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Cours KH

Les rapports entre société et État

 

 

Le mot « société » a un sens large et un sens étroit. Au sens large, il désigne une communauté humaine organisée, dans l’ensemble de ses aspects, y compris l’aspect proprement politique avec ses institutions ; il englobe alors l’État. Mais en un sens plus restreint et plus précis, le mot « société » désigne un certain aspect de la communauté humaine organisée, le social, qui doit justement être distingué de l’aspect politique et donc de l’État.

On examinera ici le sens restreint et précis du terme, car c’est à partir de lui que peut se faire la distinction par rapport à l’État, et que peuvent se poser les problèmes relatifs à leurs rapports.

Au sens précis donc, une société est un ensemble d’hommes qui agissent et sont en relation les uns avec les autres en fonction de leurs particularités, c’est-à-dire : en fonction de leurs besoins (y compris physiques), leurs goûts, leurs capacités. C’est ainsi que Hegel définit ce qu’il appelle la société civile (ou société tout court, en abrégeant), dans les Principes de la philosophie du droit.

On trouve ainsi dans la société, selon Hegel, 3 domaines principaux (cf. §§ 182 à 256) :

- le travail ou économie (échange de produits et de service) ; les hommes fabriquent, se vendent des produits, nécessaires à la vie organique mais aussi à la vie de l’esprit (p.ex. livres, œuvres, monuments, lieux de culte, etc.)

- l’expression et l’échange d’opinions, sous diverses formes (presse, associations, etc.) ; il s’agit de la circulation d’idées plutôt que de choses ou produits.

- les rapports personnels entre individus (amitié, amour – ce dernier donnant éventuellement naissance à la famille, qui est distincte de la société : elle forme un petit monde avec ses aspects et ses règles propres ; on n’a pas les mêmes relations avec les membres de sa famille qu’avec ceux qui y sont extérieurs, et qui appartiennent à l’espace plus vaste de la société).

L’ensemble de tout cela forme la vie sociale d’un individu : profession, culture (au sens vague ou au sens précis de ce terme), relations. Ce sont les particularités individuelles variables qui s’expriment là : ma profession dépend de mes goûts et de mes capacités (certes aussi des circonstances), idem pour mes relations d’amitié, etc. On n’entre vraiment dans cette vie qu’en sortant de la famille, c’est-à-dire : en devenant un individu « à part entière », lui-même capable de fonder une famille.

NB : ne pas confondre cette indépendance avec l’autonomie au sens kantien du terme ; une chose est d’être capable de subvenir à ses besoins et de se débrouiller dans la vie, une autre est d’avoir une vie spirituelle intérieure élevée.

L’État, lui, est selon Hegel « l’organe et le représentant de l’universel », « la réalité en acte de la volonté substantielle » (PPD, §258), c’est-à-dire ce qui, dans une communauté humaine, se situe par-delà les particularités qui existent et s’expriment dans la société. → à ce niveau, les particularités doivent s’effacer.

Cela se voit dans l’une des prérogatives les plus essentielles de l’État : promulguer et faire respecter des lois (promulguer → législatif ; faire entrer en vigueur et faire respecter → exécutif) : les lois sont des principes ne dépendant pas des particularités. Aussi : frapper et fixer la valeur de la monnaie, moyen universel d’échange, qui établit une commune mesure entre les choses par-delà leur diversité.

C'est pourquoi l'homme d'Etat doit être capable de vouloir (légisaltif), de penser et d'agir (exécutif) en faisant tout à fait abstraction de ses intérêts et préférences personnels, et en n'ayant cure que de ce qui est bien, juste, vrai, etc.

 

 

Remarque : l’État est lui-même quelque chose de particulier, dans la mesure où il en existe plusieurs, qui n’ont pas tous les mêmes lois ; mais il est universel par rapport aux citoyens dont il est l’État (p.ex. : l’État français est un État parmi d’autres, ses lois ne sont pas celles de tous les autres ; néanmoins, elles sont universelles en ce sens qu’elles concernent tous les Français).

L’État rassemble donc les hommes par-delà leurs différences, en faisant passer leurs particularités à l’arrière-plan, et même parfois en les abolissant : c’est le cas, comme Hegel le souligne, dans la guerre.

La guerre est un conflit entre États, dans lequel chacun d'eux ôte à ses membres le droit d’exprimer ses particularités en faisant de lui un soldat : dans l’armée, l’individu ne décide plus de ce qu’il fait, ni de côtoyer telle ou telle personne, ni d’exprimer telle ou telle opinion. Sa volonté particulière s’efface et il n’est plus que l’instrument de l’universel (= l’État). Quand il devient soldat, l'individu est dépouillé de ses aspects personnels et contingents, c'est-à-dire de ce qui le caractérise en tant que membre de la société ; il est « réduit » à son statut de membre et de défenseur de l’État, c'est-à-dire à un universel situé au-delà de ses petites caractéristiques individuelles (comme l'exprime très concrètement le port de l'uniforme).

La conception des rapports entre société et État dépend directement de la conception des rapports entre particulier et universel, et donc aussi de la conception de l’homme. On peut, sur cette base, distinguer schématiquement deux grands cas de figure.

Ainsi :

 

 

 

 

I. Si l’on nie l'existence de l'esprit comme dimension réelle et essentielle de l'être humain, ainsi que l'existence d'un Vrai et d'un Bien en soi (rappel : ces deux négations sont liées) : que deviennent alors l’État, la société et leurs rapports ? Plusieurs possibilités apparaissent, qui ont en commun cette double négation. Je les indique ici à grands traits.

a) Les lois ne peuvent pas être la traduction d'un vrai ou d'un bien universels, elles ne peuvent être que le reflet d'opinions et d'intérêts particuliers. Elles sont du même coup des moyens d’oppression, qui briment les individus et les empêchent d’être « libres » (= de laisser libre cours à leurs particularités) → l’État est mauvais en soi et l’idéal est qu’il disparaisse. C’est le point de vue de l’anarchisme (représentant philosophique principal : Bakounine, Dieu et l'Etat).

b) C’est aussi le point de vue marxiste : l’idéal auquel doit mener la révolution est une société sans État, parce que l’État est forcément l’instrument qu’une classe sociale utilise pour en dominer une autre, en érigeant en loi tout ce qui favorise ses intérêts. (Le Dix-huit brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte ; Manifeste du parti communiste). P.ex. : la loi défendant la propriété privée favorise les possédants – d'où la critique marxiste du XVIIe article de la Déclaration des droits de l'homme de 1789 – , et ceux qui font respecter cette loi (police, justice) sont les « chiens de garde » de la bourgeoisie. La différence avec l’anarchisme est que Marx raisonne en termes de classes sociales (bourgeoisie, prolétariat) tandis que les anarchistes raisonnent uniquement en termes d’individus.

c) Dans un style « machiavélien » ou « calliclésien », on considérera que l’État est un bon moyen, pour celui qui est capable de s’en emparer, d’exercer sa tyrannie (= ériger ses préférences et ses intérêts en lois, utiliser les hommes à son profit ; à ne pas confondre avec la royauté). On admet que l’État n’est qu’instrument d’oppression (idem anarchisme, marxisme), mais au lieu de le déplorer, on cherche à en profiter! (cf.N.Machiavel, Le Prince). – Cela soulève au passage la question du jugement moral ; dans l'anarchisme comme dans le marxisme, on continue de parler de justice et d'injustice (on estimera injuste celui qui utilise l’État comme un moyen de servir ses propres intérêts), alors que l'on nie toute idée de bien en soi ; il y a donc à cet égard un problème de cohérence : au nom de quoi condamner un tyran « machiavélien » ou « calliclésien », quand on postule que l'homme ne comporte pas de dimension spirituelle intérieure, et que rien n'est vrai ni bien en soi ?

d) Enfin l’on peut admettre l’État comme une instance de régulation. L’idée est alors : il faut bien des règles, et quelqu'un qui les fasse respecter, pour que la vie en commun soit possible. Les lois sont des sortes de garde-fous destinées à permettre aux particularités de s’exprimer sans que cela tourne à la violence généralisée, et sans que les forts écrasent les faibles. Dans cette perspective, l’essentiel reste la satisfaction des particularités, c’est-à-dire la société, et l’État est un moyen au service de celle-ci : son rôle est seulement de permettre à celle-ci de « bien fonctionner ». – On peut considérer que c'est en gros la conception démocratique, qui est actuellement dominante dans le monde occidental ; pour que la vie en commun soit possible, il faut bien qu'il y ait des lois, et comme il n'y a pas de bien en soi (ou, comme dirait Léo Strauss, d'« étalon universel ») d'où elles pourraient être tirées, c'est l'opinion majoritaire qui décide (plus ou moins directement) de ce qu'elles sont. Et la raison d'être de l’État est d'assurer le plus grand bien-être possible des individus.

 

 

 

 

II. Si l’on affirme que l’homme ne se résume pas à ses caractéristiques individuelles, et qu’il y a de l’universel (= du vrai et du bien en soi), ce sera évidemment très différent.

On considérera que l’État n’est pas moyen mais au contraire fin en soi, parce que ce qu’il incarne (justice, bien) est le plus essentiel ; voir p.ex. Aristote, texte sur l’homme « animal politique » (Politique, I,2) : ce sont des principes spirituels qui rassemblent les hommes, et non pas simplement des besoins utilitaires ni même le souci du bien-être. On peut dire, soit que le fondement du politique est le bien plutôt que le bien-être, soit que les deux se rejoignent finalement mais en tant que bien vivre signifie vivre selon le bien (donc avec primauté fondamentale du bien sur le bien-être) . Sur cette base, 2 grands cas de figure :

a) On affirme la primauté de l’universel, mais l’on reconnaît aux particularités le droit de s’exprimer, dans la mesure où grâce à elles l’universel s’incarne concrètement. Mes particularités peuvent être le moyen de réalisation de l’universel : p.ex., tout en choisissant mon métier en fonction de mes goûts et aptitudes, je peux mettre en œuvre en l’exerçant des exigences universelles (domination de la nature – cf. la culture –, attention et service aux autres, etc.). La façon précise dont les principes sont mis concrètement en œuvre peut varier à l’infini, et être laissée au choix individuel. → La société est donc subordonnée à l’État (les particularités sont subordonnées à l’universel) mais elle jouit d’une relative autonomie (il est légitime que les particularités s’expriment). C’est la position de Hegel dans les Principes de la philosophie du droit ; dans ses grandes lignes elle correspond à la conception européenne (chrétienne) de la royauté. Voir sur ce point les extraits vus en cours, surtout le §258 ; on y voit Hegel esquisser une critique de la pensée Rousseau, dans laquelle il lui reproche d'avoir confondu la volonté universelle, ie entièrement déterminée par la raison, avec la volonté générale, simple résultante de l'ensemble des volontés individuelles, particulières et subjectives.

b) On affirme l’universel et lui seul, en retirant tout droit à la particularité de s’exprimer. C’est la faculté de l’universel, la raison, qui décide de tout, et l’individu doit s’y soumettre. C’est le cas au suprême degré chez Platon, dans la République (livres V et VI). L’individu ne décide ni de son métier, ni de se marier ou pas, ni de se marier avec telle personne! C’est l’homme de la raison, à savoir le philosophe, qui est à la tête de la cité, et qui décide de tout cela. → l’État ne domine pas seulement la société (cas précédent) mais, à la limite, il l’abolit en l'absorbant (c'est le contraire même de l’idéal de Marx : car on a là un État sans société). La société comme libre expression et réalisation des particularités est vue comme mauvaise en soi, car elle est le règne des opinions, besoins primaires, caprices, etc.

Dans ces grandes distinctions schématiques, c'est la question de l'articulation entre l'universel et le particulier qui est mise en avant, car c'est seulement à partir d'elle que peuvent ensuite se poser les questions relatives aux formes de l'organisation politique, et que peuvent être évitées des confusions fort graves. Parmi elles, la confusion si fréquente entre république et démocratie. Textes de Kant, extrait du Projet de paix perpétuelle, qui effectue à cet égard une salutaire mise au point :

Alors que la démocratie est l'une des réponses possibles à la question qui a le pouvoir ?, la république est l'une des réponses possibles à la question comment le pouvoir est-il exercé ?. Loin de devoir être identifiées, comme le fait l'opinion courante, elles doivent donc être clairement distinguées, car elles ne se situent pas sur le même plan. Le fait que le pouvoir soit détenu par l'ensemble des citoyens (démocratie) ne garantit nullement que ce pouvoir va être exercé en vue du bien et du droit de tous (res publica, république) ; bien plus, Kant soutient que la démocratie rend la république impossible ! A l'inverse, le fait que le pouvoir soit détenu par un seul (monarchie) n'implique nullement que ce pouvoir va être exercé en vue d'intérêts personnels ou particuliers (despotisme) : il est tout à fait possible qu'il le soit en vue du bien commun.

Bref : il n'y a pas de lien immédiat entre les deux points (qui a le pouvoir ? comment est-il exercé?), ou s'il y en a un, ce n'est pas celui qu'on croit : Kant prend à contre-pied l'opinion courante qui veut que si tous ont le pouvoir, il sera possible que le bien de tous soit visé comme but, et que si c'est un seul qui l'a, il est nécessaire que soit visé un intérêt seulement particulier.

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