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La connaissance

I/ Empirisme et scepticisme

Empirisme : toute connaissance provient de l'expérience ; expérience : rapport direct avec la réalité sensible, et par conséquent, accès à un certain nombre de cas particuliers, nécessairement fini. Les facultés mobilisées sont la perception sensible et la mémoire.

Selon l'empirisme tous nos concepts, toutes nos idées, tous nos principes, bref toutes nos penséeset toutes nos connaissances seraient tirées de l'expérience ; l'esprit est vu comme étant, en lui-même, une tabula rasa(table rase, ou tablette vierge), sur laquelle viendraient s'inscrire peu à peu des idées et connaissances, à la suite de l'expérience. Cf. référence principale J.Locke, Essai sur l'entendement humain, II.

[NB : Une des conséquences essentielles de ce point de vue est qu'il ne peut y avoir aucune connaissance de tout ce qui échappe par nature à l'expérience, ie de tout ce qui est radicalement inaccessible au moyen des sens. Autrement dit, il ne peut y avoir de connaissance métaphysique].

Or connaître = connaître la cause, et non seulement constater la présence et le nombre de tels et tels cas particuliers (cf. cours sur l'allégorie de la caverne de Platon, à propos de la pseudo-sagesse).

Aristote, Métaphysique, A,1 : la différence entre le savant et l'homme d'expérience.

Double problème :

a) les sens peuvent être trompeurs ; de surcroît certaines réalités de nature sensible échappent constitutivement à l'observation, puisque le simple fait de les observer les modifie (cf.p.ex.W.Heisenberg, La nature dans la physique contemporaine :impossible de voir directement un électron, puisque, pour le voir il faut l'éclairer, c'est-à-dire le bombarder de photons, ce qui l'altère).

b) Surtout : même si l'objet est vu de manière juste, le lien causal qui permet de le connaître et de le comprendre échappe à toute saisie perceptive (cf. Platon, Rép.VII là encore).

En prétendant extraire des liens logiques, universels et nécessaires, ie des lois, à partir de l'expérience, l'empirisme croit tirer d'elle ce que, en vérité, elle ne peut donner. Il n'y a pas de continuité entre un nombre de cas, si grand soit-il, et l'universel exigé par la loi, dont il n'y a pas d'expérience possible. En effet, on ne peut faire l'expérience que d'un certain nombre de cas, alors que la connaissance exige que l'on sache comment les choses se passent dans tous les cas (par exemple : tous les corps s'attirent toujours en raison de leur masse et de l'inverse du carré de leur distance [Newton, loi de la gravitation universelle]) ; de même, l'expérience nous montre seulement que les choses se passent d'une certaine façon, mais elle ne peut pas nous dire si les choses n'auraient pas pu se passer autrement. Il y a donc un double déficit de l'expérience, par rapport aux réquisits de la connaissance : un déficit d'universalité et un déficit de nécessité (les deux étant liés). Bref : la science réclame infiniment plus que ce que l'expérience peut fournir.

D'où la critique de l'empirisme par Hume (Enquête sur l'entendement humain, IV, 2): la répétition des « expériences » ne permet pas de dégager des liens nécessaires et universels entre les choses, elle crée seulement en nous une habitude de les voir se succéder d'une certaine façon . Nos « lois » physiques indiquent seulement comment nos perceptions se lient en nous, et non comment les choses sont liées entre elles (si elles le sont). En termes platoniciens, cela signifie que l'expérience ne peut engendrer aucune science, mais seulement des opinions droites (comme les prisonniers habiles qui dans l'allégorie, arrivent à deviner quelles ombres vont apparaître).

Mais comme Hume reste fidèle au principe de l'empirisme, sa critique débouche sur le scepticisme : toute connaissance doit provenir de l'expérience, et comme l'expérience ne peut fournir rien d'universel et de nécessaire, il en résulte que la science, qui requiert l'universel et le nécessaire, est impossible. Hume se présente ainsi comme un empiriste conséquent.

Mais cela suppose justement que l'expérience est première, source. Or peut-être est-elle bien plutôt elle-même résultante et construite, ce qui relance la question de la possibilité de la connaissance : c'est la proposition de Kant, dans sa célèbre Critique de la raison pure.

II/ Kant et l'idée de « critique de la raison pure »

Au lieu de postuler que nos idées et jugements découlent de l'expérience, il faut comprendre, selon Kant, que l'expérience suppose  en vérité bien des choses : elle est le résultatde la rencontre entre un « donné extérieur » et nos facultés de perception et de jugement.

Ces dernières précèdent l'expérience et la rendent possible : elles sont a priori, dit Kant,et n'en dépendent pas (ce qui découle de l'expérience est, au contraire, appelé a posteriori).

Pour savoir si nous pouvons connaître et ce que nous pouvons connaître, il faut donc examiner le sujet et ses facultés, et non pas se précipiter directement sur les objets eux-mêmes ; autrement dit, il faut examiner nos instruments de connaissance, afin de déterminer ce qu'ils sont capables de saisir. C'est l'idée de «critique », que Kant compare à la « révolution copernicienne » parce qu'il s'agit de changer le centre de référence : ce n'est plus l'objet mais le sujet. On va donc mener une recherche «transcendantale », qui porte sur les conditions de possibilité de l'objectivité elle-même; « avant » tout objet, il y a ce qui nous permet d'accéder à des objets quels qu'ils soient : c'est cela que la Critique kantienne veut étudier.

Prétendant ainsi se situer en amontde tout ce qui se présente comme connaissance, la Critique de la raison pure va permettre de soumettre à un examen radical, dans le même mouvement, aussi bien l'empirisme que le scepticisme; (Critique de la raison pure, Analytique transcendantale, II, 14 : critique de Locke et de Hume).

Kant distingue et étudie ainsi les formes a priori de la sensibilité, espace et temps (Esthétique transcendantale), et les formes a priori ou concepts de l'entendement(Analytique transcendantale) [NB : les idées de la raison, seulement régulatrices, sont ici laissées de côté].

Nous pouvons accéder aux phénomènes, ie aux choses telles qu'elles nous apparaissent dans les formes a priori de la sensibilité, et non aux choses en soi ou noumènes. Et nous pouvons y « accéder » pour la bonne raison que les phénomènes, loin d'être des choses qui existeraient sans nous et indépendamment du regard que nous portons sur elles, sont constituéspar nous, ils résultent d'une mise en forme que notre subjectivité impose au « divers sensible », à la masse informe des données des sens. NB :la subjectivité dont il s'agit ici n'est pas la subjectivité empirique(contingente et particulière, variable d'un individu à l'autre, psychologique), mais la subjectivité transcendantale(identique chez tous les individus, universelle).

Et les phénomènes peuvent être connus, ie reliés entre eux de manière universelle et nécessaire, car notre entendement contient en lui-même les concepts qui permettent de le faire. Tout particulièrement : la catégorie de la cause ;que tout ait une cause, ce n'est pas là une simple habitude héritée de l'expérience, comme l'avançait Hume, mais une exigence de l'entendement – une exigence logique, qui est là avanttoute expérience, et qui rend l'expérience possible. Nous savons, hors de toute expérience, que tout a une cause, et nous allons vers chaque chose en lui demandant : quelle est la tienne ? Il y a donc de l'universel et du nécessaire, mais en nous, non pas sur le mode d'une réalité extérieure ; et cela non pas en tant que simple habitude psychologiquecomme le pense Hume, mais en tant que formes logiquesindépendantes de toute habitude (= subjectivité transcendantale).

Mais cet universel est en lui-même « vide », il doit « s'appliquer » à ce que fournit la sensibilité, seule capable d'accéder à des contenus (= des « intuitions ») que l'entendement puisse mettre en forme : « Les intuitions sans concepts sont aveugles, les concepts sans intuitions sont vides ». Donc l'esprit n'est pas complètement vide, comme le supposent les empiristes qui croient que ce sont les sensations, les intuitions sensibles qui viennent engendrer les idées, ie donner un contenu (les pensées) à un esprit (la pensée) qui, de lui-même, n'en aurait pas ; en vérité selon Kant, notre esprit a déjà par lui-même des concepts a priori. Mais ces concepts a priori, comme celui de causalité, sont vus par Kant comme de simples formes, des sortes de cadres, qui vont mettre de la nécessité, de l'ordre, des liens, dans la masse des intuitions sensibles. Il ne peuvent que « s'appliquer » à un contenu dont ils sont eux-mêmes dépourvus, et qui ne peut être fourni que par la sensibilité.

Ainsi chez Kant l'esprit est plein, par lui-même, de concepts en eux-mêmes vides: sont ainsi exclus dans le même mouvement l'empirisme et le scepticisme (une science des phénomènes est possible – comme en témoigne l'existence de la physique newtonienne) et la métaphysique (impossible de connaître autre chose que les phénomènes – comme en témoigne, selon Kant, le « piétinement » de cette discipline depuis sa naissance, cf. Préface de la 2e édition de la Critique de la raison pure).

Chacun de ces deux points est maintenant à examiner de plus près.

III/ La science moderne : but, méthode et limites

1) But

Connaître les causes, c'est connaître les lois d'après lesquelles les choses se passent toujours et nécessairement.
Mais il existe une pluralité de lois et une immense variété de phénomènes. Pour que la science soit pleinement réalisée, il faut donc que soit remplie une double exigence :

D'une partque tous les phénomènes soient connus, ie que l'on en connaisse les lois. Tant que certains phénomènes ne se laissent pas subsumer sous des lois, la science est imparfaite, inachevée. → Premier genre de manquement possible : que l'on soit incapable de formuler des lois pour certains phénomènes (jusqu'à un certain point, cas des phénomènes évoqués par Heisenberg (op.cit.), objets de « lois » seulement statistiques).

D'autre part, que les diverses lois soient liées entre elles de manière systématique, et donc ramenées à l'unité, comme découlant toutes d'un même et unique principe ; sinon, chaque loi reste comme un immédiat, dont on ne sait pourquoi il est ainsi et non autrement (par exemple : pourquoi les corps s'attirent-ils en raison de leur masse et de l'inverse du carré de leur distance, plutôt qu'autrement?) ; plus il y a de lois non liées entre elles, non déductibles à partir d'autres lois, plus il y a de contingence et moins il y a science. → Deuxième genre de manquement possible : qu'il y ait des lois que l'on ne parvient à faire découler d'autres lois plus générales. Concrètement, cela signifie qu'il y aura éventuellement des sciences, au pluriel, chacune parvenant à subsumer tous les phénomènes d'un certain genre sous l'unité d'une loi fondamentale ; mais si les lois fondamentales de chacune des sciences ne sont pas, à leur tour, subsumées sous une seule même loi, qui les engloberait toutes, elles restent inexpliquées, non connues (on sait juste qu'elles sont « comme ça », sans pouvoir les justifier), et il y aura un déficit de scientificité. L'idée même de science implique qu'il n'y en ait qu'une, ou, ce qui revient au même, que toutes les sciences ne soient que des cas particuliers de la science (une, totale, globale), dérivables à partir de celle-ci.

Le but final de la connaissance scientifique peut alors s'énoncer ainsi : expliquer le plus grand nombre possible de phénomènes (ie tous) à l'aide du plus petit nombre possible de principes (ie un seul). Ainsi selon S. Hawking, Une brève histoire du temps: situation actuelle de la science = présence de deux grandes théories ou corps de lois, ayant chacune à sa « tête » un principe unique qui la fonde : la théorie de la relativité générale (Einstein) et la physique quantique (Planck) ; mais ces deux principes ne peuvent encore être réunis en un seul, et l'effort actuel est de parvenir à cette unité.

Remarque : c'est le sens du « principe d'économie », qui stipule que la meilleure explication est celle qui fait intervenir le moins de principes et de facteurs (on l'attribue souvent à Guillaume d'Ockham). Ce principe ne répond pas tant à un souci de commodité ou de clarté qu'à un requisit constitutif de la scientificité elle-même. La science n'est pas seulement plus simplemais plus science, en se montrant « économe » en principes, et en cela réside la vraie supériorité d'une théorie scientifique sur une autre. Exemple, en astronomie : système de Ptolémée (géocentrique) / système de Copernic (héliocentrique) ; le premier peut rendre compte des mêmes phénomènes que le second, mais au prix d'une surenchère d'hypothèses (périhélies, etc.), et il est en cela moins scientifique. Il n'y a de nécessité et donc de scientificité que s'il y a unicité du fondement, et en ce sens simplicité.

2) Méthode : l'expérience au sens scientifique

Ce sens est à distinguer de l'expérience au sens courant. Alors que dans celle-ci on part de l'observation de la réalité, sans la modifier, pour en inférer tel ou tel « principe » ou idée, dans l'expérience scientifique la réalité extérieure est agencée de manière précise et volontaire, afin d'en tirer des réponses aux questions que l'on s'est préalablement posées à partir des seules exigences de la raison (donc a priori, au sens kantien). Une expérience scientifique est construite de toutes pièces, et c'est parce qu'elle est artificielle qu'elle nous apprend quelque chose sur le réel. Au contraire l'expérience courante, « naturelle » et « spontanée », livrée à la contingence des circonstances et des rencontres, ne peut être source de connaissance véritable, mais tout au plus d'opinions droites (cf.Platon, Rép.VII sur ce point).

L'expérience au sens courant joue toutefois un rôle : par les répétitions qu'elle donne à voir, elle incite l'esprit à chercher une régularité et une légalité (= la présence de lois), qu'elle ne peut cependant pas elle-même fournir; elle est ainsi un « aiguillon », elle pousse à aller au-delà d'elle-même.

On peut alors proposer le schéma suivant :

a-L'expérience courante manifeste une apparence ou une image de régularité : on constate de nombreuses fois que tels et tels phénomènes se déroulent de telle manière, et dans tel ordre.

b-Elle incite ainsi la raison à formuler des hypothèses, ie des « propositions de lois » : tout semblese passer comme siles phénomènes se déroulaient conformément à une certaine règle, et non pas de façon aléatoire. L'expérience ne permet pas de l'affirmer, mais elle invite à se le demander, à chercher la règle en question, et à en établir une formulation : une hypothèse de loi.

c-L'expérience scientifique permet de mettre à l'épreuve les hypothèses, en tant que dispositif construit, pensé, méthodique, excluant artificiellement certains paramètres pour ne laisser jouer que certains autres, etc. Exemple : les expériences au niveau des particules élémentaires requièrent la construction d'accélérateurs gigantesques (et coûteux!), placés sous terre pour éviter les interférences des particules présentes naturellement dans l'atmosphère ; on voit bien là à quel point l'artifice est condition de l'accès au réel, et à quel point l'expérience scientifique est foncièrement différente de l'expérience courante. [NB :« L'expérience » serait un assez beau sujet de dissertation... Pour le traiter convenablement, il serait indispensable de connaître et étudier cette distinction].

d-La raison tire les conclusions de ce qui se passe à l'intérieur et dans les limites de ce dispositif expérimental. Quant à ces conclusions, attention ! Que peut-on conclure à l'issue d'une expérience scientifique ? Si les choses se sont passées autrement que ne le prévoyait l'hypothèse de loi, cette dernière est infirmée. Mais si tout se passe conformément à ce que l'hypothèse prévoyait, cela n'autorise cependant pas à dire que cette dernière est confirmée oudémontrée, mais tout au plus qu'elle n'est pas infirmée ce qui est différent. En effet, autant un seul contre-exemple suffit pour montrer la fausseté d'une loi, autant un nombre même élevé d'expériences concluantes n'autorise pas à affirmer la justesse d'une loi, puisque cette dernière doit être valable pour tousles cas, et non seulement pour un seul, ou dix, ou cent, mille, etc..

Comme on le voit c'est ici la raison qui encadre l'expérience, la précède et lui succède, posant les questions et déduisant les réponses, loin de se laisser « conduire en laisse » (Kant, Critique de la raison pure) par elle.

3) Limites de la connaissance scientifique (sens moderne)

On peut penser d'abord à un certain type de limite, concernant le genre d'objets qui relève de son champ : n'est connaissable scientifiquement que la réalité physique, ou les formes abstraites de cette réalité (c'est-à-dire les idées mathématiques, cf. Platon, Rép.VI, première section du domaine de l'intelligible).

Mais plus radicalement, c'est sa constitution interne elle-même qui peut être considérée comme étant une forme subordonnée de la pensée – une pensée qui ne parvient pas à en être pleinement une. Platon, déjà, le laissait entendre, par la hiérarchie mise en place au livre VI de la République, qui le conduisait à dire que même les mathématiques ne sont pas une science au sens plein de ce terme (cf. encadré ci-dessous).

Mathématiques dans le livre VI de la Républiquede Platon: Les nombres et figures, étudiés par l'arithmétique et par la géométrie, sont des intelligibles, invisibles aux sens, accessibles seulement à l'esprit. Aucun nombre, cercle, triangle, etc., pleinement conforme à sa définition, « pur », n'existe dans le monde sensible. Or c'est seulement avec de tels objets purs, « abstraits », qu'existent des liens logiques et nécessaires absolument stricts ; dès qu'il y a du sensible, de la matière, il y a du même coup de la contingence, de l'approximation.

Pour Platon il n'y a donc pas de vraie connaissance possible du sensible ; au contraire dans le monde intelligible, p.ex. mathématique, la pensée est enfin seule avec elle-même, « chez elle » ; c'est là seulement qu'elle a affaire à des objets conformes à sa nature, ce qui peut être non seulement constaté (« voir que », « savoir que »), mais connu, compris.

Mais si les idées mathématiques sont bien distinctes des choses sensibles, ce sont cependant des idées de choses sensibles; ce sont les formes intelligibles du sensible. Ex : aucune chose sensible n'est vraiment carrée, mais être carré n'a de sens que pour des choses sensibles (l'âme, par exemple, n'est pas qualifiable, même approximativement, par de telles déterminations).

Les formes ou idées mathématiques ne sont donc pas radicalement déliées du sensible (dans l'allégorie, on voit que les objets correspondant à cette forme de pensée sont les animaux et choses « réels », ie les formes « parfaites » et « premières » du sensible). Elles permettent de dire comment les choses sont et pourquoi elles sont ainsi (liens logiques mathématiques), mais non ce qu'elles sont (essence). En outre la pensée mathématique est obligée de partir de principes hypothétiques, ie qui permettent de fonder des propositions qui en découlent, mais qui ne sont pas elles-mêmes fondées, déduites, et qui ne peuvent pas l'être : axiomes, postulats C'est pourquoi les mathématiques ont chez Platon un rôle essentiellement propédeutique : en accoutumant l'esprit à prendre en vue l'intelligible extrait du sensible, elles préparent à la conception de l'intelligible pur et simple : l'essence, autrement dit à la dialectique.

Heidegger, dans un propos célèbre, permet de préciser encore cette idée.

Texte de Heidegger, "La science ne pense pas" (extrait d'une interview dans laquelle l'auteur revient sur le passage d'une de ses conférences, « Qu'appelle-t-on penser ? », in Essais et conférences, 1954).

Comment peut-on dire que la science, au sens moderne de ce mot, ne pense pas ? Il faut entendre par là qu'elle ne pense pas vraiment. Ce qui le montre, c'est son incapacité à définir, ie à saisir l'essence, le « ce que c'est » (ce qu'estle temps, l'espace, le mouvement) et même à s'interroger sur elle ; cela non seulement à propos des concepts que la science utilise, mais plus grave encore, à propos d'elle-même : la question « qu'est-ce que la physique ? » n'est pas une question faisant partie du champ d'interrogations possibles pour la physique ; la physique est donc une pensée qui s'échappe à elle-même, ne peut dire ce qu'elle est, et ne peut même pas se le demander ! Elle ne pense donc pas vraiment. En disant cela, Heidegger fait implicitement de la réflexivité (capacité à se prendre soi-même pour objet) une condition essentielle de la vraie pensée. Plus radicalement encore, cela revient à contester la scientificité de la « science » : une science qui ne sait rien d'elle-même, et qui ne peut même pas s'interroger sur elle-même, se demander ce qu'elle est, ne peut pas être science au sens plein du terme.

NB : même si Heidegger ne mentionne nommément que la physique, la critique vaut aussi, telle quelle, pour les mathématiques : c'est bien le cœur de toute « science » au sens moderne qui est visé.

S'esquisse par là, en creux, les contours d'une « vraie science » : elle doit connaître non seulement des ob-jets, mais aussi elle-même en tant qu'activité de les connaître. Comme le texte heideggerien le laisse entrevoir, cette nécessaire réflexivité n'est possible que pour la pensée philosophique. Cette dernière est la seule forme de pensée capable de se prendre elle-même pour objet, de se définir et se comprendre elle-même. Est-ce à dire que seule la philosophie est susceptible d'être science au sens strict, ie un savoir en lequel il ne reste rien de non-su ?

4/ La connaissance métaphysique

La critique de Hegel à l'égard de la « critique » de Kant. Extrait de la Science de la logique (§10): [NB : j'ai laissé en « grisé » certains morceaux qui risquent d'obscurcir la compréhension, et que l'on peut donc sauter sans inconvénient]

« Un thème principal de la philosophie critique [ie la philosophie de Kant] est qu'avant d'entreprendre de connaître Dieu, l'essence des choses, etc., il y aurait à examiner préalablement la faculté de connaître elle-même, pour savoir si elle est capable de s'acquitter d'une telle tâche ; on devrait préalablement apprendre à connaître l'instrument, avant d'entreprendre le travail qui doit être réalisé par le moyen de ce dernier ; sinon, au cas où il serait insuffisant, toute la peine serait prise en pure perte. Cette pensée a paru si plausible qu'elle a suscité la plus grande admiration et approbation, et a ramené la connaissance, de son intérêt pour les ob-jets et de son occupation avec eux, à elle-même, à l'élément formel. Si pourtant l'on ne veut pas s'illusionner avec des mots, il est facile de voir que l'on peut bien éventuellement examiner et apprécier d'autres instruments d'une autre manière qu'en entreprenant le travail propre auquel ils sont destinés. Mais l'examen de la connaissance ne peut se faire autrement qu'en connaissant ; dans le cas de ce prétendu instrument, l'examiner ne signifie rien d'autre que le connaître. Mais vouloir connaître avant de connaître est aussi absurde que le sage projet qu'avait ce scolastique, d'apprendre à nager avant de se risquer dans l'eau ».

Hegel

La critique de Hegel porte donc sur la méthode de Kant, comme on le voit dans ce texte, mais aussi et par conséquent sur ses résultats.

1) méthode : Kant veut examiner nos moyens de connaissance, avant de les mettre en œuvre et de tenter de connaître effectivement tels ou tels objets (c'est la méthode « transcendantale »). Or, dit Hegel, c'est une « fausse bonne idée », et même une idée un peu absurde, puisqu'il s'agirait de connaître nos moyens de connaître pour ensuite seulement connaître effectivement : donc cela reviendrait à vouloir « connaître avant de connaître ». Autrement dit, Kant croit se situer avant toute connaissance, alors qu'en fait, il est déjà en train de connaître ; il veut connaître nos instruments de connaissance avant de les utiliser, alors que le fait de les connaître revient à les utiliser déjà. Cette idée d'un « avant » est donc illusoire, et, du coup, tout l'examen fait par Kant est faussé dès le départ.

2) résultats : l'examen fait par Kant débouche sur l'impossibilité de toute connaissance métaphysique ( = d'objets inaccessibles par les sens, tels que l'âme, l'essence des choses, etc.). Or l'objet que Kant prétend étudier, et dont l'étude débouche sur ce résultat, est lui-même un objet inaccessible par les sens : la raison humaine, ses éléments (les « formes a priori »), son fonctionnement, etc. Donc Kant se contredit, en quelque sorte : il affirme qu'on ne peut connaître que des objets fournis par les sens, mais ce qui lui permet d'affirmer cela, c'est la connaissance de quelque chose qui n'est pas fourni par les sens (l'esprit humain). Donc finalement, selon Hegel, Kant n'a pas démontré que la connaissance métaphysique est impossible ; sa « démonstration » se contredit elle-même. Ensuite Hegel développera l'idée que, non seulement la connaissance métaphysique est possible, mais que c'est même la seule connaissance vraiment digne de ce nom.

Selon Hegel il faut donc reconnaître et affirmer la capacité de la raison à saisir l'essence des choses, ce qu'elles sont en elles-mêmes ; et même que, plus les choses (Sachen) sont identiques à leur essence, plus elles sont nécessaires et donc connaissables ; or ce n'est le cas que des réalités purement intelligibles – à l'inverse : les réalités dans lesquelles il entre du sensible comportent nécessairement un écart entre leur essence et leur être-là, entre l'universel dont elles relèvent et la singularité particulière qu'elles constituent, et sont ainsi grevées de contingence.

On peut extraire ici un raisonnement en 3 points :

- seul le nécessaire est connaissable (sur ce point comme bien d'autres, reprise d'Aristote : « il n'y a de science que du nécessaire »).

- or seul l'intelligible est pleinement nécessaire [NB : en ce sens les maths sont davantage une science que la physique].

- donc seul l'intelligible est pleinement connaissable, et il ne l'est que comme connaissance de soi par soi : l'intelligence de l'intelligible n'est pas une activité qui lui serait « appliquée » du dehors, mais est sa propre activité, l'intelligence n'étant que l'intelligible réalisant sa propre essence.

L'opposition sujet-objet, constitutive de la finité des « sciences » au sens moderne, est alors dépassée. Le savoir absolu est savoir de l'absolu, au double sens du génitif : il a l'absolu pour ob-jet (la pleine coïncidence avec soi) et il a l'absolu pour sujet (la source du savoir n'est nulle part ailleurs qu'en lui-même).

Rien d'étonnant alors à ce que Hegel voie dans la philosophie (comme métaphysique) la seule vraie science, et que son Encyclopédie des sciences philosophiques (le titre lui-même est révélateur) se conclue par une citation de la Métaphysique d'Aristote (L, 7)affirmant l'identité de l'intelligible et de l'intelligence, et définissant l'absolu comme être en acte, « pensée de la pensée ».

L'entreprise hégélienne donne ainsi de précieux outils de réflexion sur l'idée de science et sur les différentes formes de pensée qui prétendent l'incarner ; mais elle nous laisse devant la même question qu'Aristote : si la science au sens plein du terme n'est possible que pour l'absolu, n'est-elle pas radicalement hors de portée de l'homme ?

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L'un, l'être et les êtres

Il s'agit ici de regarder de plus près ce que signifie « être », et de voir dans quelle mesure il y a un lien entre ces deux notions : l'être et l'un. – On ne prétend évidemment pas faire le tour de ces questions très vastes et très difficiles, mais seulement donner quelques bases permettant de voir pourquoi elles se posent, et quelques éléments de réflexion à leur propos.

1. L'être et les êtres (la « différence ontologique »).

Le terme « être » peut être pris en deux sens ; il faut, d'une part, bien les distinguer, et d'autre part, s'interroger sur leur relation.

Lorsque l'on parle d'un être, le mot « être » est un substantif, et désigne « quelque chose qui est », « ce qui est » ; c'est ce que Heidegger appelle un « étant ». C'est en ce sens que l'on peut parler d'un être, ou des êtres (cet être-ci, ces êtres-ci, par exemple « les êtres vivants », etc.).

Mais le mot « être » est également un verbe, et il désigne alors l'« activité » qui consiste à être (si on peut appeler cela une « activité »), ou encore le simple fait d'être, pris en lui-même, indépendamment de ce qui est. Ce second sens est plus abstrait : il ne désigne pas quelque chose qui est, mais l'état ou l'activité d'être, tout court.

Pour énoncer cette distinction de façon simple et claire, disons donc que l'on a d'une part ce qui est, et d'autre part le fait d'être.

Cette différence, Heidegger l'appelle la « différence ontologique », et il la formule comme différence entre l'étant (ce qui est) et l'être proprement dit (le fait d'être, l'être comme verbe). L'étant peut se dire au pluriel (des êtres), tandis que l'être ne se dit qu'au singulier (l'être). NB : comme on le voit, Heidegger réserve le mot « être » pour désigner l'un des deux sens, et pour désigner l'autre il emploie le mot « étant ».

Voici comment il exprime cette distinction, au travers de trois courts extraits de l'un de ses cours intitulé Problèmes fondamentaux de la phénoménologie (1935), dans lequel il explique plus clairement certains points essentiels contenus dans son grand ouvrage L'être et le temps (en allemand : Sein und Zeit) (1927) :

 

« Nous pouvons toujours, à tout moment et facilement, nous représenter (…) un étant relevant de tel ou tel domaine (…). L'étant, c'est quelque chose, table, chaise, arbre, ciel, corps, mots, actions. Voilà de l'étant. Mais l'être ? (…) peut-on se représenter quelque chose de tel que l'être ? Celui qui s'y essaie n'est-il pas saisi de vertige ? Et de fait nous sommes tout d'abord désemparés et nous ne saisissons que le vide ».

« L'ontologie, avons-nous dit, est la science de l'être. Mais l'être est toujours être d'un étant. De par son essence l'être est différent de l'étant. Comment doit-on envisager cette différence de l'être et de l'étant ? ».

« Nous devons nécessairement pouvoir marquer clairement la différence entre l'être et l'étant (…). Il ne s'agit pas là d'une différenciation quelconque, mais c'est seulement à travers cette différence que le thème de l'ontologie peut être conquis. Nous la désignons comme différence ontologique, c'est-à-dire comme la scission entre l'être et l'étant ».

En parlant de « scission » entre l'être et l'étant, Heidegger semble suggérer qu'il y a entre les deux une différence radicale, essentielle, un « écart » tel que l'être est toujours autre que tout étant, quel que soit ce dernier. Aucun étant n'est l'être, tous les étants sont autres que l'être – et, inversement, l'être est autre que tout étant. Or nous devons nous interroger sur ce point. L'altérité entre l'être et l'étant est-elle toujours la même, quel que soit l'étant ? Autrement dit : faut-il considérer que, peu importe ce qui est (l'étant), le fait d'être (l'être comme verbe, ce que Heidegger appelle l'« être » tout court) reste, quant à lui, identique à lui-même, et demeure infiniment autre ? Ou bien peut-on et doit-on envisager que la différence entre les deux (l'étant, l'être) n'est pas la même selon le genre d'étant dont il s'agit, et qu'elle peut être plus ou moins grande, plus ou moins profonde ? Dans ce dernier cas, cela signifierait que le fait d'être (l'être tout court) serait davantage présent, davantage accompli en certains étants que dans d'autres ; et donc, que les deux sens de « être » pourraient en quelque sorte se rejoindre, se rapprocher, peut-être même s'identifier.

Si nous reprenons quelques uns des exemples donnés par Heidegger lui-même (cf. supra), nous pouvons formuler notre questionnement de manière moins abstraite. Une chaise et un arbre, dit-il, sont tous les deux des étants, et ils sont tous les deux différents de l'être ; la « différence ontologique » s'applique dans les deux cas, car l'être n'est ni une chaise, ni un arbre : ce qui est incontestablement vrai. Mais pour autant, diffèrent-ils de l'être de la même façon ? Ou, pour le dire ainsi : l'activité d'être ou le fait d'être (= l'être « tout court ») sont-il présents et s' « exercent »-ils de la même façon et au même degré, dans le cas de la chaise et dans le cas de l'arbre ? Ou bien l'un des deux « étants » est-il dans un rapport plus proche, plus intime avec le fait d'être ? Autrement dit : faut-il admettre qu'il y a plus d'être dans l'un que dans l'autre ? – On tentera de le confirmer par la suite, mais on peut avoir d'ores et déjà l'intuition que l'arbre, en tant que vivant, est davantage ou « existe » davantage que la chaise ; ce qui signifie : il a davantage de « poids ontologique », il a un degré d'être supérieur. Inversement, il faudrait envisager que la chaise, en tant que chose fabriquée, dépourvue de toute forme d'intériorité, est dans un rapport beaucoup plus lointain avec le fait d'être, au point que l'on puisse dire qu'elle existe moins.

Cela nous amène à la question de savoir ce qui fait qu'un être (= en langage heideggerien, un « étant ») est ou « existe » ; autrement dit, ce qui fait qu'on peut lui attribuer ou lui reconnaître l'« activité » d'être, le fait d'être. Et cette question nous conduit elle-même à la question du rapport entre l'être et l'un.

2. L'être et l'un.

En effet, il semble qu'il y ait un lien très étroit entre les deux : être, et être un. Si nous reprenons les exemples ci-dessus, nous devinons la présence de ce lien de la façon suivante : si la chaise est moins que l'arbre, c'est peut-être parce qu'elle est moins un(e) que lui ; autrement dit, parce qu'il y a moins d'unité dans la chaise que dans l'arbre. Et de fait, en tant que chose fabriquée, la chaise est un simple assemblage d'éléments ; ses éléments sont ré-unis de l'extérieur et par l'extérieur ; et de ce fait, son unité est seulement toute relative, on est tenté de dire « pas véritable ». Elle n'est pas vraiment un être, et du coup elle n'est vraiment un être.

C'est ce lien, entre être et être un, que met en avant Leibniz, de façon particulièrement nette, dans un passage de sa Correspondance avec Arnaud (lettre XX du 30 avril 1687). Voici ce passage [attention à bien regarder la typographie] :

 

« (…) je tiens pour un axiome cette proposition identique qui n'est diversifiée que par l'accent : que ce qui n'est pas véritablement un être n'est pas non plus véritablement un être. On a toujours cru que l'un et l'être sont des choses réciproques. Autre chose est l'être, autre chose est des êtres ; mais le pluriel suppose le singulier, et là où il n'y a pas un être, il y aura encore moins plusieurs êtres. Que peut-on dire de plus clair ? »

La question est alors de savoir ce qui est vraiment un, et en particulier de savoir si l'un véritable exclut toute pluralité, toute multiplicité. A première vue il semble que oui, car l'un et le multiple sont des contraires. Certes, il peut y avoir une certaine unité malgré la multiplicité, et cela à divers degrés : par exemple, on comprend qu'un tas de grains forme bien quelque chose de « un », que c'est aussi le cas de la chose fabriquée (une chaise p.ex.), et qu'il y a tout de même plus d'unité dans le second cas que dans le premier : cela, parce que les liens entre les éléments sont davantage nécessaires (les éléments sont définis les uns en fonction des autres, il y a bien une certaine « harmonie » globale entre eux). Mais dans les deux cas il s'agit de ce que Leibniz appelle une « unité de composition », qui reste superficielle et extérieure ; ce qui le montre, c'est que ces « étants » peuvent être dé-composés, puis re-composés : leurs éléments peuvent exister à part les uns des autres ; et en ce sens, leur ensemble ne forme pas quelque chose de vraiment un – ni, donc, quelque chose qui est vraiment.

Ce qui est ré-uni seulement de l'extérieur a donc une unité plus apparente que réelle ; en vérité, ici c'est le multiple qui l'emporte. Cela semble confirmer que l'un véritable exclut le multiple. C'est la fameuse thèse de Plotin, dans ses Ennéades. Mais cela revient à supposer que le multiple ne peut être rassemblé ou réuni que de façon extérieure, et surtout que, pour être vraiment un, il faut être dépourvu de tout contenu, de toute distance intérieure et de toute vie intérieure ; car dès qu'il y a contenu, distance avec soi-même et vie, il y a du multiple, de la différence. Autrement dit, l'Un tel que le conçoit Plotin semble indiscernable du rien, du vide : il est totalement indéterminé, n'a ni sensation, ni pensée, et on ne peut rien dire de lui ni rien en penser ; on ne peut même pas considérer qu'il est, comme Plotin lui-même le reconnaît : car même si être et un sont « réciproques » (comme dit Leibniz), ils ne sont pourtant pas une seule et même chose ; donc si l'Un était, cela introduirait en lui de la différence avec lui-même, et cette contradiction le détruirait. L'Un ne se réduit-il pas alors à un simple mot, vide de sens et ne correspondant à...rien ? [Remarque : on peut légitimement se demander si l'être dont parle Heidegger n'est pas frappé lui aussi des mêmes conséquences, en se voulant toujours autre que tout étant, c'est-à-dire autre que tout ce qui est déterminé, définissable].

Le rejet de toute multiplicité, de toute détermination, pour atteindre un Un absolument « pur », mènerait donc à une impasse – cette « pureté » absolue coïnciderait en vérité avec le néant...pur et simple. C'est une des grandes thèses de Hegel, qui avance une conception de l'un totalement différente de celle de Plotin, et par la même occasion, de l'opinion courante (car selon cette dernière aussi, un et multiple sont des contraires, qui doivent au bout du compte s'exclure).

L'idée centrale, résumée, est la suivante : pour qu'il y ait véritablement un, il faut non pas que toute multiplicité soit absente, mais qu'il y ait une multiplicité engendrée par l'un lui-même, qui vienne de l'intérieur de lui et demeure à l'intérieur de lui. Dans ce cas en effet, en se déterminant, c'est-à-dire en se déployant en une multiplicité d'aspects ou de « moments » distincts, l'un est bien « nié », mais comme cette négation provient de lui et le ramène à lui, elle est elle-même niée, et se trouve convertie en position de soi par soi. C'est la fameuse « négation de la négation » dont parle Hegel dans sa Science de la logique, qui a pour résultat non pas l'un immédiat, ni le multiple pur, mais « l'unité de l'unité et de la multiplicité ».

Ces idées, qui paraissent bien « abstraites », trouvent leur réalisation tout-à-fait concrète dans l'être vivant. Voir ou revoir sur ce point : 1) les éléments vus en cours sur le vivant, notamment dans le cours sur l'art (comparaison langage – œuvre d'art – être vivant) ; et 2) mon texte (en ligne dans « cours KH ») sur Causa sui et pensée spéculative. Je m'en tiens ici à un très rapide rappel des points essentiels :

Dans un être vivant, les éléments multiples (membres, organes...) ne sont pas assemblés de l'extérieur, mais issus du développement d'une seule et même origine, et animés par elle. Le vivant a une intériorité, « une âme simple [ie non-complexe, une], dit Hegel, l'infinité de la forme dans elle-même, qui est déployée en l'extériorité du corps » (Philosophie de la nature, addition au §350). Cette extériorité du corps, cette multiplicité de ses membres et organes, sont donc les siennes, et en elles l'âme se réalise ; elles ne contredisent donc pas le fait d'être un être, au contraire elle sont l'accomplissement de l'unité avec soi. Cette unité est donc médiate – elle passe par la multiplicité et la traverse intégralement pour se rejoindre elle-même, selon l'image du cercle – mais, justement pour cette raison, selon Hegel elle est plus véritable et plus réelle que l'unité immédiate qui exclut toute multiplicité: car elle n'est pas vide, inerte et sans vie, mais au contraire pleine de contenu, palpitante de vie intérieure. Un être vivant est plus un que l'Un de Plotin.

Conclusion : selon Hegel l'un véritable n'est pas ce qui est absolument dépourvu de multiplicité, mais ce qui comporte une multiplicité intérieure, produite par lui-même et contenue en lui-même.

 

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L'idée de causa sui et la pensée spéculative

 

Dans ce qui suit, je tente d'exposer essentiellement deux choses, ainsi que le lien entre elles : I) ce qui constitue selon Hegel l'objet suprême de la pensée, et II) ce qu'est la pensée selon Hegel quand elle a pour contenu un tel objet. La grande thèse qui traverse l'ensemble est : la pensée et son objet ne sont pleinement eux-mêmes que lorsqu'ils sont de nature métaphysique, et c'est alors seulement qu'il y a science.

[NB : l’œuvre en laquelle Hegel expose son système est intitulée Encyclopédie des sciences philosophiques, et sa première partie, qui est l'exposé de la métaphysique de Hegel, s'intitule La science de la logique. Cela montre déjà à quel point, aux yeux de Hegel, la métaphysique est possible comme science, – et même comme seule vraie science].

I.L'idée de causa sui (ou, en langage hégélien : L'Idée absolue)

Partons de l'idée de causalité « ordinaire », « normale » ; elle consiste dans le fait qu'un terme entraîne nécessairement l'existence d'un autre terme ; elle est, si on peut dire, causa alteri : la cause est cause de quelque chose d'autre qu'elle. Cet autre terme va à son tour en causer un autre, etc. : c'est l'image de la demi-droite qui convient ici. Se pose alors le classique problème du point de départ : comme celui-ci est précisément un simple « point », un immédiat, il doit lui-même avoir une cause autre que lui, et ainsi « à l'infini ». Soit donc on poursuit cette régression – ce qui donne alors l'image de la droite – et il n'y a jamais de fondement, de terme premier ; soit on arrête cette régression en décidant de prendre un certain terme pour point de départ, mais alors celui-ci est revêtu extérieurement et arbitrairement de la fonction de fondement : il ne l'est pas en soi-même et par nature.

La causalité de soi consiste dans le fait que l'effet, tout en étant distinct de sa cause, n'est cependant pas autre chose qu'elle, ou si on veut : il est quelque chose dont l'altérité reste incluse dans l'identité et dans l'unité avec soi de sa source. Plus nettement encore, il faudrait dire : la cause « produit » bien « quelque chose », mais ce résultat n'est rien d'autre qu'elle-même. L'organisme vivant qui engendre ses organes en reste le meilleur exemple parmi les réalités comportant une dimension physique (quoique le langage, lui aussi, puisse être proposé comme illustration, mais déjà plus purement métaphysique) : en produisant, puis en entretenant les différents organes, le « germe » initial ne produit (ou re-produit) pas quelque chose qui est séparé de lui, déposé dans l'existence comme une réalité à part, mais il ne fait que se produire lui-même, se « rejoindre » lui-même : de même que pour tout point de la circonférence d'un cercle, le mouvement par lequel on s'en éloigne est aussitôt en même temps le mouvement par lequel on s'en rapproche. C'est pourquoi l'image d'un vivant est celle du cercle – et même du cercle de cercles, car le même raisonnement peut être reproduit, mutatis mutandis, à l'échelle de chaque organe –, et c'est pourquoi un vivant peut (et doit), en ce sens, être regardé comme une causa sui. On a bien un être qui est source d'une production nécessaire (causa), mais contrairement à ce qui a lieu dans la causalité « ordinaire » ou mécanique, ce mouvement ou cette médiation s'effectuent sur et dans cet être lui-même (sui) : il est ainsi à la fois cause et effet de lui-même1mais en un sens seulement relatif et avec une double limite :

A. en amont de l'individu : le « point » de départ de l'individu (ici, le germe), qui ensuite sera aussi bien source et résultat de lui-même comme organisme, est lui-même résultant d'autre chose  : un vivant est engendré par un autre vivant, dont on peut dire, pour aller vite, qu'il est sa cause, et dont il est lui-même l'effet. On retrouve entre les individus la séparation et l'altérité des termes, l'un produisant autre chose que soi : autrement dit la causalité « ordinaire », dont l'image est la droite (avec à la clef le problème du début de la chaîne des vivants, mais ce n'est pas là l'objet de l'examen). Schématiquement, il y a donc causalité de soi par soi (cercle) au niveau de l'individu mais causalité par autre chose que soi (droite) au niveau de l'espèce ; la réunion des deux donne une causalité qui n'est pas purement et simplement par soi.

B. au sein même de l'individu : ce qui est produit (les organes) n'est pas purement et simplement un aspect ou un « membre » que le principe (germe) se donne, mais quelque chose qui possède une certaine réalité propre, qui « persiste pour soi-même » et n'est pas complètement ramené ou maintenu dans l'unité dont il provient. Ou bien, pour le redire un peu différemment : en produisant ses organes, le principe (germe) veut se les donner à lui-même, c'est pour lui et en vue de lui qu'il les fait être, si bien que, dans l'idéal, s'ils étaient parfaitement conformes à leur raison d'être, ces organes devraient être de fond en comble « à son service », et ne conserver aucune consistance propre en-dehors de ce rôle ; or en fait, ils en conservent une, un peu comme s'ils se rebellaient contre cette abnégation absolue qui leur est imposée : ils prétendent pour ainsi dire, et en tout cas ils tendent, à être quelque chose par eux-mêmes et pour eux-mêmes, à avoir une existence propre. C'est pourquoi le vivant est emporté vers la maladie (un ou plusieurs organes sortent de leur rôle, et au lieu d'être au service du tout, tentent de mettre le tout à leur service), et finalement vers la mort (les organes sortent de leur rôle au point que l'unité du tout, qui dépend de leur soumission à ce dernier, cesse de pouvoir exister : l'organisme se dé-compose).

Toujours schématiquement, cela signifie que le vivant n'est pas un vrai cercle, un cercle parfait, alors même qu'il tend à en être un : il y a un décalage interne, un déséquilibre entre l'unité de l'être, et la multiplicité des éléments dont il se constitue ; maladie et mort sont la victoire (partielle et finalement totale) de la multiplicité sur l'unité (on pourrait imaginer un cercle qui, au moment où le trait doit rejoindre exactement son point de départ, raterait celui-ci de quelques millièmes de millimètres, puis à nouveau au tour suivant, etc., le décalage allant en s'accentuant à chaque nouveau tour ; au bout d'un moment, ce « quasi-cercle » finirait par ne plus être un cercle du tout)2.

Si le vivant est ainsi doublement en déficit par rapport à ce que serait une causa sui pleine et entière (sa capacité à se produire ne vient pas elle-même de lui, et elle n'arrive pas à être une production de soi et de rien d'autre), c'est en raison de son inscription dans l'espace et dans le temps. Espace et temps, chacun à leur façon, empêchent en effet l'unité avec soi-même ; ils contraignent ce qui se dépose en eux à la séparation, à la juxtaposition, à « l'être-à-côté-de » et/ou à « l'être-avant, l'être-après », bref : à l'acquisition pour chaque terme d'une existence propre, particulière, qui lui interdit l'abnégation absolue, le pur « être-au-service », ce qui mine de l'intérieur la coïncidence du tout avec lui-même – en un mot : ce qui oblige le cercle à s'affaisser inéluctablement en droite...

Le vivant biologique, dans cette mesure, laisse entrevoir la causalité par soi pure et simple, sans pouvoir la réaliser lui-même. Il est une « image » de ce qu'est (ou serait) l'auto-causalité absolue, dans laquelle les deux (ou trois) limites indiquées supra ne seraient plus là : ni provenance d'autre chose du « point de départ » de l'auto-production, ni délitement progressif de l'unité avec soi qui en est le résultat (ni extériorité de ce qui alimente et soutient cette unité). La causa sui est ou serait la même chose mais hors toute spatialité et toute temporalité : un « vivant » dans lequel s'accomplirait complètement ce qui, dans la vie biologique, se réalise de façon seulement relative et momentanée ; dans la mesure où il effectuerait pleinement ce que toute vie tend à réaliser, il serait le (seul) vrai vivant – les vivants biologiques étant en comparaison des « pseudo-vivants », en quelque sorte.

Ce « vivant absolu » que serait la causa sui devrait alors être pensé non comme l'exemplaire d'une espèce, mais comme étant l'espèce elle-même – et il faut même dire : non pas telle espèce (à côté d'autres, provenant d'autres) mais l'espèce tout court, comme telle, la « spécité » elle-même, ou encore : le principe même de la vie, en lui-même. Dans le biologique, ce principe, qui est en soi unique puisqu'il est ce par quoi tout vivant est vivant, au lieu d'exister en lui-même et à l'état « pur », se diffracte, se répand, se fractionne en une diversité d'espèces, qui n'en offrent chaque fois qu'une manifestation plus ou moins approchante et ressemblante ; et à son tour chacune de ces espèces particulières ne parvient pas à se réaliser autrement qu'au travers d'une multitude indéfinie d'individus qui, tout à la fois, l'incarnent et en restent distincts ; à l'intérieur même enfin de ces individus, les organes ne réalisent celui-ci qu'en le compromettant par la persistance-pour-soi de leur existence. Mais si espace et temps sont mis entre parenthèses, et que sont supprimées par là les limites qui en découlent, on obtient l'idée d'une vie dans laquelle il n'y a plus succession d'individus séparés (image de la droite) qui réalisent seulement en chacun d'eux-mêmes la production de soi par soi (image du quasi-cercle), et qui ne sont jamais l'espèce elle-même : on a au contraire l'idée d'une vie dans laquelle il y a réalisation de soi d'un « individu » qui est lui-même l'espèce – un individu qui n'a pas son espèce en-dehors et au-delà de lui, mais qui est celle-ci, et ne puise pas non plus hors de soi les conditions de sa conservation (image du cercle parfait). – Imaginons, pour s'en faire une représentation, que l'espèce « lion », au lieu de s'épuiser à tenter de se donner une réalité au travers d'individus (les lions) qui n'en sont jamais que des exemplaires imparfaits et passagers (chaque individu est un échec, en ce sens), parvienne à se donner réalité en un lion, qui serait alors le lion – le singulier qui ne serait rien d'autre que la réalisation de son essence (ou espèce), en lequel chaque organe ne serait rien d'autre que le fruit du déploiement de cette essence.

Ces différentes formes de l'être ou du réel sont alors à mettre en rapport avec différentes formes de la pensée. On vient de voir que ce qui est peut être plus ou moins autosuffisant, plus ou moins complet en soi-même, et comporter plus ou moins de nécessité interne ; l'idée de causa sui est l'idée d'un être présentant ces caractéristiques de manière totale et absolue, et étant, de ce fait, lui-même absolu.

Or il en va de même pour la pensée : elle peut être plus ou moins autosuffisante, avoir une unité avec elle-même plus ou moins profonde, une nécessité interne plus ou moins rigoureuse ; et c'est seulement quand elle présente ces caractéristiques de manière absolue que la pensée est pleinement elle-même, et du même coup, pleinement connaissance ou science.

Hegel distingue donc trois grandes formes, ou plus exactement trois grands moments de la pensée, au travers desquels elle est plus ou moins pleinement elle-même. L'idée principale à retenir est que la pensée n'est pleinement elle-même que lorsqu'elle prend pour « objet » l'être qui est le plus pleinement lui-même : plus il y a de nécessité interne dans l'« objet », plus il y en a dans la pensée elle-même – et plus la pensée est science. Ce qui suit est un rapide exposé de ces trois grands moments [cf. Science de la logique, §§ 80, 81 et 82].

II. Les formes ou moments de la pensée selon Hegel : l'entendement, le dialectique, lespéculatif

(L'entendement) - Repartons de la conception la plus simple de la causalité : selon celle-ci, la cause et ce dont elle est cause (l'effet) sont deux choses distinctes ; la causalité est une relation qui prend place entre une chose et une autre. Cette représentation du réel comme étant composé de choses, distinctes et juxtaposées, est issue d'une forme de pensée qui, précisément, s'exerce sur des ob-jets qui 1) sont autres qu'elle-même, et 2) sont autres entre eux. Ici la pensée a elle-même la forme d'une demi-droite partant d'un « sujet » et s'exerçant sur, ou s'appliquant à, un « ob-jet », ou plutôt à une multitude d'ob-jets qui sont aussi extérieurs les uns aux autres, que la pensée l'est par rapport à eux tous. Cette forme de pensée est ce que Hegel appelle l'entendement ; sa caractéristique principale est qu'elle isole, fige, « immédiatise » ses ob-jets, et ne discerne ou n'établit entre eux que des relations qui leur restent extérieures (c'est pourquoi le genre d'ob-jet qui lui correspond le plus parfaitement est le mécanique, et c'est pourquoi, sous son regard, tout tend à être ramené à ce genre-là : c'est le cas a) dans le mécanisme cartésien, concernant les ob-jets sensibles, et b) dans le formalisme logique, concernant les ob-jets intelligibles).

Cette forme de pensée est adéquate là où il s'agit de voir et de comprendre des choses, ayant à côté d'elles d'autres choses, avec lesquelles elles entretiennent des liens extérieurs : ie, comme on vient de le dire, le mécanique, mais plus généralement, tout ce qui est matériel et inorganique. Par contre, cette forme de pensée devient inadéquate au réel, elle le défigure et reste incapable de le comprendre, quand il s'agit de réalités qui comprennent une altérité intérieure, comme le vivant (cf. supra), s'agissant du sensible, ou de véritables concepts, s'agissant de l'intelligible.

(Le dialectique ou « négativement rationnel ») - Pour montrer cette impuissance et, du même coup, le caractère irrationnel de l'entendement, Hegel prend souvent l'exemple du concept d'infini. Selon l'entendement, l'infini est autre que le fini (il en est même le contraire) ; il y a d'une part l'infini, et d'autre part le fini ; l'un est ce que l'autre n'est pas, et réciproquement ; les deux termes sont, par la pensée, posés comme autres et mutuellement extérieurs. Or cette représentation entraîne une double contradiction. Si, en effet, le fini est distinct de l'infini, si on l'envisage comme étant ce qu'il est en-dehors (ou à côté, ou simplement avant, après, etc.) de l'infini, on l'envisage comme ayant une consistance propre, comme étant ce qu'il est en lui-même indépendamment du reste, et donc comme n'étant justement pas fini : l'auto-suffisance qu'on lui attribue, en le voyant comme un im-médiat, contredit son sens. Corrélativement, si l'infini est posé et maintenu comme étant autre que le fini, comme étant ce qu'il n'est pas, on attribue par là-même à l'infini une limite : il y a un en-dehors, autre que lui (le fini), donc un « endroit » où l'infini s'arrête – si bien qu'il n'est pas infini. Au bilan, on voit que ces deux termes, s'ils sont maintenus dans un rapport d'altérité extérieure réciproque, ne sont pas ce qu'ils sont, et même deviennent identiques, puisque le fini posé comme ayant sens et réalité en-dehors de l'infini perd son caractère de limitation, et, en ce sens, se montre comme étant en fait in-fini ; et que l'infini, posé lui aussi comme autre que le fini, se montre alors limité par autre chose que lui, et donc comme fini. Ce mouvement par lequel les termes, figés et immédiatisés, « passent l'un dans l'autre », entrent en contradiction avec eux-mêmes et cessent d'être ce qu'ils sont pour devenir ce qu'ils ne sont pas, est ce que Hegel appelle le dialectique. Ce que l'entendement avait séparé et fixé, croyant ainsi assurer la consistance propre de chaque terme ainsi que la différence entre eux, perd, au contraire, sa fixité propre et sa différence d'avec l'autre, et au lieu de se trouver affirmé (au sens strict : af-firmé, rendu ferme), se trouve nié, détruit – c'est pourquoi Hegel appelle le dialectique le « négativement rationnel ». En somme : l'entendement croit bien faire, il croit que pour éviter de confondre des termes il faut les isoler l'un de l'autre, les poser comme séparés par une altérité immédiate, alors que c'est précisément en faisant cela qu'il produit le résultat exactement contraire : la dissolution des termes, leur renversement en leur opposé, leur négation par eux-mêmes.

(Le spéculatif ou « positivement rationnel ») - Comment, alors, saisir ces termes adéquatement ? Comment poser sur eux un regard qui ne les défigure ni ne les détruise ? En comprenant que la véritable altérité entre eux est médiate, et que chacun n'est ce qu'il est que dans et par sa relation avec l'autre – relation non pas extérieure et étrangère à leur être, mais engendrée de l'intérieur. Reprenons l'exemple du couple fini / infini. Pour que l'infini soit vraiment ce qu'il est, c'est-à-dire infini, il faut que le fini soit, non pas quelque chose d'extérieur à lui, d'autre que lui, mais un aspect ou un « moment » de lui-même, engendré par lui-même, et – à tous les sens du terme –, compris en lui-même. C'est encore une fois l'organisme vivant qui en donne la meilleure image. En effet, dans un tel être, on voit que ce qui est fini, c'est-à-dire ce qui a tels contours précis et bien dé-finis, telle fonction précise et pas une autre, autrement dit les éléments et organes, tout cela est inclus dans un tout, une unité globale, qui les engendre et les maintient, et qui, du coup, ne fait que se différencier et se rejoindre elle-même à travers eux et grâce à eux. Cette unité ou identité, qui comprend en elle-même la multiplicité et la différence, est pour sa part « infinie » en ce sens que rien d'autre qu'elle ne la limite ou ne la relativise. Elle n'a pas son « contraire » en-dehors d'elle-même, mais en elle, comme moments d'elle-même. En se différenciant elle-même de l'intérieur en une multiplicité d'aspects et d'éléments, elle ne se perd pas, ne se disperse pas, n'est pas purement et simplement niée, mais au contraire elle s'accomplit, se réalise, s'effectue (au sens hégélien de l'effectivité, très proche de l'actualisation – energeia – aristotélicienne). Plus exactement encore : en se différenciant ainsi de l'intérieur et par elle-même, l'unité est bien niée, en ce sens qu'elle n'est plus une unité immédiate ; mais c’est « seulement » en tant qu’immédiate qu’elle est niée. Comme cette négation est effectuée par elle-même, et comme elle consiste à se donner à soi-même une différenciation interne issue de soi-même, cette négation n'est pas une négation pure et simple : par elle, l'unité ne disparaît pas, mais au contraire s'accomplit, cesse d'être immédiate et ponctuelle pour se remplir de contenu et devenir ainsi concrète (tel est le sens hégélien du « concret », dans lequel il faut entendre la double idée de sé-crétion et de con-crétion). Autrement dit, cette négation (disparition de l'unité seulement immédiate ou « abstraite ») est elle-même niée, puisque ce qui advient par elle, c'est l'unité-avec-soi concrète ; le fini, engendré et compris par elle et en elle, constitue bien, en un sens, une négation de son infinité, mais il est lui-même nié comme autre qu'elle ; ce fini n'est pas autre chose qu'elle, mais elle-même en tant que déterminée, différenciée en elle-même. C'est la fameuse « négation de la négation », qui n'est autre que la non moins fameuse « Aufgebung », négation qui ne détruit pas mais conserve ce qu'elle nie, tout en lui déniant toute prétention à l'autosuffisance. Finalement, les deux termes qui avaient été 1) figés et immédiatisés par l'entendement, puis 2) dissous, niés et confondus par le dialectique, ces deux termes sont enfin vraiment ce qu'ils sont, et chacun est avec l'autre dans son vrai rapport : l'infini n'est vraiment infini qu'en engendrant et en contenant en lui-même le fini (et non en le laissant à l'extérieur de lui) ; le fini n'est vraiment fini que s'il a dans l'infini sa source et son « lieu » (et non quelque chose d'extérieur à lui). – Ce mouvement par lequel l'unité-avec-soi se réalise et se conserve elle-même, en engendrant et en réalisant son propre contenu différencié en aspects finis, tel est le spéculatif, ou encore le « positivement rationnel ». « Spéculatif », parce que c'est un mouvement consistant à faire retour à soi à la suite d'une négation de soi – réflexivité, mouvement circulaire (speculum = miroir, ce qui réfléchit, renvoie à soi) ; « positivement rationnel », parce que le négatif (dialectique) étant lui-même nié, c'est le positif qui est par là af-firmé (mais le positif concret, rempli, intérieurement différencié et médiatisé, et non pas le « positif » immédiat, abstrait, qui était celui de l'entendement – et qui est aussi celui du « positivisme », courant de pensée où règne sans partage l'entendement, et qui, de ce fait, ne peut qu'aplatir toute chose et ne rien comprendre, ou presque, à tout ce qui est vivant et spirituel).

Voici pour finir un court extrait d'un de mes articles, où sont cités deux passages de la Philosophie de l'esprit (la phrase placée entre eux et les reliant est de moi) :

« De même que, dans le cas du vivant en général, tout est, de manière idéelle, déjà contenu dans le germe, et est produit par celui-ci même, non par une puissance étrangère, de même aussi toutes les formes particulières de l'esprit vivant doivent [nécessairement] se développer à partir de son concept comme de leur germe. Notre pensée mue par le concept demeure, alors, totalement immanente à l'ob-jet pareillement mû par le concept ; nous ne faisons en quelque sorte qu'assister en spectateur au développement propre de l'ob-jet »3.

Une telle assistance, un tel cultus aussi vigilant que discret ne sont en aucun cas à prendre comme des images poétiques et approximatives de la marche à suivre, mais constituent

« la seule méthode scientifique. Si, dans les sciences empiriques, le matériau est accueilli de l'extérieur (…) puis ordonné suivant une règle universelle déjà fixée, et introduit dans une connexion extérieure, par contre la pensée spéculative doit montrer chacun de ses ob-jets et le développement de ceux-ci en leur nécessité absolue. Ce qui se produit en tant que chaque concept particulier est dérivé du concept universel se produisant et s'effectuant lui-même, ou de l'Idée logique »4. [NB : il faut entendre par « Idée logique » la même chose que ce que j'ai décrit plus haut sous le terme de « causa sui »].

1. Sur cette figure « non-linéaire » de la causalité, en lien avec le vivant comme être en qui on la trouve à l’œuvre, deux références majeures sont Kant (Critique de la faculté de juger, Téléologie) et Hegel (Science de la logique, Philosophie de la nature, et passim). Mais de très nettes préfigurations s'en trouvent déjà chez Aristote (puissance et acte, les 4 formes de la causalité, etc.), quelques autres comme Leibniz, ou Bergson. A contrario, l'exemple par excellence de la pensée incapable de concevoir cette causalité est Descartes (pour qui il ne peut y avoir cause que d'autre chose, jamais de soi-même, sauf dans le cas de Dieu ; d'où sa réduction de tout organisme à une machine).

2. Je laisse ici de côté une troisième limite : le fait que le vivant ne se conserve qu'en assimilant des éléments extérieurs à lui (respiration, nutrition), ou sous réserve de conditions extérieures à lui (température, etc.) ; il n'est pas lui-même la source de ses conditions d'existence. Cela ne lui retire cependant pas complètement son statut de causa sui : car ces aspects extérieurs sont, par lui, intériorisés, transformés en sa propre substance.

3. La philosophie de l'esprit, in Encyclopédie des sciences philosophiques, trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1988, Add. au §379, p.382.

4. Ibid. (je souligne).

 

 

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La religion

 

 

 

A/ Les principaux écueils

Ce domaine, lui aussi, donne lieu à de nombreuses idées reçues, souvent grossières, qui paralysent la réflexion ; il est donc particulièrement nécessaire de problématiser, ie de transformer des « évidences » en questions à examiner. Les principales de ces idées reçues sont :

- Les religions sont différentes versions d'une même chose, il n'y a aucune différence significative entre elles (leurs différences sont explicables par des facteurs extrinsèques : sociaux, historiques, psychologiques, etc.) → on peut parler de « la » religion en bloc, sans prendre la peine de préciser de laquelle on parle.

- Dans tous les cas on « croit » à un ou plusieurs dieu(x), et a) croire a toujours le même sens quel que soit son « objet », b) la différence entre un et plusieurs est une simple différence de quantité, qui n'affecte pas la nature de la notion de « dieu ».

- La croyance, précisément, est immédiatement assignable à l'ordre de l'opinion subjective, particulière, – par opposition à la science, objective et rationnelle. La croyance serait une sorte de «pseudo-science» et la science, par nature, rendrait la croyance superflue et conduirait logiquement à sa disparition.

- Du coup : soit le domaine religieux sera considéré comme domaine de l'invérifiable : chacun son avis (qu'il faut « respecter »), la raison n'ayant rien à en dire [idem le « goût » en matière d'art]; soit la raison prendra la parole à son sujet, mais en postulant d'avance que les « idées » ou « croyances » religieuses sont à interpréter [idem l'art là encore], ie à ramener à des déterminations extérieures à la raison (besoins, peurs, intérêts, etc.).

 

En toute question faisant intervenir le domaine religieux, il faudra se méfier de telles « évidences » (ce qui ne veut pas dire les tenir pour évidemment fausses : ce serait commettre la même erreur à l'envers!), être capable d'en faire un objet d'interrogation.

 

 

 

B/ La critique de la croyance religieuse, ou l'athéisme philosophique

Certaines doctrines philosophiques rejettent toute croyance religieuse comme fausse et illusoire. L'idée centrale de ces doctrines est que les croyances religieuses sont des solutions imaginaires à des problèmes réels.

Mais ces problèmes peuvent être de différentes natures ; et, comme on va le voir, il peut y avoir des désaccords parfois profonds entre les auteurs athées qui prétendent apporter les solutions réelles.

1.Explications imaginaires de phénomènes physiques naturels : Les religions seraient en partie des tentatives pré-scientifiques de comprendre les phénomènes naturels, soit pris dans leur totalité (le monde comme cosmos ie comme tout organisé et harmonieux, « beau »), soit pris dans leur particularité (tel ou tel type de phénomènes qui semblent particulièrement étonnants ou inquiétants, comme la foudre, les tremblements de terre, les comètes, etc.). Tout cela est vu naïvement comme résultant de volontés supérieures, que l'on cherche à se concilier par des offrandes, sacrifices, prières, etc., au lieu d'être vus comme résultant de lois naturelles, qu'il faut s'efforcer de connaître. A cet égard la science physique se donne comme l'explication vraie contre les pseudo-explications religieuses ; il faut expliquer la nature par la nature, les phénomènes par d'autres phénomènes. Le savoir est ici supérieur au croire : il s'agit de discerner des lois et non la volonté de « personnes ».

Selon cette optique, les religions apporteraient donc de mauvaises réponses à de vraies questions. Et ce faisant, elles manifesteraient un aspect essentiel de l'esprit humain (le besoin de comprendre, de trouver une explication, une cause), mais, donnant des réponses naïves et anthropomorphiques, elles empêcheraient la vraie connaissance et entretiendraient l'ignorance.

 

Remarque 1 : par rapport à cette question des phénomènes naturels, religions et science sont vues comme apportant des réponses différentes (fausses dans un cas, vraies dans l'autre) aux mêmes questions (quelle est la cause de tel phénomène ? Comment le provoquer ?), et du coup sont présentées comme étant en concurrence, et incompatibles ; d'où l'idée que le progrès de la science doit faire disparaître les religions, comme la lumière chasse peu à peu les ténèbres (idée très répandue aux XVIIIe – les fameuses « Lumières »... – et XIXe siècles). Or il y aura à se demander jusqu'à quel point cette représentation est juste, autrement dit : se demander jusqu'à quel point le désir d'expliquer les phénomènes naturels est un aspect vraiment essentiel des religions.

Remarque 2 : L'idée que la nature forme un tout autonome, régi par ses lois propres, est essentielle pour que la connaissance scientifique soit possible. Or cette idée suppose elle-même, au moins historiquement, un certain arrière-plan religieux : il faut que la nature soit conçue comme radicalement distincte de la ou des divinité(s), ayant sa consistance ontologique propre, autrement dit comme créée (contexte du monothéisme). A contrario : si la nature est vue comme une émanation du divin, ou si elle est « habitée » par lui (panthéisme, animisme...), les phénomènes naturels sont dépendants de volontés divines → pas de connaissance ni d'action technique possibles sans passage par ces dernières (prières, sacrifices, etc.).

En ce sens vouloir expliquer rationnellement la nature ne s'oppose pas immédiatement et pas au même degré à toute conception religieuse : certaines conceptions religieuses du monde (celles qui considèrent le monde comme créé) favorisent l'apparition de la « science », alors que d'autres (polythéismes, animisme, etc.) la rendent impossible. Ce n'est pas un hasard si c'est dans le monde chrétien que la science (au sens moderne de ce mot) s'est développée, au point de devenir ce qu'elle est aujourd'hui.

 

2. Remèdes imaginaires à des besoins, manques, peurs

Le désir d'expliquer et de comprendre (point précédent) était déjà une attente proprement humaine, mais qui pouvait sembler désintéressée, au moins en partie. Or il est des attentes humaines qui, elles, mettent directement en jeu les « intérêts » de l'homme : peur de la mort et besoin d'être rassuré, besoin d'être aimé, justification de ses faiblesses, etc. La vraie mise en cause de la croyance religieuse porte sur ce 2e point, le 1er étant indépendant et secondaire : on peut admettre la nécessité d'expliquer naturellement la nature, tout en maintenant que l'homme, lui, renvoie à du transcendant, précisément dans la mesure où il y a en lui du non naturel. L'abandon du 1er point pourra même être vu comme une purification de la croyance religieuse, plutôt que comme sa négation.

Alors que dans le cas précédent, l'idée des doctrines « athées » était qu'il faut expliquer la nature par la nature, elle est donc maintenant qu'il faut expliquer l'homme par l'homme – ce qui finit toujours, semble-t-il, par signifier au bout du compte expliquer l'homme par la nature.

a. Cf. par exemple la critique de Freud : L'avenir d'une illusion, extrait.

 

« Les idées religieuses, qui professent d'être des dogmes, ne sont pas le résidu de l'expérience ou le résultat final de la réflexion : elles sont des illusions, la réalisation des désirs les plus anciens, les plus forts, les plus pressants de l'humanité ; le secret de leur force est la force de ces désirs. Nous le savons déjà : l'impression terrifiante de la détresse infantile avait éveillé le besoin d'être protégé – protégé en étant aimé – besoin auquel le père a satisfait ; la reconnaissance du fait que cette détresse dure toute la vie a fait que l'homme s'est cramponné à un père, à un père cette fois plus puissant. L'angoisse humaine en face des dangers de la vie s'apaise à la pensée du règne bienveillant de la Providence divine, l'institution d'un ordre moral de l'univers assure la réalisation des exigences de la justice, si souvent demeurées non réalisées dans les civilisations humaines, et la prolongation de l'existence terrestre par une existence future fournit les cadres du temps et le lieu où les désirs se réaliseront (…). Et c'est un énorme allègement pour l'âme individuelle de voir les conflits de l'enfance – conflits qui ne sont jamais entièrement résolus – lui être pour ainsi dire enlevés et recevoir une solution acceptée de tous »

S. Freud

On voit que, selon Freud, les religions sont des inventions faites par l'homme pour se rassurer ; Dieu est interprété comme un Père de substitution, capable de protéger de dangers contre lesquels le père humain est impuissant. Les croyances religieuses ne proviennent pas de la réflexion de l'homme, mais de ses désirs . La stratégie de Freud est identique à celle employée par Nietzsche, celle de la « généalogie » : en montrant la « vraie » origine de ces croyances, on montre du même coup la fausseté de ces dernières.

La « guérison » (car la religion est vue par Freud comme une sorte de maladie infantile) consistera alors pour l'homme à admettre que sa finitude est irrémédiable, et à l'affronter avec lucidité; on prétend ainsi remettre l'homme à sa vraie place, celle d'un vivant parmi d'autres (cf. les célèbres « trois blessures narcissiques » évoquées par le même Freud dans Introduction à la psychanalyse, II, 18), et on l'invite à devenir enfin « adulte ».

b. Mais l'homme est alors dépouillé de toute dimension infinie, réduit à une finitude qui rend malaisément explicable son aspiration à l'absolu. C'est ce qu'avait vu par avance L. Feuerbach, le premier des grands penseurs athées (antérieur à Freud) ; aussi peut-on considérer que sa critique de la religion est plus profonde que celle de Freud (ce qui ne signifie pas pour autant qu'elle est vraie), parce que prenant mieux en compte l'ampleur réelle de l'humain [c'est pourquoi, malgré la chronologie, je parle de lui après avoir parlé de Freud]. Feuerbach appuie sa réfutation de la religion sur l'idée qu'il y a de l'infini en l'homme, et que la croyance religieuse résulte d'une projection hors de soi, d'une aliénation de cette dimension de lui-même ; l'homme attribue à un Autre des richesses qui sont en vérité les siennes ; le remède n'aura pas pour sens une prise de conscience des limites de l'homme, mais au contraire celui d'une réappropriation de ce qu'il y a d'illimité en lui.

Voici quelques lignes extraites de la grande œuvre de Feuerbach, L'essence du christianisme(1842) :

 

« La religion est la scission de l'homme d'avec lui-même : il pose en face de lui Dieu comme être opposé à lui : Dieu n'est pas ce qu'est l'homme, l'homme n'est pas ce qu'est Dieu. Dieu est l'être infini, l'homme est l'être fini ; Dieu est parfait, l'homme est imparfait ; Dieu éternel, l'homme temporel ; Dieu tout-puissant, l'homme impuissant, Dieu saint, l'homme pécheur. Dieu et l'homme sont des extrêmes : Dieu est l'absolument positif, l'homme est l'absolument négatif (…) Il faut donc démontrer que cette division de l'homme et de Dieu est une scission de l'homme et de sa propre essence ».

L. Feuerbach

Remarque 1 : Important : cela suppose de se placer à l'échelle de l'espèce et non plus de l'individu : c'est l'homme comme essence ou espèce qui, selon Feuerbach, est potentiellement infini, immortel, tout-puissant, etc. ; l'individu, lui, reste inscrit dans les limites de la finité (mortel, fragile, etc.) – tout en participant indirectement de l'infinité, en tant que membre de l'espèce.

Autrement dit, il n'y a pas chez Feuerbach l'idée que chaque personne humaine singulière est elle-même un infini (contrairement à Lévinas par exemple). Un des enjeux essentiels qui en découle, c'est que l'individu humain semble alors réduit au statut de simple membre ou exemplaire de son espèce, seule cette dernière ayant une valeur infinie.

Remarque 2 : cela suppose aussi que « la » religion visée est celle dans laquelle Dieu est lui-même l'absolu, donc unique mais animé de relations intérieures, non pas immédiat mais se médiatisant absolument lui-même, autrement dit le christianisme. En prétendant dévoiler l'essence du christianisme, Feuerbach pense réfuter du même coup toutes les religions, puisqu'il reconnaît dans le christianisme la religion qui porte à sa pleine effectivité le concept même de religion (Feuerbach a été étudiant aux cours de Hegel...).

c. Mais pourquoi une telle aliénation ? Critique de Marx : Feuerbach en reste à une explication purement intellectuelle, il oppose des idées à des idées, alors que la croyance trouve son origine dans des situations « réelles », historiques et matérielles, qui rendent nécessaire cette projection aliénante. Les idées ne sont pas à prendre « au sérieux » en elles-mêmes, comme le fait Feuerbach, mais sont à reconduire à leur fondement non idéel, matériel.

Pour que l'aliénation cesse, il ne suffit pas de montrer que les idées religieuses sont fausses, il faut modifier les conditions de vie « réelles », matérielles, qui en sont la source : transformer le monde et non seulement l'interpréter (K.Marx, Thèses sur Feuerbach, 11e thèse). Autrement dit, faire la révolution, et non écrire des traités anti-religieux. La réflexion critique est nécessaire, mais pour prendre conscience que la vraie clé est dans l'action sur la réalité historique, économique et sociale, dont elle est le reflet lucide. Extrait de la Critique de la philosophie du droit de Hegel :

 

« Le fondement de la critique irréligieuse est celui-ci : l'homme fait la religion, la religion ne fait pas l'homme (…) Mais l'homme, ce n'est pas un être abstrait, installé hors du monde. L'homme, c'est le monde de l'homme, l’État, la société. Cet État, cette société produisent la religion, une conscience du monde à l'envers, parce qu'ils sont un monde à l'envers. (…) La lutte contre la religion est donc immédiatement la lutte contre ce monde dont la religion est l'arôme [= le reflet] spirituel. (…) La religion est le soupir de la créature tourmentée, l'âme d'un monde sans cœur (…). Elle est l'opium du peuple. (…) La critique de la religion est donc dans son germe la critique de la vallée des larmes, dont l'auréole est la religion ».

K. Marx

Cela suppose un dédoublement dans la conception de la pensée : il y a d'une part la pensée déterminée, conditionnée : l'idéologie, sous forme religieuse mais aussi philosophique : cf. l'extrait de L'idéologie allemande vu l'an dernier; et d'autre part la pensée qui comprend et démasque la précédente : à la fois destructrice (elle montre le caractère illusoire de la croyance religieuse) et remédiante (elle permet à l'homme de se retrouver lui-même, ou de comprendre comment y parvenir) – et en cela elle est fille (légitime ou non, à voir !) de la dialectique hégélienne – : c'est cette forme de pensée que Marx, pour la distinguer de la précédente (« idéologie »), appelle « critique ».

 

 

C/ Des raisons de croire ?

Certes, la pensée peut être poussée à croire en un être absolu par des « raisons » qui n'en sont pas : des causes extérieures à la pensée elle-même (cf. § précédent). Mais ne peut-elle être amenée à la croyance que pour telles pseudo-raisons, comme le soutiennent les penseurs athées ? La pensée ne peut-elle être conduite à la croyance religieuse par de « vraies » raisons, indépendantes du besoin et de l'intérêt ? Ce serait alors l'exercice plein et rigoureux de la raison qui conduirait nécessairement à la reconnaissance et à l'affirmation d'un absolu, ayant le visage d'un ou de plusieurs dieu(x). Dans ce cas, on ne pourrait plus dire que la croyance religieuse est irrationnelle, puisque la raison serait capable de mener à elle et d'en reconnaître le bien-fondé ; mais on ne pourrait pas dire pour autant que la croyance religieuse serait strictement rationnelle, puisque le rôle de la raison serait justement de mener à ce qui la dépasse.

 

Remarque 1 : « un ou plusieurs dieu(x) » : ce point est l'un de ceux qui, précisément, seront éclaircis en suivant cette piste. L'absolu dont l'existence pourrait être établie par la raison, serait-il nécessairement lui-même sujet absolu, donc un  (monothéisme) ? Ou bien une substance, dépourvue elle-même de subjectivité, et animant une pluralité de « sujets » divins qui n'en seraient chacun qu'un aspect (polythéisme) ?

Sur ceci, voir des développements plus bas, dans le §D.

Remarque 2 : cela ne signifierait pas pour autant que la raison humaine serait capable de « saisir » ou de « comprendre » cet absolu, mais qu'elle serait capable de mener jusqu'à l'admission de son existence, tout en reconnaissant que ce qu'il est dépasse ce qu'elle peut saisir (ce serait à rapprocher de la vision du visage chez Lévinas ; aussi, jusqu'à un certain point, de la contemplation du Bien chez Platon, qui n'est rendue possible que par la dialectique [= logos, raison] même si elle la dépasse).

Sur ceci, voir des développements plus bas, dans le § E.

Dans l'histoire de la philosophie et de la théologie (= le discours rationnel [logos] sur Dieu/les dieux [theos]), diverses « preuves de l'existence de Dieu » ont été proposées. Il ne faut pas se fixer ici sur le terme « preuve », qui risque de prêter à confusion à cause du sens qu'il a dans le domaine scientifique ; il faut entendre par là : des raisonnements tentant d'établir que l'existence de Dieu s'impose nécessairement à toute pensée rigoureuse et « objective ».

Ces raisonnements sont-ils des tentatives de justifications, un habillage, une pseudo-rationalisation de nos besoins, désirs ? Ou sont-ils une mise en œuvre effective des plus profondes ressources de la raison ? Pour le savoir, il n'y a pas d'autre moyen que l'examen loyal et attentif de ces propositions.

1. L'existence du monde / de la nature

Il faut « expliquer la nature par la nature », mais jusqu'à quel point est-ce possible ? Les phénomènes naturels particuliers peuvent et doivent s'expliquer les uns par les autres, leurs causes sont à chercher dans la nature elle-même. Mais quid de celle-ci prise dans son entier ? Comment la nature (ou le monde, ici les deux termes peuvent être identifiés) pourrait-elle être cause d'elle-même ? Ne faut-il pas nécessairement qu'elle résulte d'une cause autre, à chercher en-dehors d'elle ? C'est le ressort de ce qu'on appelle classiquement la « preuve cosmologique ». La notion de cosmos, rappelons-le, fait intervenir l'idée d'ordre, de règle, d'organisation ; le monde n'est pas un chaos informe, ce qui avive la question de savoir d'où lui vient, non seulement son existence, mais encore son caractère structuré, ordonné. – En termes modernes, on dirait : l'univers et ses lois proviennent nécessairement d'autre chose que lui-même.

Cet argument n'est pas à prendre à la légère, et l'on croit souvent trop vite en avoir fini avec lui en s'appuyant sur la science moderne, particulièrement sur la « théorie du Big-Bang ». Cette théorie explique que tout ce qui existe actuellement était contenu à l'origine en un « point » infiniment concentré et dense, qui a ensuite « explosé ». Mais explosé pourquoi, et au bout de combien de temps (sachant que le temps, à proprement parler, ne pouvait pas alors exister), et dans quoi (puisque l'espace n'existait pas non plus) ? Surtout : ce « point originel », d'où vient-il lui-même ? Il fallait bien qu'il y ait déjà quelque chose pour que l'explosion ait lieu, et que ce quelque chose soit infiniment concentré ne change rien au problème.

Toutefois c'est ici le monde en général, considéré « en bloc », qui est pris comme support de la réflexion. Or il faut regarder de plus près pour voir s'il n'y a pas, dans le monde, des existants qui sont irréductibles au monde, et qui ne pourraient donc résulter que d'une « cause » autre que celui-ci. Car dans ce cas, le lien avec cette « cause » serait plus direct, plus intime, et du même coup plus probant : en effet, ces existants-là manifesteraient encore plus que les autres la nécessité d'admettre une origine transcendant le monde.

 

Remarque : je mets le terme « cause » entre guillemets parce que, tout en étant commode, il pose ici problème, parce qu'il implique que ce qui en provient serait de l'ordre d'un « effet » ; or ce statut d'effet ne convient peut-être pas à tous les existants qui sont dans le monde, et dans ce cas, il faudrait envisager que leur origine ne soit pas elle-même de l'ordre de la cause. L'utilisation de ce terme (que l'on trouvera plus bas sous la plume de Descartes, par exemple) est donc à prendre avec réserve, et de façon provisoire.

Cf. plus bas le §D qui portera très largement sur ce point.

2. L'existence de l'esprit

C'est cette dimension, plutôt que le monde en général, qui paraît imposer particulièrement l'idée d'une source extérieure au monde : la présence dans le monde de ce qui ne fait pas corps avec lui, de ce qui ne lui appartient pas pleinement. En tant que rupture, « transcendance », l'esprit fait « tache » ou « trou » dans le tissu du monde, et paraît renvoyer au-delà de celui-ci.

a) l'idée même d'infini

Dans la IIIe partie de ses Méditations métaphysiques, Descartes s'emploie à démontrer l'existence de Dieu (cette IIIe partie est intitulée De Deo, quod existat – De Dieu, qu'il existe). Il cherche si, en lui-même, se trouverait quelque chose qui ne pourrait provenir que de Dieu ; et il s'arrête sur l'une des idées qu'il constate être présentes en en son esprit, l'idée d'infini, se demandant si son esprit lui-même a pu l'engendrer. Il parvient à la conclusion que, étant lui-même un être fini, il ne peut être lui-même la source de cette idée, et que cette dernière ne peut avoir pour source qu'un être qui soit lui-même infini, autrement dit Dieu. L'idée d'infini apparaît ainsi comme la présence, en moi, de quelque chose qui renvoie au-delà de moi-même et du monde.

 

« (…) je n'aurais pas (...) l'idée d'une substance infinie, moi qui suis un être fini, si elle n'avait pas été mise en moi par quelque substance qui fût véritablement infinie.

Et je ne me dois pas imaginer que je ne conçois pas l'infini par une véritable idée, mais seulement par la négation de ce qui est fini, de même que je comprends le repos et les ténèbres, par la négation du mouvement et de la lumière : puisque au contraire je vois manifestement qu'il se rencontre plus de réalité dans la substance infinie, que dans la substance finie, et partant que j'ai en quelque façon premièrement en moi la notion de l'infini, que du fini, c'est-à-dire de Dieu, que de moi-même : car comment serait-il possible que je pusse connaître que je doute, et que je désire, c'est-à-dire qu'il me manque quelque chose, et que je ne suis pas tout parfait, si je n'avais en moi aucune idée d'un être plus parfait que le mien, par la comparaison duquel je connaîtrais les défauts de ma nature ? »

R. Descartes

Explication plus détaillée

Le sens de la première phrase est :

a. Il y a en moi une idée que je ne peux pas avoir engendrée moi-même : l'idée d'infini.

b. Cette idée doit donc avoir une cause autre que moi-même ; et cette cause, pour avoir pu engendrer l'idée d'infini, est forcément un être lui-même infini, autrement dit Dieu.

Ensuite Descartes revient sur le premier point (a), qui a besoin d'être confirmé : suis-je vraiment incapable d'engendrer moi-même cette idée ? (au cas où j'en serais capable, cela supprimerait le deuxième point (b) et la démonstration s'écroulerait).
Comme je suis un être fini, je suis capable d'engendrer moi-même l'idée de fini (cette idée est "à la mesure" de mon être). Descartes se demande donc si l'idée d'infini ne pourrait pas être "construite" en partant de l'idée de fini, par contraste en quelque sorte, selon le schéma : 1) j'ai l'idée de fini, 2) je prends le contraire de cette idée, et 3) cela me donne l'idée d'infini (donc 4) pas besoin de Dieu pour expliquer la présence de cette idée en moi).
Mais il écarte cette possibilité, en soutenant que ce n'est pas l'idée d'infini qui est construite à partir de l'idée de fini, mais l'inverse : c'est seulement si j'ai déjà en moi l'idée d'infini, que je peux, du coup, concevoir l'idée de fini, de limité, de partiel. Les idées de limite et de manque ne peuvent avoir de sens que par comparaison avec quelque chose d'illimité et de complet : le limité, c'est l'illimité moins quelque chose ; le partiel, c'est le complet moins quelque chose. Pour juger qu'une chose est incomplète, il faut nécessairement avoir l'idée de cette même chose étant complète : sinon, comment saurais-je qu'il lui manque quelque chose ? Donc en vérité l'idée d'infini est première par rapport à celle de fini, loin de pouvoir en être tirée.
Ceci étant établi, le point b s'impose comme nécessaire.

Remarque : pour bien comprendre l'argumentation de Descartes, il ne faut pas prendre l'idée d'infini en son sens courant, qui est purement quantitatif (l'infini mathématique ou physique), et qui n'est en vérité que du fini ajouté indéfiniment à lui-même (Descartes l'appelle l'indéfini ; plus tard Hegel l'appellera le « mauvais infini »). L'infini véritable, dont il s'agit ici, est dépassement du fini, et non sa répétition interminable – et c'est cette idée-là qui semble ne pouvoir provenir ni de moi, ni du monde (celui-ci ne comportant, au mieux, que de l'indéfini).

b) l'être d'esprit comme sujet

Mais Descartes fait ensuite porter son interrogation directement sur lui-même : plus radicalement que l'idée d'infini présente dans sa pensée (le cogitatum), c'est l'être pensant lui-même (le cogitans), en tant que sujet de sa pensée et de sa volonté, qui lui paraît exiger une origine qui ne peut être ni la nature, ni d'autres hommes (ses parents), ni lui-même : Méditations métaphysiques, III :

 

« Pour ce qui regarde mes parents desquels il semble que je tire ma naissance, encore que tout ce que j'en ai jamais pu croire soit véritable, cela ne fait pas toutefois que ce soient eux qui (...) m'aient fait et produit en tant que je suis une chose qui pense (quatenus sum res cogitans), puisqu'ils ont seulement mis quelques dispositions dans cette matière, en laquelle je juge que moi, c'est-à-dire mon esprit (mentem), lequel seul je prends maintenant pour moi-même, se trouve renfermé. »

« Peut-être aussi que cet être-là, duquel je dépends, n'est pas ce que j'appelle Dieu, et que je suis produit ou par mes parents, ou par quelque autre cause moins parfaite que lui ? Tant s'en faut, cela ne peut être ainsi; car comme j'ai déjà dit auparavant, c'est une chose très évidente qu'il doit y avoir au moins autant de réalité dans la cause que dans son effet : et partant puisque je suis une chose qui pense (res cogitans) (...), quelle que soit enfin la cause que l'on attribue à ma nature, il faut nécessairement avouer qu'elle doit pareillement être une chose qui pense (...). Puis l'on peut derechef rechercher si cette cause tient son origine et son existence de soi-même, ou de quelque autre chose: car si elle la tient de soi-même, il s'ensuit par les raisons que j'ai ci-devant alléguées, qu'elle-même doit être Dieu (...) Que si elle tient son existence de quelque autre cause que de soi, on demandera derechef par la même raison de cette seconde cause, si elle est par soi, ou par autrui, jusqu'à ce que, de degrés en degrés on parvienne enfin à une dernière cause, qui se trouvera être Dieu ».

R. Descartes

Remarque/Rappel 1 : Cela suppose que soit admise la présence en l'homme d'une dimension irréductible à toute choséité, la dimension de l'esprit comme ayant une réalité substantielle propre ; dans le cas contraire, nul besoin de sortir du monde et/ou de la nature pour rendre compte de l'homme : cf. Marx par exemple. Il faut souligner ici le lien, visible dans l'histoire de la philosophie, entre négation de l'homme comme sujet et négation de l'existence de Dieu, et y voir un indice qu'il pourrait y avoir un lien fondamental entre les deux.

Remarque 2 : ce que dit Descartes à propos des parents (ils ne sont la source que de ma dimension physique, non de ma dimension spirituelle) s'applique aussi, pour la même raison, à la nature en général, et donc à la théorie darwinienne de l'évolution (et au « néo-darwinisme » aussi bien). Cette théorie explique de façon satisfaisante et peu contestable l'existence des espèces biologiques et des êtres qui les composent ; mais ceci ne peut concerner, justement, que la dimension biologique, physique. La question reste entière de savoir comment une évolution naturelle pourrait engendrer un être irréductible à la nature. NB : voir qu'il y a là un problème n'implique nullement d'adhérer aux thèses « créationnistes » à la mode anglo-saxonne.

Si donc l'homme est pleinement sujet, il ne peut être :

Ni un effet de ce qui se trouve dans le monde, puisque son être consiste justement dans l'incommensurabilité avec lui.

Ni un effet de lui-même : sa dimension spirituelle est pour lui comme un fait qu'il peut seulement constater, «toujours déjà là » et précédant nécessairement toute activité de sa part, loin de pouvoir en résulter. Descartes remarque que, si j'avais le pouvoir de me donner l'être à moi-même, alors je serai Dieu (id.) :

 

« Or si j'étais indépendant de tout autre, et que je fusse moi-même l'auteur de mon être, certes je ne douterais d'aucune chose, je ne concevrais plus de désirs, et enfin il ne me manquerait aucune perfection : car je me serais donné à moi-même toutes celles dont j'ai en moi quelque idée, et ainsi je serais Dieu ».

Comme on vient de le voir, en l'occurrence avec Descartes, c'est l'existence de l'homme, comme être d'esprit, sujet, qui oblige à s'interroger sur l'existence d'une origine autre que tout ce qui peut se trouver dans le monde. Indépendamment de toute doctrine et quelles que soient les convictions personnelles, c'est une invitation à se poser sérieusement cette question (ou plus précisément, à voir que cette question se pose) : comment un être tel que l'homme est-il possible ? Aussi une invitation à ne pas se satisfaire trop vite d'explications naturalistes ou matérialistes, qui risquent de ne pas être à la hauteur de la question, dans la mesure où elles ne prennent pas pleinement la mesure de ce qu'est l'homme.

Mais il faut ajouter une complexité supplémentaire, dont on peut estimer que Descartes ne tient pas compte. En effet, par définition l'être d'esprit ne peut pas être considéré comme un effet : ce serait contradictoire avec son être (un effet est déterminé extérieurement, il « est ce qu'il est », sans recul par rapport à lui-même, et sans possibilité d'être autre : or l'esprit est tout le contraire de cela). Du coup, son origine ne peut non plus être envisagée comme une cause (celle-ci, par définition, ne pouvant produire que des effets). La question est donc : peut-on et doit-on concevoir une origine qui ne soit pas une cause ? Y a-t-il une façon de faire être telle, que par elle, ce soit un sujet qui vienne à exister ?

 

 

 

D/ Création, créateur et créature

Si l'homme est un être d'esprit, bien réel (substance) et source première de pensée et d'action (sujet), et s'il ne peut être sa propre origine (il ne se fait pas exister lui-même, mais se découvre existant), alors il s'agit de concevoir deux choses, très étroitement liées : 1) une façon de faire venir à l'être, telle que ce qui vient à être ne soit pas conditionné par sa source, mais dé-lié de celle-ci, de sorte qu'il sera lui-même la source de ce qu'il fera de son être (= statut de sujet) ; et 2) une origine, qui soit capable de faire venir à l'être de cette façon.

 

Remarque : Dans ce qui précède, cette origine a reçu essentiellement des contours négatifs, indiquant ce qu'elle n'est pas : ni la nature, ni d'autres hommes, ni soi-même ; il s'agit donc de tenter de voir, positivement cette fois, et autant que possible, ce qu'elle est. – Certes nous avons vu Descartes lui donner le nom de « Dieu », et préciser qu'elle devait être de nature pensante ; mais ce nom (« Dieu ») n'est encore justement qu'un simple nom, et il reste à voir de plus près ce qu'il faut entendre par là, car il peut signifier bien des choses.

1 La façon de faire venir à l'être (= façon de faire advenir)

L'étude de l’œuvre d'art (dans sa conception classique) nous a déjà amené à concevoir une façon de faire advenir qui s'approche fort de ce que nous cherchons maintenant ; en effet, il s'agissait de comprendre comment pouvait advenir quelque chose (l’œuvre d'art) qui ne soit ni une chose fabriquée, ni un individu vivant (simple exemplaire de son espèce) engendré, ni un effet qui serait causé. Ni la fabrication, ni l'engendrement biologique, ni la causalité ne pouvait convenir pour rendre compte de l'existence de l’œuvre d'art. Une seule notion avait paru adéquate : celle de création ; et cela, parce qu'elle signifie une façon de faire advenir qui consiste à détacher le résultat de ce dont il résulte, de sorte qu'il ne soit pas un simple prolongement de sa source, mais un être « à part entière », ayant tout son être en lui-même, et ainsi une intériorité indépendante, une « âme ».

 

Remarque : L'engendrement biologique n'est pas loin de correspondre à cette définition ; cependant il n'y correspond pas tout-à-fait, pour deux raisons : a) le seul genre d'âme qu'il puisse faire advenir est l'âme comme principe intérieur naturel, vital, voué à l'animation et à la conservation de l'organisme, et non comme substance intelligible, ayant une signification, un contenu à contempler par l'esprit (comme c'est le cas dans l’œuvre d'art). Et b) le vivant biologique engendré est seulement l'exemplaire d'une espèce, remplaçable et voué à disparaître (ce qui le rapproche de l'objet fabriqué, exemplaire d'un concept préalable (cf. Alain) et voué à être usé et/ou consommé (cf. Arendt).

Tous ces aspects correspondent bien à ce que nous cherchons, sauf qu'il ne s'agit plus maintenant de faire être quelque chose pourvu d'une âme intelligible (œuvre d'art), mais quelqu'un pourvu d'une âme intelligente (l'homme) – non un objet digne d'être contemplé, mais un sujet capable de contemplation. Cela signifie-t-il que, s'agissant de ce dernier, la notion de création n'est plus appropriée ? Ou cela signifie-t-il plutôt que c'est à propos de l’œuvre d'art qu'elle n'était pas pleinement appropriée, et que c'est seulement à propos de l'homme qu'elle l'est ? N'est-ce pas à propos de l'homme et de lui seul que la notion de création prend la plénitude de son sens, va « au bout » de sa signification, atteint toute son « effectivité » ?

C'est ce que proposent deux auteurs, presque les seuls, à l'époque moderne, à prendre vraiment au sérieux la notion de création, à lui reconnaître un véritable et profond sens conceptuel – là où l'immense majorité des penseurs modernes ne voient qu'une « image » irrationnelle, une simple « représentation » teintée d'ignorance (c'est par exemple le cas de Hegel, dans ses Leçons sur la philosophie de la religion ; j'ai publié un article là-dessus, visible sur mon site « Invitation à la philosophie », rubrique « Textes et articles » : Examen critique du jugement de Hegel sur la notion de création ex nihilo ; si le cœur vous en dit...).

Tout d'abord E. Lévinas, ce qui n'est pas surprenant, si l'on se souvient de sa pensée de l'homme comme visage. Si, en effet, l'homme est cet être doué d'une infinité intérieure, irréductible à toute choséité, incommensurable à tout ce qui est définissable et saisissable, alors, dit Lévinas, l'unique façon dont un tel être peut apparaître (venir à l'être), c'est la création ex nihilo, c'est-à-dire : une position dans l'être à partir de rien, ie sans que l'être ainsi advenu ne soit le prolongement, le façonnement de quoi que ce soit d'autre que lui-même qui lui préexisterait. Le ex nihilo signifie a) que l'être créé n'est absolument rien avant d'être créé, c'est tout son être qui vient à être, il ne préexistait en aucune façon, sa venue à l'être est un pur surgissement et non un développement, une actualisation, etc. ; et b) que rien ne le maintient lié à autre chose que lui-même sur le mode d'une dépendance, d'une condition (il a tout son être en lui-même et en rien d'autre).

 

Remarque : Sur ces deux points le ex nihilo marque la différence par rapport à la création de l’œuvre d'art. Cette dernière, en effet, ne surgit pas absolument de rien, mais suppose un matériau sensible préexistant ; et elle n'a pas son être absolument en elle-même, ou, ce qui revient au même, elle ne l'a que sur le mode de l'immédiateté : car elle n'a pas à assumer son être, à décider du genre de rapport qu'elle entretient avec lui.

Du fait de ce « rien » qui « se tient » entre l'être créé et sa source, il y a transcendance entre les deux, c'est-à-dire absence de lien, disproportion infinie. Lévinas utilisait déjà le terme de transcendance pour parler du rapport avec autrui (et même pour parler du rapport de soi à soi : « transcendance intérieure ») ; ici il l'applique au rapport entre créature et créateur, entre homme et Dieu. Il y a là, du coup, une équivoque : cela signifie-t-il que, pour Lévinas, il y a « la même chose » entre l'homme et l'homme, et entre l'homme et Dieu ? Difficile à dire au vu de la lettre de son œuvre, qui entretient l'ambiguïté. Mais ce qui est sûr, c'est que l'homme n'est pas créateur de l'homme, et par conséquent, que le « rien » ou la « transcendance » qui existe en l'homme et entre hommes ne peut pas être exactement de même nature que le rien ou la transcendance qui existe entre créature (homme) et créateur (Dieu).

De même, Lévinas disait déjà à propos du rapport avec autrui, que cette discontinuité radicale qui m'en distingue, non seulement n'empêche pas qu'il y ait relation entre lui et moi, mais bien au contraire, rend possible toute relation authentique : il n'y a de vraie relation qu'entre des sujets, donc entre des êtres ontologiquement distincts, séparés, autres. Le même raisonnement s'applique (encore plus?) ici, à propos de l'homme et de Dieu : l'altérité radicale n'est pas un obstacle à la relation, mais au contraire sa condition.

Voici quelques passages de Totalité et infini, dans lesquels on retrouve ces idées concernant le sens de l'idée de création, et certaines de ses conséquences. Ils sont un peu difficiles mais valent la peine qu'on s'y confronte. On peut même en faire le support d'un petit exercice : essayer de définir le sens que Lévinas donne ici aux mots « athéisme » et « égoïsme » (sens assez nettement différents de l'usage habituel) ; du même coup essayer de préciser ce que Lévinas entend ici par « chez soi ».

NB : je mets en gras les passages peut-être les plus clairs et à retenir, si le reste semble trop obscur.

« On peut appeler athéisme cette séparation si complète que l'être séparé se maintient tout seul dans l'existence sans participer à l’Être dont il est séparé capable éventuellement d'y adhérer par la croyance. La rupture avec la participation est impliquée dans cette capacité. On vit en dehors de Dieu, chez soi, on est moi, égoïsme. L'âme – la dimension du psychique – accomplissement de la séparation, est naturellement athée. Par athéisme, nous comprenons ainsi une position antérieure à la négation comme à l'affirmation du divin, la rupture de la participation à partir de laquelle le moi se pose comme le même et comme moi.

C'est certainement une grande gloire pour le créateur que d'avoir mis sur pied un être capable d'athéisme, un être qui, sans avoir été causa sui, a le regard et la parole indépendants et est chez soi. Nous appelons volonté un être conditionné de telle façon que sans être causa sui, il est le premier par rapport à sa cause. » (p.52)

* * *

« la grande force de l'idée de création, telle que l'apporta le monothéisme, consiste en ce que cette création est ex nihilo – non pas parce que cela représente une œuvre plus miraculeuse que l'information démiurgique de la matière, mais parce que, par là, l'être séparé et créé n'est pas simplement issu du père, mais lui est absolument autre. » (p.58)

* * *

« Affirmer l'origine à partir de rien par la création, c'est contester la communauté préalable de toutes choses au sein de l'éternité, d'où la pensée philosophique, guidée par l'ontologie, fait surgir les êtres comme d'une matrice commune. Le décalage absolu de la séparation que la transcendance suppose, ne saurait mieux se dire que par le terme de création, où, à la fois, s'affirme la parenté des êtres entre eux, mais aussi leur hétérogénéité radicale, leur extériorité réciproque à partir du néant. On peut parler de créature pour caractériser les étants situés dans la transcendance qui ne se referme pas en totalité ». (p.326)

E. Lévinas

Cette notion de création est aussi pensée, de façon peut-être encore plus profonde, par Claude Bruaire, qui la fait coïncider avec celle de don, elle aussi prise en un sens radical, c'est-à-dire en un sens ontologique.

Créer, en effet, signifie faire advenir un être qui a tout son être en lui-même, un sujet ; être créé signifie donc que l'on n'est pas soi-même la source de son être, mais que, malgré cela, on est soi-même la source de ce que l'on fera de son être. Par conséquent, créer signifie au fond donner un être à lui-même, et être créé signifie être donné à soi-même. Précisons cette idée, à propos de l'être créé (nous préciserons ce qu'il en est de l'être créateur dans le sous-§ suivant) en décomposant les deux aspects :

il est donné : il a une origine autre que lui-même, il est le contenu d'un « apport extérieur », d'un don.

il est donné à lui-même : il est lui-même le destinatairede cet apport, promis à être le sujet de son existence.

Pour faire ressortir l'idée, comparons avec le don au sens ordinaire, ie le don que l'homme lui-même est capable de faire. Le contenu (ce quiest donné) et le destinataire (ce qui reçoit) sont nécessairement distincts, et l'existence du destinataire est nécessairement présupposée, ainsi que sa capacité à recevoir : je ne peux donner quoi que ce soit à quelqu'un que si quelqu'un existe déjà (ce n'est pas moi qui le fait exister en tant que quelqu'un, sujet : cf. plus haut Descartes à propos des parents), et si la capacité de recevoir est déjà en lui (mon apport suppose cette capacité, il ne l'apporte pas). – On le voit avec l'exemple de l'éducation, qui est sans doute un des plus beaux dons qu'un être humain puisse faire à un autre : on ne peut éduquer (au sens platonicien du terme) qu'un être en lequel la dimension de l'esprit est déjà là ; en l'éduquant, on ne lui apporte pas la capacité à devenir un sujet, on reconnaît au contraire qu'elle est déjà là, et on s'adresse à elle, pour la faire croître – et il serait impossible d'éduquer un être qui n'aurait pas déjà en lui cette dimension (un animal, par exemple : on ne peut que le dresser). C'est bien pourquoi Platon (République VII) disait que l'éducation ne consiste pas à « mettre la vue dans des yeux aveugles », mais à réorienter le regard d'un être qui voit déjà (mais qui voit mal, et pas les bons objets). C'est pourquoi le même Platon comparait l'éducation à un « accouchement des âmes » (= maïeutique), ie une activité qui ne consiste pas à introduire en l'autre quelque chose qu'il n'avait pas, mais à faire se manifester au grand jour une intériorité qui, au départ, est non pas absente, mais présente sur le mode d'une adhérence immédiate à soi-même.

Or ici, dans ce que Bruaire appelle le don ontologique, il y a coïncidence du contenu et du destinataire. Il n'y a pas de destinataire avant le don, puisqu'il est lui-même ce qui est reçu – d'où l'idée qu'il est ex nihilo. Ce n'est pas « quelque chose » qu'il reçoit, pas même une aide pour déployer son être (éducation), mais cet être même que l'éducation s'efforcera ensuite de déployer, qu'elle ne produit pas mais présuppose : l'esprit. – C'est pourquoi ce don est appelé « ontologique », dont de l'être purement et simplement, au double sens du terme, ie comme substantif (ce qui est) et comme verbe (le fait d'être).

L'homme est alors à la fois pleinement dépositaire de son être (évitons de dire « possesseur »), puisque c'est à lui-même qu'il est donné ; et absolument en dette de son être, puisqu'il est donné à lui-même – lui-même n'étant absolument pour rien (autre tonalité encore du ex nihilo) dans le fait d'être, et d'être ce qu'il est, c'est-à-dire un esprit, un sujet.

Enfin et par conséquent, comme il est lui-même la raison d'être du don (que lui-même est), l'homme a ici, au plus haut point, le statut de fin en soi : ce n'est en vue de rien d'autre que lui-même qu'il vient à être, ce n'est à rien d'autre que lui-même qu'il est donné (alors que dans les dons « ordinaires », humains, le contenu du don, ce qui est donné, est toujours destiné à un bénéficiaire autre que lui-même).

Voici quelques courts extraits de L'être et l'esprit (1983), dernière grande œuvre de Bruaire, dans laquelle il expose sa pensée du don ontologique (ou « ontodologie »). Comme pour Lévinas, la lecture de Bruaire est difficile mais vaut d'être entreprise. Je me limite ici à des fragments très peu étendus mais qui me paraissent abordables.

 

« Promis à l'adoption de lui-même par lui-même, à être présent à soi dans la conversion de la substance en sujet, le don est un effet pour être sa propre cause, sa passivité originaire étant puissance d'activité libre ».

« (…) un don ontologique est inassimilable au résultat d'un processus, en quelque registre d'interprétation qu'on l'énonce. Il n'est ni ce qui dérive, ni ce qui procède, ni ce qui se déduit. Toute continuité, exprimée en termes de nécessité et d'épanchement, de causalité invincible ou de délaissement par surabondance (…) souscrit aux représentations hiérarchiques de la dégradation, déperdition, dénivellement (…) Mais l'esprit fini n'est pas l'infini dégradé ou altéré. Il est un autre être, donné à lui-même. (…) L'être donné n'est ni un degré, ni une part, ni une implication du donneur. Sinon, l'être serait retenu, contenu, inclus. Il serait partie, apparente ou réelle, du Même. Il ne serait pas donné à et pour lui-même, absolument, dans son insubstituable altérité (…) Ne présupposant rien de lui-même, présupposant uniquement l'absolu de l'acte qui le fait être, il est, c'est le seul mot adéquat et univoque, créé. Le don de l'être d'esprit est création ».

« C'est pourquoi le concept de création est philosophique de plein droit. Peu importe qu'il soit offert par la Bible à l'ontologie : lui seul dit d'un seul verbe actif, donner l'être d'esprit ».

C. Bruaire

Cette dette, à qui la doit-il, sachant que ce ne peut être ni à la nature, ni à d'autres hommes ? Et en quel sens peut-il et doit-il s'en acquitter ?

2 L'origine créatrice

Étant donné la nature précise du « faire être » qu'est la création, ie le don d'un être à lui-même, il en découle logiquement certaines conséquences concernant le créateur, ie le sujet ou l'auteur d'un tel don.
Tout d'abord des conséquences négatives, c'est-à-dire qui laissent voir ce que ce donateur
n'est pas : il n'est ni une cause (car l'homme en tant qu'être d'esprit n'est pas un effet), ni un géniteur (car le créateur n'engendre pas un être appartenant à la même espèce que lui, ni un prolongement de lui-même, mais un être radicalement autre que lui), ni un fabricant (car, n'en déplaise à Sartre, créer et fabriquer sont deux choses totalement différentes [revoir par exemple Alain sur ce point]) ou un démiurge (« artisan divin » qui, par exemple dans le Timée de Platon, façonne le cosmos et ses composants d'après les Idées qu'il contemple).

De façon positive maintenant, puisque dans la création ex nihilo le créé est donné à lui-même, posé dans l'existence pour être un sujet qui a son être en lui-même et qui aura à décider librement ce qu'il fait de son être, il en découle que le créé est lui-même l'unique raison d'être, l'unique but de ce don. L'être créé, au sens radical et plein de ce terme (que l'on a vu plus haut chez Lévinas et chez Bruaire), est donc, aux yeux mêmes du créateur, une fin en soi, voulue pour elle-même. Cela signifie du même coup que le geste de créer ne comble aucun besoin ou intérêt du créateur : sinon, ce serait au moins en partie pour lui-même qu'il ferait ce geste, et dans cette même mesure, l'être créé aurait au moins en partie le statut de moyen, ce qui exclurait que ce dernier soit un être d'esprit véritable, un sujet. L'origine créatrice est donc à concevoir comme un être capable de viser autre chose que soi-même comme fin en soi ; donc non seulement un être d'esprit, doué d'intelligence et de volonté libre, mais en outre un être capable de gratuité, de désintéressement absolus, puisque ce n'est en rien [encore un accent du ex nihilo...] pour lui-même qu'il crée : il serait tout autant ce qu'il est, et ne manquerait de rien, s'il ne le faisait pas.

 

Remarque : on commence à voir nettement les différences qui séparent l'absolu ainsi conçu, de l'absolu tel que le concevaient, par exemple, les penseurs grecs. On y reviendra, mais, sur le dernier point qui vient d'être indiqué, il est éclairant de (re)dire quelques mots de Platon et d'Aristote.

Chez Platon, on l'a vu (cf. cours sur l'allégorie), l'absolu n'est pas Quelqu'un, mais seulement Quelque chose, non pas un sujet pensant et animé de volonté, mais une Idée seulement pensée, et qui ne veut, littéralement, rien. Aussi cet absolu n'est-il pas créateur de l'homme comme être d'esprit (les âmes sont aussi éternelles que lui), mais, et seulement en un certain sens, cause du monde.

Avec Aristote, une différence importante apparaît : l'absolu tel qu'il le conçoit est pensant et animé de désir ; autrement dit, il se rapproche du statut de sujet, et de la figure du créateur telle que nous sommes en train de l'évoquer. Mais ce Dieu d'Aristote, que pense-t-il et que désire-t-il ? Exclusivement lui-même. Contrairement à l'Idée platonicienne, il est doué de regard, mais ce regard ne peut ni ne doit se porter sur quoi que ce soit d'autre que lui, car rien d'autre que lui n'en est digne ; aussi Aristote le définit-il comme pensée de la pensée (Métaphysique, Λ, 9) :

.

"La nature de l'Intelligence divine pose quelques problèmes (...). Ou bien elle ne pense rien : mais que devient alors sa dignité ? Elle est dans un état semblable au sommeil. Ou bien, elle pense, mais (...) que pense-t-elle ? Ou elle se pense elle-même, ou elle pense quelque autre chose ; et si elle pense une autre chose, ou bien c'est toujours la même, ou bien c'est tantôt l'une, tantôt l'autre. Importe-t-il donc, ou non, que l'objet de sa pensée soit le Bien, ou la première chose venue ? Ou plutôt, ne serait-il pas absurde que certaines choses fussent l'objet de sa pensée ? Il est donc évident qu'elle pense ce qu'il y a de plus divin et de plus digne, et qu'elle ne change pas d'objet, car ce serait un changement vers le pire (...). L'Intelligence suprême se pense donc elle-même, puisqu'elle est ce qu'il y a de plus excellent, et sa Pensée est pensée de pensée".

Aristote

Incapable de s'intéresser à autre chose que lui, ce « dieu » aristotélicien est donc incapable de désintéressement, de générosité, d'oubli de soi : par conséquent il n'est pas créateur – mais, et là aussi, seulement en un certain sens, cause du monde (il le meut en tant qu'il est objet de désir pour le monde, sans réciprocité).

Bien différente du dieu aristotélicien est donc l'origine créatrice : esprit absolu capable d'abnégation, d'intérêt et même d'amour pour autre chose que lui-même. C'est cela et pas autre choseque désigne le terme « Dieu »,au singulier(car l'absolu est par essence un) et avec majuscule (car c'est un nom propre, le nom de Quelqu'un, qui n'est pas un des représentants du divin, mais tout le divin à lui seul : j'y reviens rapidement un peu plus bas), dans les trois « monothéismes » [judaïsme, christianisme, islam]).

Il y a donc grande différence, aussi, avec les divinités du polythéisme (hindou, égyptien, grec, romain...). Dans le polythéisme, l'absolu n'est pas sujet, quelqu'un, mais quelque chose, substance, sans visage, sans forme, sans pensée ni volonté ; il n'est même pas l'addition de tous les dieux, mais un « fond » qui les anime tous sans se réduire à aucun d'eux. Pour leur part, les dieux sont jusqu'à un certain point sujets (ils sont doués de pensée, de volonté), mais ils ne sont pas absolus ; au contraire ils sont en relation les uns avec les autres (donc relatifs), et leurs relations sont elles-mêmes partielles, limitées. On a donc d'un côté un absolu qui n'est pas sujet, et d'un autre côté des sujets qui ne sont pas absolus. Il y a un décalage entre le divin et les dieux, le premier s'éparpillant dans la multitude indéfinie des seconds sans être pleinement réalisé en et par eux – aucun dieu n'étant lui-même le divin.

Dans le passage du polythéisme au monothéisme, le passage du pluriel au singulier, et le passage corrélatif du nom commun (dieu) au nom propre (Dieu), n'est donc pas seulement quantitatif, mais lié à l'essence même des termes en jeu : le dieu qui coïncide absolument avec le divin, qui est le divin à lui seul, est unique non par accident mais en raison de sa nature même : il n'est pas une (des) figure(s) du divin, mais le divin même comme figure – comme Visage, pourrait (devrait?) dire Lévinas.

Les rapports que Dieu [pris au sens précis défini ci-dessus] entretient avec lui-même, et avec l'homme, seront donc à leur tour fondamentalement différents de ce qu'il sont dans le polythéisme. On insistera pour finir sur ce dernier point (le genre de rapport entre l'homme et l'absolu).

 

 

 

E/ La croyance comme rapport adéquat à l'absolu

Le genre de rapport qui peut ou qui doit exister entre des termes dépend directement de la nature des termes en question. Si l'homme est un être d'esprit qui n'est possible que comme créé, ie donné à lui-même, et si Dieu est esprit absolu, ayant à la fois la puissance et la volonté de donner l'être, ie de créer, alors leurs relation est à concevoir fondamentalement comme une relation de personne à Personne. Du coup, la notion de croyance, ou de foi (latin fides, qui a donné en français fidélité, confidence, confiance...) semble devoir prendre tout naturellement une place centrale, légitime et nécessaire dans cette relation.

Ce ne serait pas le cas si l'absolu était non pas une Personne, mais une Idée, comme il en va chez Platon par exemple. On comprend bien, en effet, que le mode de rapport qui est appelé par la nature même de cet « objet » est le savoir, la connaissance ; c'est lorsqu'il prend la forme du savoir, de la science (noesis) que le rapport à l'Idée est dans sa forme la plus juste, la plus adéquate. La croyance apparaît dans ce cas comme un mode de rapport inférieur, défectueux, inapproprié : c'est pourquoi, dans la hiérarchie platonicienne des formes de la pensée (cf. la « ligne » de la fin du livre VI de la République), la croyance (pistis) est classée presque tout en bas, parmi les formes de l'opinion (doxa). – Cette hiérarchie entre croire et savoir est très souvent admise et considérée comme évidente ; il semble aller de soi que le savoir « vaut mieux » que la croyance, que la croyance ne peut être qu'un pis-aller dont on est parfois obligé de se contenter « faute de mieux ». Le savoir n'est-il pas certain et « objectif », alors que la croyance est exactement le contraire, « subjective » et incertaine ? Mais on oublie que cette hiérarchie n'est justifiée que là où il s'agit d'idées ou de choses ; c'est seulement à propos de tels objets que le savoir peut (et doit) être conçu comme le mode de rapport le plus parfait possible.

Mais si l'absolu n'est pas une simple Idée, s'il a la dimension de la Personne, ce classement doit être révisé, et la notion de croyance doit être à la fois redéfinie et rehaussée. Pour le comprendre, n'hésitons pas à nous appuyer sur la relation de personne humaine à personne humaine ; car sans être identique à la relation entre homme et Dieu, elle lui est nécessairement apparentée au moins jusqu'à un certain point.

Entre des personnes (= sujets), le seul vrai mode de manifestation de soi à l'autre est la révélation, c'est-à-dire le passage dans l'extériorité et dans la visibilité de ce qui, fondamentalement, est indéductible, imprévisible et im-provocable. Ce que l'autre pense, veut, promet, etc., je ne peux que le recevoir comme un donné qui n'a sa source nulle part ailleurs qu'en l'autre lui-même, et qui ne peut donc être authentifié par aucune garantie extérieure à l'autre lui-même. Ainsi dans le domaine des relations inter-humaines, on comprend bien que la promesse, ou la déclaration d'amour, sont des manifestations de l'intériorité d'un être à destination d'un autre, qui n'ont de sens que si elles sont libres, ie ayant leur source unique et radicale dans la volonté du sujet qui les fait, et qui n'ont absolument aucune autre garantie que cette volonté. Certes, l'amour se réalise au travers d'actes, de gestes, etc., mais ceux-ci ne peuvent avoir statut de « preuves » ou de « garanties », car leur véracité est chaque fois entièrement dépendante de la droiture et de la sincérité de celui qui les effectue. Il n'y a aucun moyen de s'assurer de la vérité, ici, de façon « objective », car ce n'est pas à un objet que l'on a affaire. Non seulement des signes d'amour peuvent être trompeurs, mais ils constituent même, malheureusement, le plus efficace des moyens de tromperie : on ne se méfie pas de celui qui donne toutes les apparences de l'amour...

Des garanties extérieures, des prévisions, déductions, etc., bref tout ce qui permet de s'assurer par soi-même de la véracité de ce qui est manifesté, autrement dit de se placer sur terrain du savoir, cela n'est logiquement possible qu'avec des êtres dont le comportement dépend essentiellement d'autre chose qu'eux-mêmes (ie de processus déterminés et donc déductibles, vérifiables extérieurement), autrement dit des êtres qui ne sont pas des personnes, mais – dirait par exemple Kant – des choses.

 

Remarque/rappel : La révélation se fait par la parole, seul mode de relation qui laisse absolument intacte l'altérité des termes en présence, qui « parcourt la distance sans l'abolir » (Lévinas), et préserve ainsi l'être-soi de chacun. L'entrée en relation avec l'autre n'est pas inscription de l'autre en soi (cf. la consommation), ou réduction de l'autre au statut d'élément d'une totalité dont on fait soi-même partie, si ce mouvement vers l'autre s'adresse à lui comme à celui dont on attend une réponse, donc comme un sujet à part entière. Et adresser la parole à quelqu'un, c'est bien le considérer comme un tel être Cf.  Lévinas, Totalité et infini (NB : attention au sens du terme « athéisme » ici ; cf. les extraits de Lévinas précédemment cités (§D, 1) et la remarque qui les introduit) :

"La révélation est discours. Il faut pour accueillir la révélation un être apte à ce rôle d'interlocuteur, un être séparé. L'athéisme conditionne une relation véritable avec un vrai Dieu καθ́ αύτό. Mais cette relation est aussi distincte de l'objectivation que de la participation". (p.75)

"La merveille de la création ne consiste pas seulement à être création ex nihilo, mais à aboutir à un être capable de recevoir une révélation, d'apprendre qu'il est créé et à se mettre en question. Le miracle de la création consiste à créer un être moral. Et cela suppose précisément, l'athéisme, mais à la fois, par-delà l'athéisme, la honte pour l'arbitraire de la liberté qui le constitue". (p.88)

E. Lévinas

Par conséquent la réception de ce qui est ainsi révélé ne peut s'effectuer sur le mode du savoir, mais seulement sur le mode du croire: en se révélant à moi, l'autre ne s'adresse pas à ma capacité d'analyser, de déduire, etc., mais à ma capacité de faire confiance, d'accepter une vérité sans autre support ni garantie que la droite volonté de l'autre. Autant la révélation est la seule manière de manifester ce qui est impossible à déduire ou à contraindre, autant la croyance est la seule façon de recevoir cette manifestation; ces deux modalités s'appellent mutuellement et se correspondent rigoureusement. – Il ne faut donc pas déplorer d'être obligé de faire confiance à l'autre, de se fier et se confier à lui, de s'en remettre à lui : cela reviendrait exactement à déplorer que l'autre soit un être d'esprit, libre et responsable.

Dans le cas de la révélation divine, il faut même aller jusqu'à accepter de recevoir ce qui dépasse complètement notre pouvoir de prévision et d'estimation du possible, autrement dit renoncer à fixer soi-même, d'avance, ce qui est croyable ou pas. Ainsi, que l'absolu s'intéresse à nous les hommes, qu'il veuille entrer en relation avec nous, qu'il nous aime (christianisme), cela n'est absolument pas croyable selon les critères qu'il est humainement possible de fixer : car non seulement l'absolu pourrait très bien ne pas le faire (il serait tout aussi absolu en ne le faisant pas), mais il semble même impossible qu'il le fasse, puisque cela paraît contredire son statut d'absolu. C'est très clairement visible dans l'extrait d'Aristote de Métaphysique, Λ, 9, ci-dessus : pour ce penseur et pour les Grecs en général, qui se sont appuyés uniquement sur les ressources de la raison, un dieu digne de ce nom ne s'intéresse à rien, ou bien seulement à lui-même ; il serait moins divin en se souciant de nous! D'où l'idée que l'amour de Dieu pour l'homme ne peut être que révélé : aucune spéculation humaine ne peut parvenir à le savoir, ni même à le supposer, puisque ce n'est nullement une conséquence logique du concept de Dieu (si tel était le cas, nous pourrions le déduire), et que cela semble même absurde.

Qu'il s'agisse de relation homme-homme ou homme-Dieu, la croyance s'expose au risque de la crédulité, qui consiste à accorder trop facilement sa confiance. Mais comme aurait pu dire Socrate, c'est « un beau risque à courir » : vouloir l'éviter à tout prix pour être sûr de ne jamais « prendre des vessies pour des lanternes », c'est rendre impossible une relation comme l'amour, et se condamner à prendre systématiquement toutes les lanternes pour des vessies ! De même que celui qui se révèle s'expose au risque d'être rejeté ou – pire sans doute – de ne pas être cru, de même celui qui croit s'expose au risque d'être trompé ou de se laisser aveugler par son propre désir. Encore une fois les deux attitudes se correspondent fondamentalement : dans les deux cas, il s'agit d'un mouvement absolument libre, d'un « saut » dans l'imprévisible et l'incontrôlable, qui consiste à s'en remettre à la liberté de l'autre. Il n'y a pas d'autre moyen pour deux libertés de se rencontrer.

Ainsi le Dieu créateur, dont il s'agit dans les monothéismes, se présente comme une Personne, mais en un sens absolu : en particulier il est créateur au sens strict du terme, ce que l'homme n'est qu'en un sens relatif (cf. l'artiste). C'est avec lui que se montrent dans leur plénitude tous les aspects de la problématique du rapport entre les personnes. Et le point culminant de ce rapport se laisse désigner par le terme « croire », qu'il s'agisse de confiance (rapports homme-homme) ou de foi (rapport homme-Dieu). Dans les deux cas, croire n'est pas ce à quoi on devrait se résigner faute de mieux – comme si, dans l'idéal, il serait préférable de savoir – mais c'est la manière la plus authentique, la plus adéquate (ie conforme à son objet) de se rapporter à une personne.

 

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L'histoire

 

En français le mot désigne à la fois la chose étudiée (ensemble d'événements advenus au cours du temps) et l'étude de la chose (l'histoire comme discours, discipline) ; le latin par exemple – res gestae/historia – a deux termes différents.

Est-ce significatif ? On peut y voir l'indice qu'un lien substantiel existe entre les deux, autrement dit qu'il n'y a de vraie historicité que là où il y a représentation consciente, narration et compréhension de celle-ci ; vivre l'histoire et la penser seraient liés ; inversement, si ce qui est vécu n'est pas représenté et réfléchi par l'esprit conscient et connaissant, cela montrerait que ce vécu n'est pas histoire au sens strict, mais, disons, simple devenir. Ce sera par exemple la thèse de Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire.

Pour essayer d'en juger, il faut entrer dans l'examen du concept lui-même, en commençant par voir si, justement, il est pertinent de distinguer histoire et devenir.

 

 

1. Historicité et naturalité

La dimension commune à l'histoire et au devenir naturel est celle du temps. Pour tout être fini, végétal, animal ou homme, l'existence se déroule dans le temps. Mais tout comme il y a différentes façons pour l'être existant d'être en rapport avec son exister (cf. ce qui a été vu à propos de la notion d'existence, chez Sartre et surtout chez Heidegger – l'ek-sistence), de même, il y a différentes façons pour l'être temporel d'être en rapport avec sa temporalité.

L'être naturel se caractérise par son immersion dans le temps, son absence de recul par rapport à lui – alors que le temps est pour ainsi dire le recul même, la non-coïncidence avec soi, l'indéfinie négation de soi. Le temps a pour l'être naturel la forme d'une puissance extérieure, qui l'emporte – image classique du fleuve – sans lui laisser de distance par rapport à cet « emportement ». Aussi l'être naturel est-il enfermé dans le présent ; l'être vivant, en particulier l'animal, est en rapport avec le réel au moyen de ses sens ; or ceux-ci ne peuvent donner accès qu'à ce qui est présentement là (impossible d'avoir une sensation de ce qui n'est plus [passé] ou de ce qui n'est pas encore [futur]). Certes, en lui le rapport au temps est différent de celui qu'on trouve chez l'être naturel inorganique : comme l'a souligné Bergson (L'évolution créatrice principalement), le temps prend pour le vivant la consistance de la durée, où le temps n'est plus un simple cadre extérieur indifférent à ce qui le remplit, mais entre dans la constitution intime de l'être ; certes aussi, l'animal est (plus ou moins) doué de mémoire et de faculté d'anticipation ; mais toujours en lien direct avec ce qui est là et maintenant (hic et nunc): l'animal ne peut rappeler à lui un passé, ni imaginer un futur, qui n'auraient rien à voir avec ce qu'il est en train de vivre.

Ainsi donc la nature n'est pas immobile, il y a en elle du temps, du devenir, sous différentes formes : les individus vivants naissent, croissent, meurent ; les espèces évoluent ; le climat change ; les astres sont en mouvement, etc.

Le point commun de ces modes naturels du devenir, c'est qu'ils se déroulent de façon nécessaire (enchaînements de causes et d'effets selon les lois de la physique), inconsciente et involontaire : par exemple le développement physiologique d'un individu, ou l'évolution d'une espèce animale, ne requièrent aucune intervention de la conscience ; ils ne résultent nullement de décisions. Idem pour les déplacements des corps célestes, les évolutions géologiques, etc.

Cela signifie que la nature forme un grand tout, dans lequel il y a une multitude de changements, mouvements, évolutions, mais des changements qui a) ne créent aucune véritable rupture avec l'état de choses antérieur, mais sont des prolongements, des effets nécessaires de ce dernier ; il y a une continuité fondamentale « en dessous » des changements, c'est toujours la même chose (« le Même ») qui se continue sous de nouvelles formes (NB : cela, même quand certains changements naturels brusques et violents semblent introduire une rupture; en vérité ce sont toujours les mêmes forces et les mêmes lois qui s'exercent, et toujours de la même façon). L'idée est donc : il n'y a jamais de véritable nouveauté dans la nature, tout ce qui apparaît est une suite nécessaire de ce qui précédait (comme on dit : « la nature ne fait pas de sauts ») ; et b) ces changements naturels ont donc très souvent une forme répétitive, cyclique ; c'est la même chose qui revient : par exemple, le retour cyclique des saisons, la manière cyclique dont les astres se déplacent, etc.

Il y a certes des évolutions dans la nature, mais elles se font selon des lois nécessaires (non conscientes, non choisies), qui, elles, ne changent pas, et qui, par conséquent, n'entraînent pas de changements essentiels, fondamentaux. Par exemple : il y a bien une évolution des espèces (Darwin, L'origine des espèces), de nouvelles espèces « apparaissent », etc. Mais ce sont seulement de nouvelles manifestations de la même chose : la vie biologique, avec ses nécessités et ses lois, en particulier le règne de l'instinct ; le changement ne consiste pas à passer de l'instinct à autre chose, mais seulement à passer d'une forme d'instinct à une autre. Et le but universel, nécessaire, de l'être naturel mû par l'instinct, est toujours exactement le même : vivre, survivre, perpétuer l'espèce, autrement dit "persévérer dans l'être" (cf. le conatus de Spinoza, Éthique).

Avec l'homme apparaît un rapport au temps qui est, ou peut être, d'une tout autre nature : non plus l'immersion plus ou moins totale en lui, mais la capacité de faire de lui le moyen et la condition d'autre chose : la vie consciente, qui, de multiples façons, s'arrache au présent immédiat, et fait surgir dans le temps autre chose que ce qui serait advenu si on l'avait laissé suivre son cours. -- La mémoire en particulier change de nature : l'homme est le seul être capable de se rappeler de ce qu'il n'a pas lui-même vécu. Revenir ici à l'idée que l'homme est l'être qui « nie le donné naturel » – le temps faisant lui-même partie de ce « donné ». Avec l'homme quelque chose de non-naturel vient à exister dans la nature, quelque chose de non-temporel vient à exister dans le temps. La nature n'est plus tout, mais arrière-plan, cadre, moyen, occasion ; arrive en elle et au moyen d'elle ce que, d'elle-même, elle est absolument incapable de produire, ce qui ne découle pas d'une nécessité immanente : la pensée et l'action volontaire. Ainsi y a-t-il monde, au sens vu chez H. Arendt.

Alors qu'il n'y a dans la nature que des faits, il y a dans le monde des événements, ie : ce qui vient rompre l'enchaînement inéluctable, la répétition, le prévisible ; ce qui outrepasse l'horizon d'attente fixé par ce qui existait auparavant ; ce qui ne vient pas occuper une place déjà prête pour le recevoir, mais ce qui se fait soi-même sa place en advenant (c'est pourquoi J.-L. Marion fait de l'événement l'une des formes du « phénomène saturé » ; cf. Étant donné).

Alors que la nature engendre (et subit) un devenir constitué d'une succession de faits, l'homme engendre (et subit?) une histoire constituée d'événements – de ruptures par rapport à la simple succession.

 

 

2. Les deux degrés de l'historicité

Mais précisément, comme tout ce qui est humain est en rupture avec la naturalité, cela oblige a distinguer deux sens de la notion d'historicité.

a. En un sens à la fois large et strict, est historique tout ce qui est humain : tout ce que fait l'homme se fait dans un monde, ie dans une réalité irréductible au donné naturel, dont les éléments ont pour sens de dominer ou de réguler le temps, au lieu de simplement s'inscrire en lui.

Par ex., repenser à ce que dit H. Arendt de l’œuvre d'art : elle est, ou veut être, présence de ce qui outrepasse le présent, de ce qui est « immortel » ; l’œuvre est en ce sens une réalité temporelle qui nie le temps. Mais ne pas oublier que même les objets les plus utilitaires (d'usage, de consommation...) appartiennent au monde et, par là, à l'histoire : il a fallu, pour les réaliser, s'abstraire du flux du temps, le « suspendre » pour ainsi dire : concevoir des idées, prendre des décisions ; non pas suivre un courant, mais s'en dégager, voire s'y opposer.

En ce sens, chaque parole humaine, chaque acte humain sont des événements, et sont donc historiques, même les plus humbles et les plus insignifiants, car tous supposent une sortie hors de la temporalité seulement naturelle.

b. Mais en un sens plus étroit, qui correspond à l'usage le plus courant, seuls certains événements sont « historiques » (le mot même d'événement leur étant alors réservé). L'événement historique n'est pas n'importe quel résultat de l'action humaine, mais celui qui se détache des autres, qui est vu comme ayant une signification particulière. Cette fois, le fond sur lequel se détache l'événement n'est plus la nature (premier sens ci-dessus) mais l'historique lui-même comme quotidienneté, banalité, habitude ; c'est de son propre fond que l'esprit ici se détache, et, comme on pourrait dire, se sépare de sa propre lourdeur, de sa pesanteur, de sa tendance à se naturaliser. L'idée est alors : tout ce qui est humain est historique, mais tout ce qui est humain n'est pas humain au même degré (exactement comme, chez H. Arendt, tout ce qui est mondain n'est pas mondain au même degré) – et donc : tout ce qui est historique n'est pas historique au même degré.

Voici un texte de A. Kojève dans lequel il met en relief, à sa façon, ce second sens de l'historique, à l'aide d'un exemple (Jules César s'apprêtant à franchir le Rubicon – et à prononcer le fameux alea iacta est) :

 

« Prenons pour exemple d'un « moment historique » l'anecdote célèbre du Rubicon. - Qu'y a-t-il dans le présent proprement dit ? Un homme se promène la nuit au bord d'une petite rivière. Autrement dit quelque chose d'extrêmement banal, rien d' »historique». Car même si l'homme en question était César, l'événement n'aurait rien d'« historique » si César se promenait ainsi uniquement à cause d'une insomnie quelconque. Le moment est « historique » parce que le promeneur nocturne pense à un coup d’État, à la guerre civile, à la conquête de Rome et à la domination mondiale. Et notons-le bien parce qu'il a le projet de le faire, car tout ceci est encore dans l'avenir. L'événement en question ne serait donc pas « historique » s'il n'y avait pas une présence réelle (Gegenwart) de l'avenir dans le monde réel (tout d'abord dans le cerveau de César). Le présent n'est donc « historique » que parce qu'il y a en lui un rapport à l'avenir, ou plus exactement parce qu'il est une fonction de l'avenir (César se promenant parce qu'il pense à l'avenir). Et c'est en ce sens qu'on peut parler d'un primat de l'avenir dans le « Temps historique ». Mais ceci ne suffit pas. Supposons que le promeneur soit un adolescent romain qui « rêve » à la domination mondiale, ou un « mégalomane » au sens clinique du mot qui échafaude un projet par ailleurs identique à celui de César. Du coup, la promenade cesse d'être un « événement historique ». Elle l'est uniquement parce que c'est César qui pense en se promenant à son projet (ou « se décide », c'est-à-dire transforme une « hypothèse » sans rapport précis avec le temps réel en un « projet d'avenir » concret). Pourquoi ? Parce que César a la possibilité (mais non la certitude, car alors il n'y aurait pas d'avenir proprement dit, ni de projet véritable) de réaliser ses plans. Or, cette possibilité, c'est tout son passé, et son passé seulement, qui la lui assure. Le passé, c'est-à-dire l'ensemble des actions de lutte et de travail effectuées dans des présents en fonction du projet, c'est-à-dire de l'avenir. C'est ce passé qui distingue le « projet » d'un simple « rêve » ou d'une « utopie ». Par conséquent il n'y a un « moment historique » que là où le présent s'organise en fonction de l'avenir à condition que l'avenir pénètre dans le présent non pas d'une manière immédiate (unmittelbar, cas de l'utopie), mais étant médiatisé (vermittelt) par le passé, c'est-à-dire par une action déjà accomplie ».
A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel

La notion d' « historique » se dédouble donc, et il faut distinguer :

D'une part, la masse des actes et propos « quotidiens », banals, habituels, ou rituels : ce sont, en quelque sorte, des événements qui tendent à devenir de simples faits, voire des effets d'une structure ; des manières d'être « machinales » et répétitives, où la temporalité devient analogue à celle de la nature : retour cyclique du Même, où rien de nouveau n'arrive – cette façon d'être faisant elle-même obstacle au surgissement de la nouveauté. – Des peuples entiers et très nombreux ont existé sur ce mode : peuples « primitifs » ou « archaïques » entrevus chez Lévy-Bruhl (L'âme primitive) et Girard (Des choses cachées depuis la fondation du monde) – et aussi bien les peuples évoqués par Mauss. En de telles cultures, rien de véritablement comparable au franchissement du Rubicon par César ne peut arriver : la vie de l'homme et de sa communauté (le premier ne se distinguant d'ailleurs pas vraiment de la seconde) est enserrée dans un ensemble de règles immuables, qui excluent la possibilité du changement, de l'innovation, de l'expression de la singularité personnelle, de l'intériorité ; l'existence y est rythmée par le rite, comme règne de l'extériorité, de la soumission à une nécessité perçue comme puissance extérieure. Ces peuples n'ont pas (ou n'avaient pas) d'histoire à proprement parler (ils sont ou étaient, mille ans plus tard, presque exactement identiques à ce qu'ils étaient mille ans plus tôt), mais c'est pourtant bien dans la dimension de l'histoire qu'ils existent (ou qu'ils ont existé) – et non pas dans celle de la nature. Ils habitent cette dimension de l'historicité dans laquelle l'esprit tend à se solidifier en une « seconde nature » globale, une « structure » relativement immobile.

 

Remarque/rappel 1 : la « seconde nature », individuelle ou collective, n'est pas une nature, mais de l'esprit naturalisé – donc de l'esprit dans une certaine forme, ce qui est tout autre chose.

Cette différence essentielle est encore parfois « oubliée » dans les devoirs, ce qui entraîne de fâcheuses méprises.

C'est cette même différence que certains Européens mirent du temps à comprendre et à reconnaître, lorsqu'ils entrèrent en contact avec certains peuples d'Afrique ou d'Amérique : ils doutèrent parfois d'avoir affaire à de « vrais hommes », et crurent parfois avoir affaire plutôt à des quasi-animaux, parce qu'ils distinguaient mal ces deux choses : l'esprit dans une forme devenue « naturelle », et la nature stricto sensu c'est-à-dire l'absence d'esprit.

Remarque 2 : je dis bien « parfois », car il est faux que cela ait toujours été le cas, comme on l'entend souvent affirmer. C'est ce que montre l'exemple de la célèbre Controverse de Valladolid : contrairement à ce que prétend une légende tenace, alimentée par des discours ou des films déformant la réalité, cette controverse n'avait aucunement pour objet de savoir si les « Indiens » d'Amérique centrale ou du sud étaient des êtres humains, comme s'il y avait eu un doute à ce sujet. En vérité tous les protagonistes de cette discussion, y compris Sépulveda, les considéraient comme humains (ainsi que suffit à le prouver le fait qu'ils souhaitaient les convertir au christianisme : on ne baptise pas des animaux !) ; tout le débat portait justement sur la façon dont il fallait s'y prendre pour les traiter humainement, sur les limites à se fixer dans la domination exercée sur eux, étant donné et étant admis qu'il s'agissait d'êtres humains. – Tel était le souci et l'intention de Charles Quint qui en ordonna la tenue.

Où l'on voit, au passage, comment la légende se substitue à l'histoire, dès que l'idéologie s'en mêle...

D'autre part, ce qui, se détachant sur le fond de cette pseudo-nature et le dépassant, modifie de façon significative la conception de l'existence, la perception et la compréhension de l'esprit par lui-même. L'événement historique marque un « avant » et un « après », non pas de façon seulement linéaire et horizontale (comme c'est le cas dans le temps naturel), mais de façon plus radicale, en instaurant une coupure avec l' « avant » dans son ensemble, en inaugurant une nouvelle façon de penser, sentir, agir, etc. Il peut y avoir à cet égard plusieurs degrés : un événement peut « bousculer » plus ou moins profondément un ordre des choses établi ; plus c'est la conception fondamentale des choses, de l'essence de l'homme, du sens de l'existence qui est affecté, modifié, plus le changement va affecter en profondeur l'ensemble des aspects de la vie humaine, et plus il va entraîner la naissance de ce que l'on peut appeler un nouveau monde. Par exemple, on peut considérer que c'est le cas de la Révolution française (quelque jugement que l'on puisse avoir sur elle par ailleurs), car elle a incontestablement bouleversé en profondeur le monde antérieur dans la totalité de ses aspects. – C'est là le sens premier de la notion d'époque : cf. grec épochè, qui signifie « suspension », « détachement », « isolement » par rapport au reste ; ce qui fait époque, c'est ce qui vient briser le déroulement paisible du temps selon une logique établie, ce qui se détache nettement de l'ordre antérieur des choses. Ce sera aussi le sens de la notion de « monde » (Welt) chez Hegel, qui, dans sa philosophie de l'histoire, distingue quatre grands moments : le monde oriental, le monde grec, le monde romain, et le monde germanique, chacun incarnant un esprit global, une conception fondamentale de l'existence (NB : peu importe, ici, ce que l'on peut penser de la pertinence de cette subdivision : il s'agit simplement d'un exemple illustrant la notion d'époque historique).

 

 

3. Types de réalité historique et types de discours : mythe et histoire

A l'historicité du premier genre, immédiate et figée, correspondent la pensée et le discours du mythe. Le sens, la signification, l'au-delà du naturel sont reportés en-dehors du monde empirique, temporel ; dans le mythe sont représentés des êtres et des actes que personne n'a jamais effectivement vus, et surtout, que personne n'aurait pu voir, car en réalité ils ne prennent pas place dans le temps, même si leur narration donne l'impression contraire. Le mythe de Prométhée, par exemple, décrit certes une suite d'actions (Épiméthée distribuant les dons et laissant les hommes dépourvus, puis Prométhée intervenant pour remédier à cette carence, etc.), et en ce sens le mythe comporte bien la dimension du devenir ; mais l'ensemble de ces « événements », pris en lui-même, est « hors du temps », en ce sens qu'il n'est pas situé dans un passé qu'il serait possible de dater, et qui aurait pu avoir des témoins. Le mythe ne se trouve nulle part dans la chaîne des événements empiriques, l'élément dans lequel il se situe est celui de l'intemporel. Et pourtant le mythe n'est pas une simple fiction. Il ne se présente pas comme quelque chose d'inventé, comme une histoire imaginée, même pleine de sens et d'enseignement (contrairement au conte par exemple) – et d'ailleurs il est significatif que les mythes n'ont pas d'auteurs identifiables. Ce qu'il dit est présenté par lui comme « réel », effectif, et cela à juste raison : car il dévoile ce qui est conçu comme les aspects les plus essentiels et les plus profonds de l'homme et de l'existence humaine, il montre ce qui est considéré comme constitutif de l'essence humaine. Mais ce contenu essentiel, il ne le montre qu'en le voilant, car il expose le sens, la signification (qui sont de l'ordre de l'idée, de la pensée, et n'ont pas de réalité empirique) sous forme de faits, d'actions, résultant de décisions prises par certains personnages. Ces actes et ces faits ne peuvent pas être exposés comme des fictions, puisque c'est par eux seulement que vient à la conscience un sens, qui, lui, n'a rien de fictif ; aux yeux de l'homme qui y croit, il ne représente pas un aspect de l'essence humaine (par exemple la « nudité ontologique » de l'homme dans le mythe de Prométhée), il l'explique et le justifie. En un mot, il présente du non-empirique sous une forme elle-même empirique, de l'intemporel sous une forme temporalisée, et se tient ainsi dans un étrange entre-deux, entre réalité du sens et réalité factuelle. – Par là, ce qui fait le sens de l'existence, ce qui fait l'humanité de l'homme et la mondanéité du monde, tout cela est placé hors du monde et du temps, aussi hors du pouvoir et de la responsabilité de l'homme, et figé une fois pour toutes.

Au contraire, l'histoire comme devenir conscient et volontaire, où l'esprit ne se fige pas en « seconde nature » mais s'en extrait, appelle l'histoire comme discours, le discours lui-même vraiment historique. Ce discours expose et analyse des événements qui ne sont pas les résultats d'un destin irrévocable, ni de simples circonstances accidentelles, mais découlent de décisions humaines. L'esprit de l'homme se représente sa propre activité et se voit lui-même à l’œuvre dans la réalité empirique spatiale et temporelle, ayant conscience d'être lui-même la source de cette activité. Il se représente son activité comme sienne (non comme l'effet d'un ordre existant hors de lui), la décrit et la comprend comme ensemble d'événements empiriques, que l'on peut situer dans le monde (datation, localisation), dont on peut témoigner, qui ont des auteurs identifiables, et qui ont en eux-mêmes un sens ; car ce qui arrive, ce qui est fait par les hommes, met en jeuune certaine conception de l'existence, des relations humaines, de ce qui est vrai, bien, etc. Ce sens n'est pas figé et en repos au-delà de la volonté des hommes, s'imposant de l'extérieur à ces derniers, comme dans le mythe, mais l'homme a à l'assumer, le faire vivre, s'élever vers lui. Par leurs actes les hommes donnent plus ou moins réalité à l'essence de l'homme, ils sont les sujets de ce qui a lieu. Aussi l'homme accorde-t-il de l'importance et de l'intérêt aux événements empiriques, à la mesure de leur impact sur l'essentiel : dans la masse des événements, il prélève et détache le plus significatif, le plus essentiel, l'isole du banal et du machinal, le signale et le retient comme digne d'attention et, ce faisant, le conserve – il écrit ainsi une histoire. D'où cette thèse de Hegel, selon laquelle l'histoire comme discours (produit par des historiens) ne peut naître que dans un peuple qui est lui-même « historique », c'est-à-dire libéré des mythes et de la temporalité répétitive qui va avec ; à l'inverse, les peuples chez qui l'esprit existe sous la forme d'une « seconde nature » figée n'écrivent pas de discours historiques, n'engendrent pas d'historiens.

On peut donc résumer la différence entre mythe et histoire en disant que dans la seconde, et contrairement au premier, l'intemporel n'est plus un « au-delà » figé, avec lequel les hommes seraient dans un rapport extérieur, mais il se trouve mis en jeu dans l'existence des hommes qui se conçoivent comme des sujets.

Deux exemples parmi les tout premiers fondateurs de l'histoire comme discipline ou comme discours :

Hérodote (480 av.J.C. – 425 av.J.C.) retraçant dans son Enquête (ce titre est significatif à lui seul : il montre bien la rupture avec le discours mythique ou légendaire) le développement de l'empire perse, sa rencontre avec le monde égyptien et, surtout, avec le monde grec, le conflit avec ce dernier (« guerres médiques ») : il ne s'agit pas là d'un simple conflit entre deux clans ou tribus ayant des intérêts divergents – ce qui, sans jeu de mots, n'aurait pas grand intérêt –, mais du heurt entre deux conceptions fondamentales du monde, de la personne, du droit, etc., qui a donc une signification de portée universelle.

Thucydide (465 av.J.C. – env. 400 av.J.C.) exposant dans La guerre du Péloponnèse la genèse et le développement de la guerre entre les Grecs cette fois (Sparte et Athènes), « guerre du Péloponnèse » : il s'agit, davantage que d'une rivalité entre deux cités, du sort de l'esprit grec lui-même, celui-ci se déchirant pour ainsi dire de l'intérieur, et de la perte définitive de souveraineté pour celle des deux cités qui avait porté cet esprit à son plus haut point d'accomplissement (Athènes, qui après la brève domination de Sparte subira celle, plus durable, de la Macédoine, et quelque temps plus tard celle, bien plus durable encore, de Rome). La défaite d'Athènes est le début de la sortie de la Grèce « hors de l'histoire » – en ce sens que, à partir de ce moment, elle ne jouera plus aucun rôle historique déterminant. Et là encore, à travers le destin particulier d'une petite communauté d'hommes se joue la prévalence d'une conception de l'universel.

Cela conduit à faire quelques remarques importantes à propos du travail de l'historien.

 

 

 

4. Le sens du travail de l'historien

De même que l'artiste extrait, dans la masse immense des réalités empiriques, certaines d'entre elles, les « isole » du reste, les « purifie » de leurs aspects accidentels, et les offre à la visibilité comme des manifestations d'un contenu essentiel, « intemporel » (le peintre qui représente tel personnage ou tel événement, le dramaturge qui met en scène telle situation, telles relations humaines, etc.), de même l'historien s'emploie à exposer non pas tout ce qui a lieu, mais ce qui peut et doit en être retenu, autrement dit ce qui a un sens allant au-delà de la personnalité des individus empiriques, ce qui est significatif pour l'esprit en général; un travail historique suppose le discernement de l'universel au travers du particulier multiforme, la conscience que tout ce qui arrive n'a pas la même portée, la même importance. Il y a donc choix, sélection, décision de laisser une foule de choses s'abîmer définitivement dans l'oubli, et « interprétation » du sens de ce qui est arrivé, des événements. Cela, il est vrai, expose au risque de l'arbitraire et de l'erreur (retenir comme essentiel ce qui ne l'est pas vraiment, laisser perdre ce qui l'est). Mais attention : tout comme pour l'artiste, il serait bien rapide d'en déduire que l'historien est nécessairement condamné à la « subjectivité » et à l'arbitraire. Dans les deux cas doit être posée la question de savoir si, oui ou non, certaines choses sont plus essentielles, plus véritables que d'autres, et si l'homme a la capacité de les discerner.

On appelle historicisme, ou relativisme historique, la thèse qui consiste à penser que tout est historique, y compris les principes à partir desquels on peut lire et juger l'histoire. C'est la fameuse idée selon laquelle un historien ne peut voir les choses qu'au travers de l'esprit de sa propre époque (exactement comme le type dans son train évoqué par Lévi-Strauss à propos de l' « ethnocentrisme ») ; par conséquent aussi, l'idée qu'il n'y a pas de vérité en soi, pas de principes intemporels, que toutes les pensées, croyances etc. ne sont que reflets et des composantes d'une certaine époque, et donc particulières, contingentes, variables. Comme on le voit, il s'agit d'un cas particulier du relativisme, c'est le relativisme appliqué à l'histoire. C'est pourquoi cette position s'expose aux mêmes contradictions que le relativisme en général. Léo Strauss consacre le premier chapitre de son ouvrage Droit naturel et histoire à l'exposé et à la critique de ce point de vue. En voici quelques extraits :

 

« Quant à la recherche historique, elle est clairement insuffisante à fonder la thèse historiciste. L'histoire nous enseigne que telle ou telle conception a été rejetée au profit de telle autre par tout le monde, ou par les individus compétents, ou peut-être même simplement par les plus vociférants : elle ne nous dit pas si le changement était justifié, ou si la conception abandonnée méritait de l'être (…) Pour que la thèse historiciste ait quelque solidité, elle devrait s'appuyer non pas sur l'histoire, mais sur une analyse philosophique qui prouverait que toute pensée humaine dépend en dernier ressort d'un hasard obscur et fluctuant et non pas de principes évidents accessibles à l'homme en tant que tel (…) [Or non seulement l'historicisme ne fournit nullement une telle preuve, mais, même s'il y parvenait, cela reviendrait à affirmer une vérité universelle] : De fait, l'historicisme se targue d'avoir mis à nu une vérité permanente, valable pour toute pensée, toute époque (…) L'historicisme porte [donc] en soi une contradiction interne, il est absurde. Nous ne pouvons concevoir le caractère historique de « toute » pensée (…) sans transcender l'histoire, sans appréhender quelque chose de trans-historique  ».

Léo Strauss

Si le travail de l'historien n'est pas condamné à l'arbitraire, peut-il pour autant prétendre être scientifique ? Dans quelle mesure l'histoire (comme discipline) doit-elle être distinguée des sciences de la nature ? Réponse : dans la mesure même où l'esprit, donc l'être humain, est conçu comme étant distinct de l'être naturel.

 

Remarque : de façon générale, il y a entre les disciplines le même genre de différence qu'entre les objets dont elles s'occupent respectivement. Donc, de manière générale et simple : plus l'homme est conçu comme n'étant pas radicalement différent de l'être naturel (→ différence de degré), moins les disciplines qui étudient l'homme (en l'occurrence, l'histoire) différeront radicalement de celles qui étudient la nature ; et inversement. Ce qui signifie que les disciplines étudiant l'homme ne peuvent se rapprocher des « vraies sciences » au sens moderne, ie des sciences de la nature, qu'en réduisant l'homme le plus possible à sa dimension naturelle.

Ainsi par exemple, il n'est pas étonnant que Marx prétende élaborer une connaissance « scientifique » de l'histoire, puisque chez ce penseur l'homme n'est pas différent des êtres naturels en son essence même ; on reviendra rapidement sur ce point dans le dernier § de ce cours.

Si en revanche l'homme est conçu comme abritant une dimension radicalement non-naturelle, autrement dit, si son statut de sujet n'est pas une simple apparence ou une simple « superstructure », alors la connaissance dont il s'agit à son sujet, en l'occurrence la connaissance de l'histoire, ne pourra pas être « scientifique » en ce sens. Dans ce cas en effet, les actes et les pensées des hommes ne sont pas déterminés par autre chose ; il ne s'agit donc plus de découvrir des causes déterminant des faits, pas même sous une forme psychologique, mais de dégager un sens, de voir comment les pensées des hommes se manifestent et s'incarnent en événements, institutions, etc.

On tente parfois d'exprimer cette idée de saisie du sens par le terme de « compréhension » (distingué de l'« explication »). C'est en général à M. Weber que l'on attribue la paternité de cette notion (cf. en particulier Économie et société mais aussi L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme). Mais quant au contenu que Weber lui donne, cette notion est lourde de difficultés et d'imprécisions, comme l'ont indiqué par exemple Léo Strauss (Droit naturel et histoire, chap.II), R. Aron (La sociologie allemande contemporaine) ou encore P. Ricoeur dans un intéressant article (Expliquer et comprendre, sur quelques connexions remarquables entre la théorie du texte, la théorie de l'action et la théorie de l'histoire [https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1977_num_75_25_5924 ]). Le problème est que le « sens » cherché par Weber, et qui serait à « comprendre », est de l'ordre de l'intention subjective, des « motivations » animant ou ayant animé les sujets agissants ; il n'y a pas chez cet auteur de véritable universalité du sens, pas de sens qui « transcenderait » (comme dirait Léo Strauss) la société ou l'histoire, pas de vrai ou de bien en soi (donc pas non plus de droit naturel au sens que on l'a vu chez ce même Strauss). Du coup, « comprendre » ne peut pas s'effectuer à la lumière d'idées universelles, et ne doit donc pas signifier « juger » – tout jugement supposant, en effet, de telles idées (ce que Weber appelle les « valeurs »). Tout au plus pourra-t-on prendre, comme critères, les valeurs (morales, religieuses, philosophiques) en vigueur dans telle société, telle époque, telle civilisation ; ainsi seul un « sens » relatif et particulier pourra être dégagé.

Pour qu'un sens à la fois irréductible à la causalité naturelle et cependant universel, puisse être cherché, discerné et exposé, il faut admettre un au-delà de l'histoire, ie que l'histoire ne peut être véritablement comprise qu'à la lumière d'idées et de principes dont la vérité est indépendante des lieux et des temps – ce que Weber refuse. En somme, comme le laissait entendre Léo Strauss dans l'extrait cité supra, on ne peut réellement comprendre l'histoire que si l'on admet que tout n'est pas historique : le sens présent dans l'histoire n'est pas produit par celle-ci, il dépend du rapport que les hommes entretiennent, dans le temps, avec ce qui ne dépend pas du temps.

 

 

 

5. L'historique et le politique

Parce que ce qui est historique au sens plein du terme (cf. 2e sens supra) est ce qui forme une totalité de signification, une conception fondamentale du monde, de l'homme, etc., l'histoire porte sur des collectivités humaines : pays, États, civilisations. Si elle s'arrête sur certains individus, c'est dans la mesure où ceux-ci, précisément, incarnent quelque chose qui les dépasse (ainsi dans les exemples précédemment cités : Thémistocle, Périclès, César...). C'est pourquoi Hegel considère que c'est l’État qui est le véritable « individu » historique ; c'est lui qui forme précisément une totalité, l'esprit se posant dans la réalité empirique comme un universel par-delà les particularités des individus singuliers, et cela tout spécialement en tant que source et garant de lois. La loi, en effet, dit le juste et l'injuste, place ce qui doit être au-dessus des intérêts, envies, etc. individuels ; elle énonce ce qui est vu et compris comme l'universel, et fonde ainsi le monde comme radicalement distinct de la nature.

En ce sens, l'histoire est, directement ou indirectement, l'histoire des États – ou d'ensemble d’États formant une « civilisation » ; et comme les États n'existent que les uns par rapport aux autres, l'histoire est aussi l'histoire de leurs relations, bien souvent conflictuelles.

 

Remarque : Les peuples qui n'ont pas vraiment d'histoire seraient donc aussi ceux qui n'ont pas vraiment d’État, mais sont structurés en clans, tribus, etc., selon le principe de la coutume ancestrale demeurant figée ; inversement, c'est à partir du moment où apparaissent des États, des institutions politiques, que commencerait l'histoire, au double sens de 1) une historicité dépassant le règne figé et répétitif de la coutume et des rites, et 2) un discours rationnel affranchi des mythes, portant sur des événements conçus comme résultant de volontés humaines.

Toutefois à cet égard, le peuple juif semble constituer une exception, au moins jusqu'à un certain point. D'un côté, en effet, il a une histoire commencée bien avant de devenir une entité politique (un royaume, un État) ; très tôt, alors même qu'il n'existait que sous formes de tribus, ce peuple a vécu des événements brisant la simple répétition des coutumes ancestrales, et il en a gardé mémoire – mémoire d'événements (ayant eu lieu à tel moment, dans telles circonstances, du fait de telles personnes), et non simple conservation d'habitudes, ni simple répétition de mythes fondateurs. Mais d'un autre côté, les événements en question concernent essentiellement ses rapports avec l'Absolu, et ont pour centre la réception d'une Loi, qui est tout à la fois de nature morale et politique. – Faut-il en conclure que le peuple juif n'a eu une histoire que dans la mesure où il formait déjà un embryon d’État, avec une Loi non-coutumière et un législateur identifiable, personnel (en l'occurrence Dieu) ? Ou est-ce plutôt le signe que le véritable acteur de l'histoire, au fond, n'est pas l’État, mais l'homme comme personne, individu (Abraham, Moïse, David, Salomon, etc.) dans sa relation avec un Absolu lui-même personnel, sujet (cf. sur ce point le cours sur la religion) ?

Même si l'on admet que « l'unité de base », à l'échelle de l'histoire, est bien l’État, le statut fondamental de celui-ci ne va pas de soi, et cela retentit sur le sens profond de la notion même d'histoire. La conception hégélienne de l’État repose sur une conception de l'esprit comme liberté, constituant un royaume, non pas séparé de la nature, mais autonome par rapport à elle (cf. à cet égard les nombreux textes et développements vus en cours à propos de cet auteur au fil des deux années). Il n'en va pas de même chez Marx (comme on a eu également l'occasion de le voir).

 

 

 

6. Quelques éléments sur les doctrines de Hegel et de Marx

Chez ces deux auteurs, l'histoire est vue comme un processus nécessaire, l'accomplissement progressif, dans le temps, de l'humanité de l'homme. Et dans les deux cas, est donc admise l'idée d'une fin de l'histoire, c'est-à-dire de l'accès à un état où, l'accomplissement ultime étant atteint, plus rien de véritablement nouveau ne peut encore apparaître. Mais l'essence de ce processus, son origine et sa fin ne sont évidemment pas les mêmes dans chacune de ces deux doctrines

.Chez Hegel, l'homme est l'être qui nie la nature, qui travaille, mais cet aspect négatif (au sens technique du terme !) est la conséquence du versant positif, qui est l'affirmation de soi de l'esprit. L'esprit est la réalité première et fondamentale, l'essence de l'homme, et c'est pour se réaliser qu'il en vient à nier son « autre », ce qui lui est différent et même opposé : la nature. En ce sens le travail, comme mode de rapport non-naturel à la nature, n'est pas quelque chose de premier, dont l'esprit proviendrait ensuite, mais au contraire ce qui provient de l'esprit, comme l'une de ses manifestations (« phénomènes »). Les besoins proprement spirituels, non-naturels, de l'homme, ne sont pas des effets ou des reflets des besoins naturels, mais sont premiers, essentiels, consistants en eux-mêmes ; ce sont eux qui sont les besoins réels (rappel : ce qui a été vu là-dessus à propos de la priorité fondamentale des exigences de l'esprit sur celles de la nature : lutte pour la reconnaissance, etc.).

Pour le dire simplement, l'histoire va donc être une élévation progressive de l'homme vers un absolu de l'esprit. Cet absolu est-il au-delà de l'humain et du monde, « transcendant » (ce qui le ferait correspondre à la « cité céleste » dont parle le christianisme [en particulier St Augustin, La cité de Dieu]) ? Ou s'agit-il d'une réalisation prenant place ici-bas, dans le monde humain ? Les discussions entre interprètes font rage ! La pensée de Hegel semble laisser ouvertes les deux interprétations.

Voici un extrait des Leçons sur la philosophie de l'histoire qui dessine à grands traits la conception de l'histoire de Hegel. Je l'ai entrecoupé de précisions, entre crochets et en bleu, pour faciliter la compréhension.

 

« On peut dire que l'histoire universelle est la présentation de l'Esprit dans son effort pour acquérir le savoir de ce qu'il est en soi. Les Orientaux ne savent pas que l'Esprit ou l'homme en tant que tel est en soi-même libre. Parce qu'ils ne le savent pas, ils ne le sont pas. Ils savent uniquement qu'un seul homme est libre. Mais une telle liberté n'est qu'arbitraire, barbarie, abrutissement de la passion ; même la douceur, la docilité des passion apparaît ici comme un accident naturel, comme quelque chose d'arbitraire. – Cet Unique n'est donc qu'un despote et non un homme libre, un homme tout court. [Hegel fait allusion ici aux civilisations chinoise, indienne, perse, égyptienne qui composent ce qu'il appelle « le monde oriental » ; l'idée que « un seul homme est libre » signifie que, selon lui, dans ces civilisations le libre-arbitre n'était pas conçu comme appartenant à tout homme en tant que tel, mais seulement au chef politico-religieux vu comme un être divin (par exemple le Pharaon en Égypte)]. La conscience de la liberté s'est levée d'abord chez les Grecs, c'est pourquoi ils furent libres. Mais les Grecs tout comme les Romains savaient seulement que quelques-uns sont libres, non l'homme en tant que tel. Cela, Platon et Aristote l'ignoraient ; c'est pourquoi non seulement les Grecs ont eu des esclaves (…) mais encore leur liberté elle-même fut une fleur périssable, bornée (…) [ici Hegel regroupe dans la même remarque le « monde grec » et le « monde romain » qui succèdent au « monde oriental » ; « quelques-uns sont libres » signifie que la liberté n'est plus réservée à un seul, mais sans être encore reconnue à tous (d'où l'esclavage, mais plus généralement le fait que tous les individus n'étaient pas reconnus comme des sujets à part entière : femmes, métèques, « barbares »...]. Ce sont les nations germaniques qui les premières sont arrivées, par le Christianisme, à la conscience que l'homme en tant qu'homme est libre, que la liberté spirituelle constitue vraiment sa nature propre (…) [cette fois il est reconnu que tous sont libres ; c'est ce que Hegel appelle le « monde germanique » qu'il identifie (un peu vite ?...) avec le monde chrétien ; en gros : les peuples européens issus de la chute de l'empire romain et, en partie, dominés par les « Germains »]. L'histoire universelle est le progrès de la conscience de la liberté ; c'est ce progrès et sa nécessité interne que nous avons à reconnaître ici ».

Hegel

Chez Marx, les besoins naturels sont premiers et déterminent l'ensemble de l'existence de l'homme ; cela, non pas de façon directe et immédiate, mais médiatement : parce que l'homme ne peut pas satisfaire ses besoins naturels naturellement, il développe des facultés et des besoins nouveaux, non-naturels, mais ceux-ci découlent des besoins naturels, viala nécessité de les satisfaire d'une façon elle-même non-naturelle.

C'est pourquoi chez cet auteur le moteur fondamental de l'histoire sera l'économie : la sphère des besoins et de leurs modes de satisfaction (production, répartition, etc.). Et « l'histoire de toute société jusqu'à nos jours est l'histoire de la lutte des classes » (première phrase du premier chapitre du Manifeste du Parti communiste). L’État, quant à lui, ne sera que l'effet et le reflet de cette sphère primordiale : ce sera, dit Marx, une « superstructure » (Le capital) ; ses lois ne feront que refléter, non pas ce qui est bien ou juste en soi, mais ce qui correspond aux intérêts de la classe dominante. Bref : le politique est un reflet de l'économique, il n'a pas de vérité ni de consistance en lui-même – et par conséquent, pas non plus d'histoire propre (tout comme les pensées et croyances, et pour la même raison ; cf. extrait vu l'an dernier de L'idéologie allemande).

Ayant un tel moteur et un tel contenu, l'histoire est vue comme un processus déterminé, nécessaire – Marx va jusqu'à dire qu'il se déroule « avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature » (Le capital, I, II), qui débouchera immanquablement sur la « société sans classe », donc sans aliénation, mais du même coup sans histoire (puisque c'est la lutte des classes qui est le moteur de l'histoire, quand cette lutte prend fin, l'histoire s'arrête).

Du coup, chez Marx l'homme reste dans une différence relative et ambiguë par rapport à la nature, à la fois non-immergé en elle (il la nie) et non-détaché d'elle (tout ce qu'il pense et fait trouve sa source dans son rapport à elle). – La fin de l'histoire est empreinte de la même ambiguïté ; ce sera le règne d'une pleine satisfaction de l'homme, enfin libéré de ses aliénations, mais le sens et le contenu de cette satisfaction restent problématiques : l'esprit n'ayant aucune consistance ni aucune réalité propres, dans quelle mesure l'accomplissement de l'homme différera-t-il vraiment de la satiété naturelle ?

 

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L'art

 

Distinguer le sens large et le sens restreint de la notion.
Au sens large et étymologique du terme, art → artifice, artisanat, technique → tout ce qui est non naturel relève de l'art.
Au sens restreint (le plus répandu dans l'usage courant), art → artistique, beaux-arts; il s'agit alors d' un certain domaine du non naturel, une certaine manière, pour l'esprit, d'utiliser la nature et de se réaliser lui-même.

  

 

A/ L’œuvre en elle-même

 

1. La nature du contenu

 

Texte de Hannah Arendt, La crise de la culture

 

« Potentiellement immortelle », l’œuvre d'art est à distinguer de tous les autres types d'objets « mondains » (non naturels). Est présent en elle un contenu intemporel et intelligible, irréductible aux particularités dont elle est constituée : celles de l'artiste, de l'époque, de la société, etc. L’œuvre traverse les temps dans la mesure où son essence consiste dans la manifestation de contenus qui n'en dépendent pas totalement.

 

Ici se tient ce qu'on peut considérer comme le cœur de la conception classique de l’œuvre, dont les grands représentants sont Aristote (Poétique), Kant (Critique de la faculté de juger), Hegel (Esthétique) – mais aussi Heidegger (L'origine de l’œuvre d'art).

 

Cette conception s'oppose a) à la vision de l’œuvre comme symptôme , ie comme fruit de la sublimationde désirs (Freud, voir texte de l'an dernier sur cette dernière notion) ou moyen de servir un intérêt (Marx, Idéologie allemande). L'idée centrale à retenir, dans ces doctrines, est que l’œuvre n'est pas la manifestation, par l'homme d'un contenu spirituel / intelligible indépendant de lui (« transcendant »), mais une manifestation de l'homme lui-même, avec ses particularités propres.

 

[Remarque : si ces particularités sont celles de l'homme en général, de l'homme comme tel, il y a alors une certaine universalité du contenu ; mais toutefois il reste que, dans l’œuvre et par elle, l'homme n'a affaire qu'à lui-même seulement, ce n'est jamais autre chose que lui-même qu'il contemple].

 

La conception classique s'oppose aussi b) à la vision franchement contemporaine de l'art, qui se situe dans le prolongement des doctrines venant d'être citées, mais qui tendent à voir dans l’œuvre une manifestation du libre-arbitre individuel, une expression de la subjectivité de l'artiste.

 

Dans les perspectives non-classiques, interpréterl’œuvre signifie : la reconduire au fondement psychologique (Freud), socio-économique (Marx), historique, etc. dont elle est issue. Mais selon la conception classique, le cœur de l’œuvre réside dans ce qui reste précisément irréductible à tout cela. « Interpréter » prend alors un tout autre sens : cf.p.ex. extrait de Heidegger, L'origine de l’œuvre d'art, commentaire d'un tableau de Van Gogh. L' « interprétation » ne consiste pas ici à donner un sens à l’œuvre (comme si en elle-même elle n'en avait pas), ni à ramener l’œuvre à autre chose qu'elle, mais à entrer en elle, en faisant d'elle le tout qu'il s'agit de voir ; manifestation de l'universel présent en elle au travers du particulier : le travail et la mort (intemporels) / telles chaussures de paysanne (de telle époque, telle région, etc.). Au lieu de projeter sur l’œuvre une lumière extérieure, on laisse la lumière monter de l’œuvre elle-même. Ici Heidegger « interprète » le tableau un peu comme un violoniste « interprète » une sonate de Beethoven par exemple : il lui donne vie en le laissant se manifester.

 

Source et but de sa propre visibilité, l’œuvre est alors à envisager comme une fin en soi et n'a pas de prix.

 

 

2. L'interpénétration du sensible et de l'intelligible

 

Mais, tout en étant irréductible à la dimension matérielle, sensible, au travers de laquelle il apparaît, le contenu intelligible n'est cependant pas séparable de celle-ci. Il ne se présente pas comme un concept, qui pourrait être saisi en laissant de côté le support sensible. Définition kantienne du beau : ce qui plaît universellement sans concept(Critique de la faculté de juger, §9). Impossible d'extraire un pur discours qui, recueillant le « sens » de l’œuvre à l'état « pur », pourrait alors tenir lieu de l’œuvre. Cf. texte de Heidegger : il ne remplace pas l’œuvre, mais au contraire conduit vers elle, précisément en se proposant comme un discours non conceptuel : dans l’œuvre, l'intelligible est à éprouver et à «sentir», non à comprendre intellectuellement.

 

[Remarque : petite expérience que chacun a peut-être déjà vécue : quand on essaie de parler à quelqu'un d'une œuvre d'art que l'on a vue ou entendue (un tableau, un morceau de musique), on s'aperçoit très vite que, par le discours, il est impossible de transmettre le contenu de l’œuvre, et que le seul moyen d'y accéder est de se mettre directement et personnellement en présence de l’œuvre, comme si le « sens » de l’œuvre était impossible à détacher de celle-ci. Par le discours, on peut seulement inciter à aller voir l’œuvre, non offrir un équivalent de son contenu (c'est ce que fait Heidegger dans l'exemple cité)].

 

Autrement dit, dans l’œuvre d'art l'intelligible et le sensible sont dans une unité indissociable ; c'est ce qui distingue l’œuvre d'art du langage(où les deux dimensions restent séparables, le sensible étant rejeté et seul le sens étant conservé – cf. cours sur cette notion) et la rapproche de l'être vivant (idem ; cf. Aristote, De anima, II 3-9 : l'âme du vivant est autre que le corps, mais n'existe qu'avec lui et en lui).

 

C'est pourquoi l’œuvre d'art, tout comme le vivant, paraît échapper nécessairement à toute pensée dualiste, qui maintiendrait l'intelligible et le sensible comme deux substances séparées (Descartes) ; tout comme le vivant lui-même, l’œuvre est pour ainsi dire une réfutation en acte du dualisme (cf. à cet égard Hegel dans son Esthétique).

 

Cette conception de l’œuvre comme ayant un cœur intelligible, une « âme », une intériorité, s'oppose là encore à de nombreux aspects de l'art moderne, où l’œuvre tend à être revêtue extérieurement de son statut d’œuvre – par le geste, le regard, le discours – et dépend de l'extériorité, au lieu de se poser en un irréductible (et souverain) écart avec celle-ci. Ex : M.Duchamp, A.Warhol. – Du reste, dans la vision moderne/contemporaine de l'art, la notion même d’œuvre est mise en cause et souvent rejetée, au profit de l'idée de « performance » ou « d'installation », autrement dits de choses qui n'ont pas de consistance propre, qui ne se détachent pas vraiment ni de leur auteur, ni du cadre où elles sont placées. [Une remarque simple le confirme : il arrive que l'on retrouve, en faisant des fouilles archéologiques par exemple, des œuvres d'art anciennes (sculptures...) ; on les identifie aussitôt comme des œuvres d'art parce qu'elles portent en elles-même, sur elles-mêmes, leur dignité d’œuvre d'art. Mais imaginons que, dans plusieurs siècles, nos descendants retrouvent, en faisant des fouilles, l'urinoir ou le porte-bouteilles de Duchamp : il leur serait impossible de se douter qu'à une certaine époque ces objets étaient tenus pour des œuvres d'art ! Car ce qui les parait de cette dignité était un ensemble de choses extérieures à eux (position dans l'espace, regards, discours...), et une fois ces choses disparues, tout ce qui faisait d'eux des œuvres d'art a disparu également : nos archéologues du futur penseraient (à juste raison) être en présence d'objets n'ayant rien à voir avec l'art...]

 

 

 

B/ La production de l’œuvre d'art (le travail de l'artiste)

 

Ce point est à déduire à partir du précédent, ie à partir de l'essence de l’œuvre : en effet, le sens et la nature de la « production » dépendent directement de la nature de ce qui est produit. On s'attend donc à ce que, là aussi, il y ait une profonde différence entre les conceptions classique et contemporaine.

 

Si l’œuvre est présence d'un intelligible universel qui « transcende » l'homme, ses particularités et sa subjectivité, alors le travail qui consiste à réaliser l’œuvre a le sens d'un service, d'une mise en retrait de soi comme individu particulier, ou plus précisément d'une utilisation de ces particularités individuelles comme de moyens de l'apparition de l'universel.

 

En raison de l'unité indissoluble du sensible et de l'intelligible dans l’œuvre, ce service ne peut consister à appliquer à une matière une idée ou un concept préalablement pensé, autrement dit à fabriquer. Il faut donc tenter de reconnaître une façon absolument spécifique de « faire être », ou de « donner naissance », quand il s'agit d’œuvre d'art ; aussi différente est l’œuvre d'un objet quelconque, aussi différente est la façon dont elle vient à exister.

 

Texte de Alain, Système des Beaux-Arts : l'artiste et l'artisan, création et fabrication. Création artistique : intelligible et sensible croissent et deviennent ensemble, dans le même mouvement ; croissance d'un tout qui a son principe en lui-même, comparable à la croissance d'un être vivant. Ainsi l'artiste est « lui-même spectateur de son œuvre en train de naître ». Il en est l'assistant, au deux sens du terme ; il ne fait pas l’œuvre, mais l'aide à se faire. Son action est comparable à celle d'un jardinier : un cultus au sens originel du terme (soin attentif pour ce qui a son propre principe en soi-même).

 

L’œuvre n'est pas possible avant d'être réelle, n'est pas l'effet d'une cause. Même si, dans ce texte, Alain n'emploie pas le mot, c'est la notion de création qui s'impose ici (à distinguer soigneusement, par conséquent, de la simple fabrication ; comme je l'ai signalé en cours, Sartre, par exemple, confond complètement les deux au début de son L'existentialisme est un humanisme). Créer signifie en effet littéralement : faire advenir à partir de rien (ex nihilo), même si le sens n'atteint pas ici la radicalité qu'il aura dans le contexte religieux. L'idée centrale est : au lieu de produire un être qui sera entièrement le résultat d'une intervention extérieure, qui ne sera donc rien de plus que ce que l'extérieur aura fait de lui (autrement dit une chose), il s'agit de donner lieu à un être ayant sa vie intérieure propre, distincte et libre par rapport à ce dont elle provient. Dans la création, comme le dit Claude Bruaire (L'être et l'esprit, Paris, PUF, 1983), l'être qui advient est donné à lui-même ; autrement dit il ne s'agit pas de produire une chose, mais de faire naître une source.

 

C'est pourquoi la capacité de créer n'est pas transmissible : ce n'est ni l'application d'une technique, ni une découverte de ce qui, sous forme de concept ou de loi, était déjà là ; texte de Kant, Critique de la faculté de juger, §47 (comparaison Newton / poète Wieland).

 

Ainsi un pouvoir inséparable de l'artiste donne naissance à une âme inséparable de l’œuvre.

 

Il en va tout autrement selon la vision moderne/contemporaine, qui rejette la notion de création, ou plutôt qui, tout en conservant le mot (les artistes modernes se qualifient très volontiers de « créateurs »), transforme complètement son sens. En effet, le « créateur » moderne ne manifeste pas sa puissance de création en donnant naissance à quelque chose pourvu d'une âme, qui existera après lui, rayonnera sans lui, mais en décrétant, par la toute-puissance de son pur libre-arbitre, que telle ou telle chose doit désormais être vue comme « artistique » ; comme si les choses n'étaient rien en elles-mêmes, mais seulement ce que l'homme décide qu'elles sont. Cette toute-puissance arbitraire manifeste d'autant plus son pouvoir de décréter ce que les choses sont, qu'elle vient inverser l'ordre des valeurs communément admis : en accordant une dignité à ce qui, en soi-même, n'en a aucune (exemple : en proposant comme « objets artistiques » les choses les plus répugnantes, comme des excréments [la Merda d'artista de Piero Manzoni en 1961]), ou bien, inversement, en dégradant ce qui est considéré comme noble ou sacré (par exemple en blasphémant, salissant des objets ou symboles religieux). C'est pourquoi l'art contemporain se veut si souvent subversif et « choquant » : il croit que créer signifie donner arbitrairement un sens aux choses, plutôt que manifester humblement celui qu'elles ont en elles-mêmes.

 

D'où ce jugement proposé par J.-F.Mattéi dans La barbarie intérieure, essai sur l'immonde moderne : « Tout l'art plastique du XXe siècle peut être considéré en effet comme un processus exacerbé de subjectivisation au cours duquel l'atrophie de l’œuvre fait écho à l'hypertrophie du moi » (p.15).

 

 

 

C/ Le regard sur l’œuvre

 

Un des préjugés les plus invétérés à propos de l'art est que le jugement esthétique serait purement subjectif, particulier, variable, et cela de façon tout-à-fait légitime, comme si, dans ce domaine, tous les jugements se valaient ; comme si, par conséquent, là encore, la chose n'avait pas d'autre sens ni d'autre valeur que ceux que nous voulons bien lui attribuer. Or ce qui a été vu ci-dessus laisse déjà entrevoir que ce n'est pas si simple ; il est donc impératif de prendre ici, plus qu'ailleurs, du recul par rapport à l'opinion courante.

 

La question est : compte tenu de ce qu'est l'essence de l’œuvre (cf. ci-dessus, A/), que signifie être spectateur ? Quel genre de regard l’œuvre réclame-t-elle, pour être abordée d'une manière qui soit conforme à son essence ? De quel type de jugement peut-elle ou doit-elle faire l'objet ?

 

Avant même d'être jugée, et pour pouvoir l'être de manière appropriée, l’œuvre d'art appelle de la part du spectateur une certaine attitude, une façon de se tenir devant elle : celle de la contemplation, à distinguer en particulier de toute forme de consommation.

 

Contempler : laisser être la chose, se mettre en état de réceptivité, faire silence pour qu'elle seule se fasse entendre. S'absorber en elle.

 

Consommer : absorber la chose en soi, la forcer à se conformer à nos particularités, celles-ci n'étant pas remises en cause (jugées) mais au contraire instaurées en juges.

 

L'attitude de la contemplation exclut, ici, deux types de préoccupations : la volonté d'utiliser, et la volonté de comprendre (ie de ramener au concept). En effet, d'une part l’œuvre est à considérer comme une fin en soi, et non comme un moyen d'atteindre tel ou tel but situé ailleurs qu'en elle ; on ne peut donc la voir vraiment qu'en posant sur elle un regard désintéressé, attentif à la chose en elle-même et pour elle-même. En particulier, il faut admettre que l’œuvre peut et doit être détachée des conditions qui ont entouré sa venue au jour [différence avec l'art moderne là aussi], et donc qu'elle ne doit pas être réduite au rôle de simple document (psychologique, sociologique ou historique). D'autre part, puisque l'intelligible est présent en elle sous une forme non-conceptuelle, il ne s'agit pas d'en faire un objet de connaissance, comme si sa signification pouvait être isolée et formulée d'une manière théorique ; il s'agit encore moins de la regarder avec un œil "scientifique", qui laisserait forcément échapper l'essentiel : que resterait-il du tableau de Van Gogh (les souliers de paysanne) si on posait sur lui un regard de physicien ou de chimiste ? Cela ne signifie pas que le sens de l’œuvre est inaccessible, mais plutôt qu'il est inépuisable ; il y a sur ce point une analogie entre l’œuvre et une personne : on ne peut la "connaître" qu'en reconnaissant qu'il y a en elle plus que ce que l'on peut en saisir par l'étude, l'examen, le raisonnement, etc. (Attention toutefois : l’œuvre, contrairement à la personne, n'est pas un sujet au sens strict ; elle est contemplée, mais n'est pas elle-même "contemplante" ; intelligible, mais pas intelligente).

 

Remarque : Hegel, Esthétique, introduction, I p.94 : pour cette attitude, seuls deux sens peuvent et doivent intervenir : la vue et l'ouïe, « sens spirituels » : ils permettent d'entrer en relation tout en préservant la distance, donc de laisser la chose intacte, et de laisser s'exprimer une signification; ce qui n'est pas le cas des trois autres sens.

 

Pour l'ensemble de ces raisons, Kant voit dans l'attitude esthétique une sorte de préparation à l'attitude morale : elle nous apprend à considérer quelque chose indépendamment de notre intérêt, à nous laisser atteindre et guider par ce qui vaut en soi et par soi (Kant, Critique de la faculté de juger, §29 et §42.). En ce sens on retrouve ici la pertinence de l'analogie (et non de l'identification !) entre l’œuvre et une personne, signalée supra.

 

Plus généralement : rupture avec toute attitude visant à saisir un objet en l'inscrivant dans un horizon d'attente et d'accueil, y compris de manière « savante ». La rencontre avec l’œuvre ne consiste pas à l'accueillir chez soi, mais à entrer chez elle ; non à l'éclairer, mais à être éclairé par elle. Cf. à cet égard les réflexions de J.-L. Marion, dans Étant donné et dans De surcroît : l’œuvre fait partie des « phénomènes saturés », ie : ces choses qui apparaissent (étymologie de "phénomène"), et qui apparaissent comme irréductibles à ce que je peux en saisir, et comme étant eux-mêmes sources de leurs caractéristiques et de leur visibilité (à distinguer des « phénomènes communs », comme une chaise par ex : ils ne sont rien de plus que ce que je peux en voir – résultats et non pas sources).

 

Cela suppose que l'esprit n'est pas enfermé dans des structures déterminées, qu'il peut réformer sa manière fondamentale d'attendre et de recevoir (et non pas seulement troquer telle attente pour telle autre). Cette non-détermination de l'esprit se trouve chez Kant, dans l'idée que le beau concerne nos facultés intellectuelles comme telles, en général, indépendamment de tout concept particulier : devant l’œuvre l'esprit peut et doit retrouver la fluidité et la souplesse infinies qui sont les siennes, en amont de ses structures et usages déterminés (consommer, utiliser, connaître, etc.).

 

le jugement sur l’œuvre doit aussi peu refléter les particularités du spectateur, que l’œuvre elle-même ne reflète celles de l'artiste. L'art n'est pas le domaine où la subjectivité contingente peut se donner libre cours et invoquer un droit de juger comme bon lui semble (« chacun son goût »).

 

En effet le plaisir esthétique est indépendant des particularités de la sensibilité (ce qui le distingue de l'agrément : Kant, Critique de la faculté de juger, §7) et de tout usage déterminant de l'entendement ; c'est ce qui fait toute sa spécificité. Il est universel et désintéressé : se rapprochant en cela du plaisir moral, il ne découle pas de la satisfaction d'un intérêt, mais de l'aptitude à laisser tout intérêt de côté. – Il faut donc connaître la célèbre différence faite par Kant entre l'agréable et le beau(idem).
L'agréable est ce qui procure du plaisir ("plaît") à la sensibilité (par exemple un aliment, un son ou une couleur), il est donc variable et contingent selon les personnes : ce qui est agréable pour moi ne l'est pas forcément pour un autre, et en la matière aucun jugement n'est supérieur ni inférieur au jugement opposé. D'où le fameux principe « à chacun son goût », avec l'idée que dans ce domaine il n'y a aucune objectivité possible.
Mais tout cela cesse d'être vrai quand il s'agit du beau : car lui est de l'ordre de l'intelligible (et non du sensible), de l'universel (et non du particulier), et il procure du plaisir à l'esprit (et non à la sensibilité). Kant lui donne cette célèbre définition : "est beau ce qui plaît universellement sans concept". Kant ne veut pas dire par là que, en matière de beauté, il n'y a jamais de divergence entre les personnes dans leurs jugements, mais qu'
il ne devrait pas y en avoir : ce qui plaît à mon esprit n'a aucune raison de ne pas plaire à tous les autres, puisque ce plaisir n'a rien à voir avec mes particularités (physiques, psychologiques, etc.). Autrement dit : à propos du beau, tous les jugements ne se valent pas, et on ne peut plus dire « à chacun son goût » : ce serait rabaisser l’œuvre d'art au même niveau qu'un aliment ou une boisson !

 


NB : en en disant cela, Kant fait donc deux choses, à retenir :

 

Il attribue un domaine de légitimité au relativisme (= il n'y a pas de jugement objectif possible, donc tous les jugements se valent) : ce domaine est celui de la sensibilité, et le relativisme n'est légitime qu'à l'intérieur de lui.
Il conteste l'opinion courante voulant qu'en matière d'art et de beauté, il n'y a pas d' « objectivité » : il y en a bien une, même si elle n'est pas conceptuelle et donc pas démontrable (Critique de la faculté de juger, §33). Si quelqu'un juge que le Requiem de Mozart n'est pas beau, je ne peux pas lui prouver qu'il a tort, mais il a effectivement tort néanmoins !

 

Le jugement esthétique n'est donc pas une connaissance mais il n'est pas non plus une simple opinion ; il est – ou doit être – expression de ce qui fait de nous des sujets par delà les qualités particulières qui nous distinguent.

 

 

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