il en ressort une difficulté : l'accord semble exiger à la fois que ses composants ne demeurent pas extérieurs à lui, et qu'ils ne s'absorbent pas en lui au point de ne plus avoir d'existence hors de lui. Si les choses et les vivants ne peuvent remplir que l'une de ces conditions, mais non les deux, les êtres doués de pensée et de volonté le peuvent-ils ? [ceci est un exemple de transition].

 

II. L'accord entre individus ou groupes d'individus

 

J'indique très rapidement l'essentiel ; voir le cours pour les développements et références.

 

« Être d'accord » = avoir la même opinion ou le même but ; « se mettre d'accord » = le compromis, le contrat.

 

Dans tous les cas, il y a rencontre en ou sur un troisième terme, qui est de l'ordre de la particularité, et ne met pas en jeu l'essence même. On a donc encore un accord seulement extérieur, qui consiste en ce que des sujets présentent ou se donnent une particularité accidentelle identique : même « idée », même décision, même intérêt. Du fait de cette extériorité, les membres de l'accord conservent leur réalité propre en-dehors de celui-ci, dans la mesure où ils comportent bien d'autres particularités que celle qui fonde leur accord. Mais leur extériorité n'est cependant pas celle qui existe entre des choses, dans la mesure où il y a de leur part une prise de distance par rapport à leurs particularités immédiates, et une prise en compte de celles des autres. L'accord, ici, ne résulte pas d'une loi physique ou d'un instinct, mais de volontés capables de s'orienter librement et de consentir ou d'assentir (« donner son accord ») ; non pas de ce que les êtres sont immédiatement, mais de ce qu'ils font de leur être.

 

Toutefois, double limite à ce genre d'accord :

 

La volonté a seulement la forme du libre-arbitre, puissance de choix qui reste en elle-même indéterminée, capable de se porter sur n'importe quoi, sans contenu intérieur propre ; il n'y a donc pas de vrai dépassement de la particularité de chacun, et ce sur quoi ils s'accordent est quelque chose de seulement commun et non pas universel. [Rappel : le passage de l'intérêt individuel à l'intérêt collectif (= société) n'est pas un vrai dépassement, car il s'agit toujours d'intérêt particulier (l'intérêt de telle société)].

 

Les membres de l'accord ne se voient pas mutuellement comme des choses, puisqu'ils se reconnaissent mutuellement des droits ; mais ils se voient mutuellement comme des moyens, plus ou moins utiles pour la réalisation de leurs objectifs respectifs, et cette utilité est une condition de l'accord.

 

Ainsi l'accord est le produit d'une distance par rapport aux particularités contingentes, mais cette distance ne vise qu'à mieux satisfaire ces mêmes particularités : il laisse en-dehors de lui l'essence même de ses membres. En même temps toutefois, il suppose cette essence et s'appuie sur elle, dans la mesure où chacun voit les autres comme des sujets de droit, des êtres irréductibles à la somme de leurs particularités. Est-il possible voire nécessaire de concevoir un accord qui se situerait à ce niveau plus profond, celui du « cœur » intérieur et essentiel de chaque homme ?

 

III. L'accord entre sujets spirituels

 

Je renvoie ici encore au cours, et ne développe un peu que certains points qui le prolongent.

 

Le dialogue ; ne consiste pas à « être d'accord » au sens de « avoir la même opinion », mais au sens de « chercher ensemble à dépasser l'opinion en vue de la vérité ». Cette fois le troisième terme est universel et non simplement commun ; l'accord ne porte pas sur « quelque chose », mais consiste en un même effort de dépassement des particularités individuelles, une même orientation fondamentale de l'esprit, que l'on peut appeler un amour commun de la vérité (→ deux personnes qui cherchent la vérité, mais ne parviennent pas aux mêmes conclusions, ne seront « pas d'accord » selon le sens courant, mais seront bel et bien « accordées » selon un sens plus profond).

 

L'amitié véritable, consistant à aimer en l'autre ce qui est le plus digne de l'être, c'est-à-dire ses « qualités morales », sa vertu (→ Aristote) ; véritable rencontre des âmes, ou des « cœurs », dans lequel chacun est pour l'autre une fin en soi, et dans lequel chacun est accordé intérieurement avec lui-même : non pas, comme dans le dialogue, en laissant totalement de côté sa dimension sensible et particulière, mais en accordant celle-ci avec sa raison (l'homme vertueux aristotélicien prend plaisir aux bonnes actions, c'est-à-dire au fait d'agir indépendamment de ce qui « lui plaît » → pas de conflit, mais accord, entre ce que réclame sa raison et ce que réclame sa sensibilité). [On fait ressortir ainsi le lien intérieur entre l'accord avec autrui et l'accord avec soi-même. – Développement possible du faux accord avec soi-même, pour enrichir et souligner ce lien a contrario : L'homme vicieux, lui, réalise en lui-même l'« accord » inverse : pas de conflit intérieur, non pas parce que ses désirs s'accordent avec sa raison, mais parce que sa raison est entièrement au service de ses désirs (ex : Calliclès) ; mais cet « accord » intérieur n'en est pas un, car il n'existe qu'en désaccord avec l'exigence issue de l'essence véritable de l'être ; cela se traduit par une incapacité au dialogue et à l'amitié, c'est-à-dire à tout accord véritable avec autrui (l'homme en faux accord avec lui-même est incapable d'accord vrai avec les autres)].

 

[Exemple de conclusion : NB : elle s'efforce de proposer une réponse à la principale question soulevée par l'introduction] Il est possible pour l'esprit, et pour lui seul, de former avec d'autres une unité consistant en une « harmonie des cœurs », sans rien perdre pour autant de sa consistance propre et distincte : c'est même, semble-t-il, lorsqu'il s'accorde avec son semblable par la médiation de l'universel, qu'il est au plus haut point lui-même, un soi bien accordé.

 

 

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L'accident

Il ne s'agit pas d'une dissertation rédigée, mais d'une étude du sujet essayant de prendre en compte tous les aspects qu'il implique. Toutefois les différents éléments sont placés dans un ordre croissant de complexité et de radicalité, ce qui rend assez facile d'en dégager un plan.

L'accident est ce qui « tombe », arrive de manière inattendue, imprévue, voire imprévisible.
NB : si c'est imprévu pour nous mais prévisible en soi, l'accident n'a qu'un sens relatif (ce sera peut-être le cas dans le cadre de la nature comme réalité physique) ; s'il est imprévisible en soi, l'accident prend en revanche un sens plein et « absolu ». Cette distinction est importante pour structurer le devoir, puisqu'il y a là deux niveaux de radicalité, ce qui dessine un axe d'approfondissement.

S'il est ce qui tombe, arrive, survient, l'accident est d'emblée un concept relatif, il se définit par rapport à autre chose, il renvoie à autre chose, et cela de manière double : il a une origine (il vient de quelque part, quelque chose, quelqu'un), et il a un lieu d'arrivée (il s'insère, fait irruption, dans un certain « horizon », il se détache sur un certain fond, et c'est justement le contraste par rapport à ce fond qui le fait reconnaître comme accident).
Envisager les principales figures possibles de cette origine et de ce fond (ou horizon) est donc une des tâches essentielles de la réflexion sur ce sujet ; cela, en redéfinissant chaque fois le sens précis de la notion ; et, comme toujours, en tentant de suivre un ordre croissant de complexité et de profondeur (cf. supra).

Le fond, ce dans quoi l'accident fait irruption, a nécessairement la forme et la signification d'un ordre, de quelque chose d'organisé, d'orienté, car c'est seulement par rapport à cela que quelque chose peut être vu comme accidentel. Il faut repenser ici à la distinction cosmos (réalité ordonnée, structurée, composée d'éléments distincts) / chaos (totalité indéterminée, indifférenciée, ou tout est confondu dans tout, sans émergence d'éléments ni d'ordre). Dans le chaos il ne peut arriver aucun accident, non pas parce que l'ordre est impossible à perturber, mais parce qu'il n'y a pas d'ordre du tout. Inversement, l'accident n'a de sens que comme ce qui nie, contredit ou bouleverse (plus ou moins radicalement) un certain « cosmos », ie un ordre, un « cours des choses », une régularité.
Cet ordre peut prendre des visages différents, mais dans tous les cas l'accident est : ce qui n'est pas, ou ne semble pas être
appelé, exigé, produit par cet ordre, selon la nécessité propre de celui-ci ; et donc, pas explicable ni prévisible à partir de lui. S'impose ainsi la prise en compte de la notion de nature, aux deux sens de ce terme : réalité physique et essence.

Nature comme réalité physique
Si la nature est le règne de la nécessité, où tout a une cause, alors il semble impossible qu'il y ait des accidents naturels :
tout ce qui arrive dans la nature est, en droit, prévisible, même si nous n'arrivons pas à tout prévoir (cette carence vient de nous, non de la nature). La notion d'accident ne peut avoir qu'un sens tout relatif : elle se définit seulement par rapport à ce qui a lieu le plus souvent (ex : raz de marée, météorite, etc. : ces phénomènes n'arrivent pas à l'encontre des lois physiques, mais conformément à elles).
Pour qu'il y ait accident
au sens véritable dans ce cadre, il faudrait qu'il arrive, dans la nature, quelque chose qui ne peut pas être produit par la nature selon ses lois ; donc quelque chose qui tranche, non pas par rapport à ce qui arrive « le plus souvent », mais par rapport à la nécessité naturelle comme telle. Ce serait l'irruption en elle de quelque chose d'autre qu'elle, d'extérieur à elle prise comme totalité : du non-naturel.
Ici intervient la question : la nature comme réalité physique a-t-elle une altérité, une extériorité ? Y a-t-il autre chose qu'elle ? La réponse ne va pas de soi et diffère selon les doctrines philosophiques. Deux grandes pistes se dessinent : Si la nature est la totalité du réel, englobe tout, alors l'accident ne paraît pouvoir avoir qu'un sens tout relatif (Schopenhauer, Nietzsche, par exemple). Si la nature n'est pas tout, si l'
esprit n'est pas un de ses produits ou aspects, mais une réalité radicalement autre, alors ce que l'homme est et fait peut être dit accidentel par rapport à la nature, en un sens absolu cette fois, perturbant son cours d'une façon radicalementimprévisible à partir d'elle (Bataille, l'homme « nie » la nature ; mais surtout Hegel, cf. « dialectique maître/esclave » ; Kant, cf. la raison comme instance qui contrarie et dépasse la nature...).

Nature comme essence :
L'accident est ce qui ce qui existe dans un être, sans que cela soit appelé ou produit par
l'essence de cet être. Ex : pour l'abeille, avoir telle forme, couleur (Platon, Ménon) ; pour l'homme, avoir des cheveux ou pas, de telle couleur, être beau ou pas, etc. (Aristote, Métaphysique : différence substance/accident ; Pascal, Pensées : différence moi/qualité...). Là encore on retrouve l'idée de quelque chose qui, par rapport à un certain « fond », apparaît comme étranger, extérieur, ne provenant pas de sa nécessité interne, et donc indéductible (ex : à partir de l'idée ou de l'essence de l'homme, on ne peut pas déduire que l'homme doit avoir des cheveux de telle couleur) .
NB : on ne peut plus affirmer, cette fois, que l'accident perturbe, menace ou détruit ce sur quoi il « tombe ». Il semble plutôt que l'essence soit indifférente à l'accident, et qu'elle reste intacte quel que soit celui-ci.
Néanmoins il faut en faire une question, lorsque l'essence est celle de l'esprit : car il faut envisager que l'essence de l'esprit ne soit pas une simple sub-stance, « à l'abri » de toute atteinte et demeurant elle-même quoi qu'il arrive, mais qu'elle puisse être défigurée, niée, ou au contraire respectée, vivifiée : bref, que l'esprit puisse être plus ou moins à la hauteur de lui-même. – Du coup des champs nouveaux s'ouvrent, qu'il faut prendre en compte :

L'esprit comme nature : l'habitude
L'habitude comme seconde nature, comme ordre « naturel » engendré par l'esprit (Aristote,
Éthique à Nicomaque). L'accident se définit alors comme l'in-habituel, ce qui n'est pas conforme à ce qui arrive « normalement » ou « le plus souvent », donc à ce qui est possible ou prévisible d'après ce que nous considérons comme le « cours normal des choses ». Nos habitudes déterminent nos attentes, notre vision de ce qui peut arriver ou pas. – On retrouve là un sens seulement relatif de l'accident : il se définit par rapport à un certain ensemble de manières d'être particulières, et ce qui est accident pour une certaine « culture » ne le sera pas pour une autre.

Le désirable
L'esprit a certaines attentes, non seulement en fonction de ce qu'il considère comme
possible ou pas, mais aussi à propos de ce qui est vu, par lui, comme bon ou pas, souhaitable ou pas (→ ce qui peut être / ce qui doit être). L'accident se définit alors, conformément à l'opinion courante, comme l'événement fâcheux, néfaste, malheureux.

Apparaît alors la nécessité de s'interroger sur le lien éventuel entre les deux sens de l'in-attendu : le non-prévisible et le non-désiré. Cela fait surgir un ensemble de questions qui prennent en compte tous les aspects de la notion, et atteignent donc le cœur du sujet.

Si, dans l'opinion commune, les deux sens coexistent dans l'idée d'accident, cela signifie-t-il qu'ils sont sont intrinsèquement liés ? Autrement dit, que ce qui est malheureux et déplorable, c'est précisément que du non-prévisible et du non-désiré puissent arriver ? Que notre attente puisse être déjouée et contrariée ? Si c'est le cas, cela voudrait dire que l'accident serait mauvais en soi, parce que nous voudrions que, dans l'idéal, tout ce qui arrive soit toujours conforme à ce que nous nous représentons comme bon.
NB : → Bien distinguer les deux choses : a) il arrive de manière imprévue quelque chose de mauvais, b) il est mauvais que quelque chose d'imprévu puisse arriver, même si ce quelque chose est « bon » ; car même s'il est bon, ce quelque chose arrive alors d'une façon qui échappe à notre pouvoir, indépendante de notre volonté, et c'est cela qui est mauvais. – Il y a là deux niveaux de radicalité dans l'appréhension de la notion ; le second est plus profond, puisque c'est l'accident dans son essence même qui est en question.

Cette seconde vision de l'accident implique deux choses à propos de la définition d'une vie « heureuse », ie une vie sans accident. D'une part, il y a un désir de maîtrise complète de tout ce qui peut arriver, de pouvoir tout prévoir et empêcher tout ce qui nous semble mauvais : désir de toute-puissance. D'autre part, certitude que ce qui est désirable à nos yeux et ce qui est bon coïncident nécessairement. En effet, pour souhaiter qu'il n'arrive jamais autre chose que ce que nous désirons, il faut être certain que ce que nous désirons est forcément bon (du moins, bon pour nous).
Or est-ce le cas ? L'homme ne peut-il pas désirer des choses qui, en réalité, sont mauvaises pour lui ? (cf.p.ex. Sénèque sur l'amitié). Inversement, ce qui est réellement bon pour l'homme ne peut-il pas apparaître à celui-ci comme non-désirable ? (cf.p.ex. Platon, allégorie de la caverne ; et de façon plus générale, l'éducation). Si oui, alors cela voudrait dire que, non seulement l'accident n'est pas forcément mauvais, mais qu'il faut envisager la possibilité que ce qui est réellement bon ne peut lui arriver
que de façon accidentelle, ie en lui « tombant » dessus d'une manière à la fois non-prévisible et non-désirable par lui, en contrariant son attente.
Il y a également une conséquence concernant la
source de l'accident, ie ce qui peut le provoquer. Car si l'accident est ce qui vient contester notre vision même du bon et du mauvais, il semble que sa source ne puisse être que volontaire et intelligente, ayant pour but de changer notre vision des choses (c'est clairement le cas chez le libérateur des prisonniers, dans l'allégorie platonicienne).

L'accident au sens plein du terme serait donc : ce qui vient bousculer non seulement certaines habitudes et/ou certains désirs, mais la structure même d'un horizon d'attente, la vision globale que l'on a du possible et du désirable, et donc l'existence tout entière, dans sa signification et son orientation. En ce sens il affecterait l'essence elle-même, non pas pour la créer ou pour la détruire, mais pour modifier sa conformité à elle-même. Et il ne pourrait avoir sa source que dans une volonté extérieure, visant délibérément ce bouleversement comme but.

 

 

 

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