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 Platon, La République, livre VII

 

 (dialogue entre Socrate et Glaucon; Socrate parle le premier et Glaucon lui répond)

 

   « Maintenant, repris-je, représente-toi de la façon que voici l'état de notre nature relativement à l'instruction et à l'ignorance. Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine, en forme de caverne, ayant sur toute sa largeur une entrée ouverte à la lumière ; ces hommes sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou enchaînés, de sorte qu'ils ne peuvent bouger ni voir ailleurs que devant eux, la chaîne les empêchant de tourner la tête ; la lumière leur vient d'un feu allumé sur une hauteur, au loin derrière eux ; entre le feu et les prisonniers passe une route élevée : imagine que le long de cette route est construit un petit mur, pareil aux cloisons que les montreurs de marionnettes dressent devant eux, et au-dessus desquelles ils font voir leurs merveilles. 

-- Je vois cela, dit-il. 

Figure-toi maintenant le long de ce petit mur des hommes portant des objets de toute sorte, qui dépassent le mur, et des statuettes d'hommes et d'animaux, en pierre, en bois, et en toute espèce de matière ; naturellement, parmi ces porteurs, les uns parlent et les autres se taisent. 

-- Voilà, s'écria-t-il, un étrange tableau et d'étranges prisonniers. 

Ils nous ressemblent, répondis-je ; et d'abord, penses-tu que dans une telle situation ils aient jamais vu autre chose d'eux-mêmes et de leurs voisins que les ombres projetées par le feu sur la paroi de la caverne qui leur fait face ? 

-- Et comment ? observa-t-il, s'ils sont forcés de rester la tête immobile durant toute leur vie ? 

Et pour les objets qui défilent, n'en est-il pas de même ? 

-- Sans contredit. 

Si donc ils pouvaient s'entretenir ensemble ne penses-tu pas qu'ils prendraient pour des objets réels les ombres qu'ils verraient ? 

-- Il y a nécessité. 

Et si la paroi du fond de la prison avait un écho, chaque fois que l'un des porteurs parlerait, croiraient-ils entendre autre chose que l'ombre qui passerait devant eux ? 

-- Non, par Zeus, dit-il. 

Assurément, repris-je, de tels hommes n'attribueront de réalité qu'aux ombres des objets fabriqués. 

-- C'est de toute nécessité. 

Considère maintenant ce qui leur arrivera naturellement si on les délivre de leurs chaînes et qu'on les guérisse de leur ignorance. Qu'on détache l'un de ces prisonniers, qu'on le force à se dresser immédiatement, à tourner le cou, à marcher, à lever les yeux vers la lumière : en faisant tous ces mouvements il souffrira, et l'éblouissement l'empêchera de distinguer ces objets dont tout à l'heure il voyait les ombres. Que crois-tu donc qu'il répondra si quelqu'un lui vient dire qu'il n'a vu jusqu'alors de vains fantômes, mais qu'à présent, plus près de la réalité et tourné vers des objets plus réels, il voit plus juste ? Si, enfin, en lui montrant chacune des choses qui passent, on l'oblige, à force de questions, à dire ce que c'est ? Ne penses-tu pas qu'il sera embarrassé, et que les ombres qu'il voyait tout à l'heure lui paraîtront plus vraies que les objets qu'on lui montre maintenant ? 

-- Beaucoup plus vraies, répondit-il. 

Et si on le force à regarder la lumière elle-même, ses yeux n'en seront-ils pas blessés ? N'en fuira-t-il pas la vue pour retourner aux choses qu'il peut regarder, et ne croira-t-il pas que ces dernières sont réellement plus distinctes que celles qu'on lui montre ? 

-- Assurément. 

Et si, repris-je, on l'arrache de sa caverne par force, qu'on lui fasse gravir la montée rude et escarpée, et qu'on ne le lâche pas avant de l'avoir traîné jusqu'à la lumière du soleil, ne souffrira-t-il pas vivement, et ne se plaindra-t-il pas de ces violences ? Et lorsqu'il sera parvenu à la lumière, pourra-t-il, les yeux tout éblouis par son éclat, distinguer une seule de ces choses que maintenant nous appelons vraies ? 

-- Il ne le pourra pas, répondit-il ; du moins dès l'abord. 

Il aura, je pense, besoin d'habitude pour voir les objets de la région supérieure. D'abord ce seront les ombres qu'il distinguera le plus facilement, puis les images des hommes et des autres objets qui se reflètent dans les eaux, ensuite les objets eux-mêmes. Après cela, il pourra, affrontant la clarté des astres et de la lune, contempler plus facilement pendant la nuit les corps célestes et le ciel lui-même, que pendant le jour le soleil et sa lumière. 

-- Sans doute. 

A la fin, j'imagine, ce sera le soleil – non ses vaines images réfléchies dans les eaux ou en quelque autre endroit – mais le soleil lui-même à sa vraie place, qu'il pourra voir et contempler tel qu'il est. 

-- Nécessairement, dit-il. 

Après cela il en viendra à conclure au sujet du soleil, que c'est lui qui fait les saisons et les années, qui gouverne tout dans le monde visible, et qui, d'une certaine manière, est la cause de tout ce qu'il voyait avec ses compagnons dans la caverne. 

-- Évidemment, c'est à cette conclusion qu'il arrivera. 

Or donc, se souvenant de sa première demeure, de la sagesse qu'on y professe, et de ceux qui y furent ses compagnons de captivité, ne crois-tu pas qu'il se réjouira du changement et plaindra ces derniers ? 

-- Si, certes. 

Et s'ils se décernaient alors entre eux honneurs et louanges, s'ils avaient des récompenses pour celui qui saisissait de l’œil le plus vif le passage des ombres, qui se rappelait le mieux celles qui avaient coutume de venir les premières ou les dernières, ou de marcher ensemble, et qui par là était le plus habile à deviner leur apparition, penses-tu que notre homme fût jaloux de ces distinctions, et qu'il portât envie à ceux qui, parmi les prisonniers, sont honorés et puissants ? Ou bien, comme le héros d'Homère1, ne préférera-t-il pas mille fois n'être qu'un valet de charrue, au service d'un pauvre laboureur, et souffrir tout au monde plutôt que de revenir à ses anciennes illusions et de vivre comme il vivait ? 

-- Je suis de ton avis, dit-il ; il préférera tout souffrir plutôt que de vivre de cette façon-là. 

Imagine encore que cet homme redescende dans la caverne et aille s’asseoir à son ancienne place : n'aura-t-il pas les yeux aveuglés par les ténèbres en venant brusquement du plein soleil ? 

-- Assurément si, dit-il. 

Et s'il lui faut entrer de nouveau en compétition, pour juger ces ombres, avec les prisonniers qui n'ont point quitté leurs chaînes, dans le moment où sa vue est encore confuse et avant que ses yeux se soient remis (or l'accoutumance à l'obscurité demandera un temps assez long), n'apprêtera-t-il pas à rire à ses dépens, et ne diront-ils pas qu'étant allé là-haut il en est revenu avec la vue ruinée, de sorte que ce n'est même pas la peine d'essayer d'y monter ? Et si quelqu'un tente de les délier et de les conduire en haut, et qu'ils le puissent tenir en leurs mains et tuer, ne le tueront-ils pas ? 

-- Sans aucun doute, répondit-il. 

 

Platon, La République, VII, 514a – 517a, trad. R. Baccou, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, pp.273-275.  

1. Odyssée, XI, vers 489.

 

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Cours

Platon, Allégorie de la caverne

A lire en lien constant avec le texte de l'allégorie

 

 

I. La situation initiale

Le prisonnier dans sa caverne est dans l'illusion du savoir, c'est-à-dire dans l'ignorance de son ignorance. C'est le plus grand éloignement possible par rapport à la connaissance de la vérité.

Le prisonnier croit avoir des connaissances à propos de ce que sont le réel et le vrai,alors qu'il n'a que des opinions à propos d'apparences.

Comme l'a montré la fin du livre VI (qui précède immédiatement l'allégorie ouvrant le libre VII) à travers l'image de la « ligne », il y a une corrélation entre le mode de pensée et le genre d'objet :

L'opinion est la pensée immédiate, ne résultant d'aucune interrogation ni recherche ; « évidence » = ce qui « saute aux yeux », remplit et obstrue le regard.

L'objet de cette idée est lui-même un immédiat, non quelque chose de résultant qui serait issu d'un devenir, d'un processus. Les ombres et les échos ne sont pas perçus comme tels par le prisonnier, c'est-à-dire comme des résultats, mais comme des « choses qui sont », des immédiatetés.

Lien entre les deux, forme de pensée et objet pensé, type de regard et type d'objet regardé : l'immédiateté de l'objet, le fait qu'il soit pris comme un en soi détaché de tout lien (comme s'il se tenait dans l'existence par lui-même) impose l'immédiateté de la représentation, l'idée que l'on s'en fait a elle-même statut de vérité sous forme de chose. A la réalité faite de choses correspond la pensée sous forme d'opinions.

L'opinion est donc corrélative d'un type d'objet : le sensible (cf. ligne, fin du livre VI) ; ce qui est montré par les sens est nécessairement donné sur ce mode, comme un quelque chose qui est, de fait, et est ainsi. Mais inversement, c'est le type de regard qui confère à l'objet son immédiateté, l'isole (le coupe de ses médiations avec le reste) et lui attribue une consistance ontologique que, par lui-même, il n'a pas. Ce qui est en vérité effet et produit (les ombres et les échos) est figé en réalité indépendante, par ignorance des médiations dont il résulte.

En ce sens, le regard façonne l'objet autant et plus qu'il n'est façonné par lui. Si le sensible favorise l'adoption de l'opinion comme mode de pensée, il reste qu'il peut aussi être vu autrement. Inversement, un objet intelligible, qui par nature appelle un regard autre que celui de l'opinion, peut être néanmoins appréhendé sur ce mode. Par exemple : « connaître » le théorème de Pythagore « par cœur », sans être capable de reconstituer l'enchaînement des raisons qui le justifient, cela revient à le « chosifier », à l'« immédiatiser », et à avoir sur lui non pas une connaissance, mais seulement une opinion – une opinion qui est « vraie », mais qui n'est cependant qu'une opinion. Or la connaissance est encore autre chose qu'une simple opinion vraie.

Ce qui apparaît (phainomenon) n'apparaît qu'en fonction d'une capacité de réception ou « horizon d'attente », qui détermine à l'avance ce qui est visible ou non, possible ou non, désirable ou non.

L'idée d'« horizon » est celle d'un champ de vision, formant un tout, ayant une structure, et nécessairement une limite : par nature il exclut certaines choses, il les rend invisibles ou visibles seulement au prix de déformations et d'amputations : toutes celles qui, par nature, sont inaccessibles à notre regard tel qu'il est. Dans l'allégorie, les statuettes, le feu, etc. sont dans le dos des prisonniers, inaccessibles à leurs regards, parce que les prisonniers ont adopté une position qui leur rend impossible de les voir). L'horizon, comme tout clos hermétiquement, est donc semblable à une prison. Mais le prisonnier ne la voit pas comme telle, il ne sait pas qu'il est en prison : il ne peut pas avoir l'idée ni le désir d'en sortir. Davantage même : le prisonnier aime sa prison, il se sent très bien en elle ; pour lui elle est source de confort, de bien-être et de satisfaction, car il ne peut désirer rien d'autre que ce qu'elle est capable de lui fournir : il est comblé par elle.

Quant à ceux qui marchent au long du mur en portant les statuettes, leur situation est ambiguë. Savent-ils que, derrière le mur, il y a des hommes (les prisonniers) qui voient les ombres des objets qu'ils portent, et qui les prennent pour le réel ? Et donc, ces porteurs de statuettes sont-ils conscients qu'ils occupent une position de pouvoir, et qu'ils sont source de tromperie à l'égard d'autrui ? Dans la mesure où ils regardent et avancent droit devant eux, ne voyant ni ne cherchant les modèles réels de leurs statuettes, ils traitent eux-mêmes ces dernières comme des immédiatetés, et ils sont à cet égard dans la même situation fondamentale que les prisonniers ; ils s'apparentent donc à des ignorants qui en dominent d'autres sans le savoir, plutôt qu'à des savants qui utiliseraient leur savoir pour dominer des ignorants.

 

 

II. Nécessité d'une aide extérieure

Le prisonnier n'a pas, et ne peut pas avoir, de désir de sortir de la caverne. Il ne peut même pas soupçonner qu'il existe un « dehors » de la caverne. Par conséquent, s'il doit en sortir un jour, cela ne pourra se faire que si on vient le chercher, et qu'on le force à en sortir ; et certainement pas sous la forme d'une « évasion » effectuée par lui-même. Sa libération, c'est-à-dire sa sortie hors de la caverne, ne viendra pas satisfaire son désir, mais viendra au contraire le contrarier. Plus précisément, libérer le prisonnier signifiera : le contraindre à orienter différemment son désir, qui était jusqu'ici capté par (et captif de) ce que la caverne peut offrir. Répétons-le : La misère des prisonniers consiste justement dans le fait qu'ils ne désirent rien d'autre que ce que la caverne peut donner, et donc qu'ils aiment leur prison, ne se doutant même pas que c'en est une.

NB : il faut s'assurer que ceci est bien compris, car il y a de fréquents contresens sur ce point essentiel. C'est ne rien comprendre à l'allégorie de Platon, que de croire que le prisonnier pourrait s'échapper de la caverne par lui-même : il n'en a ni l'envie, ni la capacité.

Les prisonniers sont là « depuis toujours » : cela signifie que, fondamentalement, la situation première de l'homme n'est pas celle de la virginité, de la disponibilité, et du désir de la vérité, mais celle d'une orientation naturelle de leur désir et de leur intérêt vers des choses, et vers le genre de satisfaction que les choses peuvent procurer.

Aider le prisonnier, le libérer de ses chaînes invisibles, cela va donc consister à arracher son désir et sa pensée au genre d'objets qui se trouvent dans la caverne, pour les tourner vers des objets d'une tout autre nature, que la caverne ne permet pas de voir. Mais justement pour voir ces nouveaux objets, il va falloir que le prisonnier change sa façon de regarder, c'est-à-dire sa manière d'exercer sa pensée, pour passer de l'opinion (qui ne peut porter que sur des apparences) à la connaissance (qui ne peut porter que sur le réel). C'est là le sens platonicien de l'idée même d'éducation, comme l'indique le tout début de l'extrait. Ce parcours constitue pour le prisonnier un bouleversement complet, qui le conduit à perdre tout ce qu'il avait jusqu'ici (genre d'objets et genre de regard), sans être encore capable de comprendre ce qu'il va y gagner en contrepartie (nouveaux objets et nouveau regard). Dans l'allégorie, c'est le moment où le prisonnier, forcé de se tourner vers la lumière (d'abord du feu, puis du soleil), est complètement perdu, ébloui : ce qu'il voyait auparavant, il ne le voit plus, et pour l'instant il ne voit encore rien d'autre. En perdant de vue le genre d'objets qui peuplaient son petit monde, le prisonnier est en train de progresser : il passe de l'illusion du savoir à la conscience de son ignorance ; mais lui le vit comme une régression.

Une conséquence logique et importante en découle : cette aide ne pourra pas apparaître d'emblée comme étant une aide, par ceux-là mêmes qui en bénéficieront : elle leur apparaîtra au contraire, du moins au début, comme un arrachement forcé et douloureux à leur petit monde familier et confortable, autrement dit comme une agression.

Ces dernières remarques concernent la question des rapports avec autrui, et des bouleversements qu'ils sont appelés à subir. Pour mieux comprendre leur évolution, décrivons-les rapidement tels qu'ils se présentent au départ, avant que le prisonnier ne soit libéré.

Les prisonniers entre eux : ils sont « unis » par un accord fondamental, quoique tacite et non réfléchi, sur ce qui est réel ou non, désirable ou non ; leurs éventuelles disputes existeront sur ce fond et supposeront cet accord sur l'essentiel.

Le prisonnier et le libérateur : à cause de la dissymétrie de leurs situations, il faut dédoubler ce rapport. Il y a α. Le regard du prisonnier sur le libérateur : ce dernier apparaît comme un autre, un étranger, un agresseur. Il y a donc là un heurt de deux désirs incompatibles, non pas parce qu'ils visent le même objet, mais au contraire parce que leurs directions sont opposées → un désaccord d'une autre nature que celui pouvant exister entre prisonniers. Le libérateur ne peut remplir son rôle qu'en prenant sur lui l'apparence d'un agresseur, la dissipation de cette apparence pouvant et devant être une conséquence de la libération elle-même. Et il y a β. Le regard du libérateur sur le prisonnier : inversement, le regard du libérateur est lucide : il voit le prisonnier tel qu'il est effectivement, c'est-à-dire comme n'étant pas ce qu'il doit être. S'exposant à la résistance et à l'hostilité de celui qu'il aide, le libérateur a égard uniquement au bien de l'autre, et non au sien : il le voit et le traite, au moins jusqu'à un certain point, comme une fin en soi, et fait de lui-même un moyen en vue de son accès au vrai et à lui-même.

 

 

III. La libération : de l'effet sans effet à la cause sans cause

Il s'agit de préciser en quoi consiste la progression du prisonnier sous l'impulsion de son libérateur, et ce que sont les grandes étapes de cette progression.

Cette progression est double : elle concerne à la fois 1. le genre d'objets sur lesquels le regard se porte, et 2.le genre de regard porté sur les objets. Regardons ces deux points successivement, mais sans oublier qu'ils sont liés et qu'ils évoluent ensemble.

Concernant 1. le genre d'objets, la progression consiste à passer peu à peu du moins réel au plus réel (des ombres aux statuettes puis aux « êtres réels »). Mais qu'est-ce que le « réel » ? Et que signifie l'idée que certaines choses sont « plus réelles » que d'autres ? L'allégorie platonicienne nous invite à nous interroger sur l'idée même de réalité. Avantde regarder comment l'allégorie met cette idée en images, formulons-la de manière abstraite et générale :

Le plus réel n'est pas ce qui est le plus palpable, le plus sensible (= accessible aux sens), mais ce qui a le moins besoin d'autre chose que soi pour être, et pour être ce qu'il est (= ce qui a le plus d'« autonomie ontologique »). Le pleinement réel ou « réellement réel », c'est ce qui ne doit qu'à soi-même d'être, et d'être ce qu'il est. Inversement, plus une chose a besoin d'autre chose qu'elle-même pour exister, moins elle est réelle.

Voyons maintenant comment cela se traduit, de façon imagée, dans l'allégorie.

L'ombre est moins réelle que la statuette (et celle-ci est elle-même moins réelle que son modèle) parce qu'elle ne peut exister sans celle-ci, la réciproque étant fausse : l'ombre n'existe pas sans la statuette, alors que la statuette existe sans l'ombre. L'ombre est le plus bas degré du réel parce qu'elle est de fond en comble résultante, déterminée par l'extérieur, incapable d'être à son tour source d'autre chose : il n'y a plus rien « après » elle, elle est un effet sans effet.

Les éléments intermédiaires (statuettes, animaux, etc. = tout ce qu'il y a entre les ombres et le soleil) sont à la fois effets et causes ; ils proviennent d'autre chose qu'eux-mêmes, et sont donc des effets ; mais ils produisent eux-mêmes d'autres choses, dont ils sont les causes. Par exemple : les statuettes sont les effets des animaux qui sont leurs modèles, et elles sont les causes des ombres. Ces éléments intermédiaires ne sont donc pas pleinement réels, puisqu'ils requièrent autre chose qu'eux-mêmes pour être ; mais ils ont tout de même une certaine réalité, puisqu'ils produisent certaines choses/

Le soleil est cause sans cause, accomplissant et « remplissant » la définition du réel comme autonomie ontologique : tout le reste n'existe que grâce à lui, mais lui existe par lui-même. Alors que l'ombre n'a plus rien « après » elle, le soleil n'a plus rien « avant » lui. Faut-il aller jusqu'à y voir une causa sui (= une cause de soi) ? Oui, au moins en ce sens qu'il est source de sa propre visibilité. Tout le reste est éclairé, rendu visible, par le soleil ; mais le soleil est éclairé et rendu visible par lui-même – et en ce sens, il est source de lui-même.

NB : les deux termes extrêmes, ombres et soleil, se ressemblent paradoxalement, par leur immédiateté ; par un côté au moins ils ne sont liés à rien d'autre : l'ombre est sans « après », le soleil est sans « avant » ; mais pour l'ombre, c'est signe de pénurie, alors que pour le soleil, c'est signe de plénitude. En outre, si le soleil est causa sui, son immédiateté est elle-même le résultat d'une absolue médiation de soi par soi (le soleil s'éclaire lui-même). C'est la figure du cercle, qui représente une activité exercée par soi et sur soi (alors que l'ombre, elle, n'exerce aucune activité sur rien ; elle est pure passivité).

Concernant 2. Le genre de regard, il y a une correspondance avec chaque genre d'objets. La progression consiste à passer de la pure opinion à la pleine connaissance ou contemplation, en passant par le raisonnement ou pensée discursive. C'est-à-dire :

Le regard sur l'ombre est simple perception immédiate ; il ne requiert aucune réflexion ; pour voir l'ombre il suffit d' « ouvrir les yeux » (pure opinion).

Le regard sur les éléments intermédiaires est nécessairement réfléchi et raisonné, car on ne peut pas les voir sans les relier entre eux, sans saisir les relations en vertu desquelles ils sont ce qu'ils sont. Par exemple, pour voir la statuette comme une statuette, il faut la saisir comme étant une copie simplifiée d'autre chose (l'animal qui en est le modèle). Il s'agit donc d'enchaîner les choses les unes avec les autres, et non pas se contenter de regarder chacune prise isolément. C'est le regard de l'intelligence (étymologiquement : inter-legere = discerner non pas seulement les « choses », mais les liens entre elles). (raisonnement, ou, comme le dit Platon, pensée discursive = pensée qui contient plusieurs éléments reliés entre eux ).

Le regard sur le soleil, enfin, ne consiste plus à relier cet objet avec autre chose, puisque justement le soleil a toute sa réalité en lui-même, et ne dépend de rien d'autre. Littéralement, il est ab-solu, c'est-à-dire : dé-lié, totalement autonome. Il réclame donc un regard qui se fixe sur lui seul, qui s'arrête sur lui, et ne cesse de plonger toujours plus en lui. C'est le regard de la contemplation, de la connaissance non plus en devenir, ou en chemin (raisonnement méthodique), mais pleinement aboutie, « parfaite » ; ce regard est situé « au-delà » du raisonnement, parce que son objet est situé au-delà de toute relation ; mais cela ne signifie pas que l'on pourrait « sauter » directement à la contemplation en faisant l'économie de tout le parcours du raisonnement : car on ne peut « dépasser » le raisonnement qu'en passant par lui.

NB : Ici encore les deux extrêmes (opinion, contemplation) présentent une ressemblance, mais celle-ci n'est qu'extérieure. Dans les deux cas, le regard est contraint de « s'arrêter » sur l'objet, de devenir immédiat, si bien que le discours (la pensée discursive, qui enchaîne les termes les uns avec les autres) doit cesser et faire place à « l'évidence ». Mais pour l'ombre, c'est parce que la chose laisse inaperçue son origine, alors que pour le soleil c'est parce que la chose se montre comme étant elle-même sa propre origine. Donc dans le cas du soleil, le regard est renvoyé, par la chose regardée, à elle-même : son immobilité contient pour ainsi dire la plénitude du mouvement, alors que l'immobilité du regard sur l'ombre est due à l'absence de vitalité interne. Il faut donc bien distinguer opinion (doxa) et contemplation (theoria) dans leur commune extériorité à la pensée discursive ou raisonnement (dianoia) – par exemple en les mettant en parallèle avec les deux visages possibles de la certitude : par absence de doute, ou par dépassement du doute.

A propos de la forme générale du parcours, remarquons qu'il y a deux ordres différents qui entrent en jeu, et qu'ils sont inverses. D'une part, l'ordre chronologique : c'est l'ordre dans lequel les choses apparaissent au prisonnier (qui avance peu à peu vers le soleil) au fil du temps. D'autre part, l'ordre logique: c'est l'ordre dans lequel les choses sont liées les unes aux autres. Ces deux ordres sont inverses : ce qui apparaît en premier au regard (chronologiquement), c'est ce qui vient en dernier dans l'enchaînement des causes et des effets (logiquement). Et inversement, ce qui devient visible en dernier (chronologiquement) est ce qui vient en premier dans l'enchaînement des causes et des effets (logiquement). Ce qui est premier en soi est ce qui apparaît en dernier pour l'homme, et inversement. Par exemple : le prisonnier voit d'abord les ombres, et ensuite les statuettes ; mais en vérité, ce sont les statuettes qui sont premières par rapport aux ombres, car ce sont elles qui les produisent. C'est donc un peu comme si, en progressant, le prisonnier remontait le courant véritable des choses, en direction de ce qui est le plus originaire.

Toujours à propos du parcours du prisonnier, l'une de ses étapes mérite une attention particulière. C'est le moment où l'on sort de la caverne pour déboucher sur le monde extérieur ; dans ce monde extérieur se trouvent les « êtres réels » (animaux, etc.), qui sont les modèles dont les statuettes et les ombres (situées toutes deux dans la caverne) n'étaient que des copies dégradées et appauvries. Si, à l'aide de la « ligne » exposée à la fin du livre VI, on traduit ces images en concepts, c'est le moment où l'on sort du monde sensible (où règne l'opinion) pour entrer dans le monde intelligible (où s'épanouit la connaissance). Cette étape est centrale, décisive, car c'est là qu'on passe du particulier à l'universel, de la pluralité à l'unité, du devenir à l'être. C'est à partir de là qu'est mis de côté de tout ce qui, dans les choses, est contingent, variable. C'est là que commence la vision de formes, structures et rapports universels et nécessaires, entre les parties des choses et entre les choses elles-mêmes.

En particulier : les mathématiques : arithmétique, géométrie ; nombres et figures : idées, invisibles aux sens, accessibles seulement à l'esprit. Aucun nombre, cercle, triangle, etc. n'existe dans le monde sensible ; or c'est seulement avec de tels objets purement intelligibles qu'existent des liens logiques et nécessaires, et donc que peut exister la connaissance. Inversement, il n'y a pas de connaissance véritable à propos de ce qui est sensible, car tout y est fluctuant, contingent et particulier.

En ce sens c'est seulement dans la sortie hors de la caverne (« monde extérieur ») que se situe le vrai début de la libération ou de la vie propre de l'âme, là qu'elle commence à respirer et à se mouvoir selon sa nécessité propre.

Mais ce monde extérieur (« monde intelligible », « mondes des idées ») lui-même se découpe en deux grandes régions : celles des idées mathématiques, et celle des idées philosophiques. Dans les deux cas, il s'agit d'idées, d'intelligibles purs, qui sont universels et nécessaires ; mais il y a tout de même entre les deux une différence de nature. Il y a donc encore une progression à accomplir, au sein même de ce qui est en-dehors de la caverne (« monde sensible »), pour passer du mathématique au philosophique. Précisons rapidement pourquoi :

Les idées mathématiques sont bien distinctes des choses sensibles, mais ce sont tout de même encore des idées de choses sensibles ; ce sont les formes intelligibles du sensible. Ex : aucune chose sensible n'est vraiment carrée, et le carré est bien une pure idée, un pur intelligible ; mais être carré n'a de sens que pour des choses sensibles, et c'est seulement à des choses sensibles que cette idée peut être appliquée (l'âme, par exemple, n'est pas qualifiable, même approximativement, par une caractéristique de ce genre).

Les formes ou idées mathématiques ne sont donc pas radicalement déliées du sensible (dans l'allégorie, on voit que les objets correspondant à cette forme de pensée sont les animaux et choses « réels », ie les formes « parfaites » et « premières » du sensible). Elles permettent de dire comment les choses sont et pourquoi elles sont ainsi (liens logiques mathématiques), mais non ce qu'elles sont en elles-mêmes, dans leur signification, dans leur essence. C'est pourquoi les mathématiques ont, chez Platon, un rôle essentiellement propédeutique, c'est-à-dire préparatoire ; en accoutumant l'esprit à prendre en vue l'intelligible extrait du sensible (nombres, figures géométriques), elles préparent à la vision de l'intelligible pur et simple : l'essence, qui est objet non plus des mathématiques, mais de la dialectique ou pensée philosophique.

 

 

III. Sagesse des apparences et apparence de sagesse

Il y a dans la caverne une certaine « sagesse » : l'art de deviner la succession des phénomènes (ombres). Mais cette sagesse n'en est pas une, car elle est incapable de fournir les causes. Les prisonniers « savent que » telle ombre va venir, par simple prolongement de ce qu'ils ont vu auparavant ; mais ils ne savent pas pourquoi, et donc ils ne le savent pas vraiment. Ils n'ont, au mieux, que des opinions justes, ou opinions droites (ortho doxa), qui ressemblent à des connaissances, mais qui n'en sont pas. Leur « sagesse » ne fait appel qu'à la perception et à la mémoire, qui permettent de remarquer et de retenir l'existence de liens chronologiques entre les choses (lesquelles viennent avant, après, en même temps) ; mais elle ne fait pas appel à l'intelligence, c'est-à-dire à la faculté d'établir des liens non pas seulement chronologiques, mais logiques entre les choses (lesquelles sont causes, et lesquelles sont effets). La vraie sagesse exige précisément la capacité à discerner ce genre de liens : non pas simplement constater que « A précède B », comme le font les prisonniers les plus habiles, mais comprendre que « A est cause de B », comme le fait le prisonnier qui a été libéré (et qui n'est donc plus prisonnier).

Il y a là deux manières foncièrement différentes de se tenir devant les choses et de les voir ; elles dessinent deux hiérarchies, deux « richesses ». Elles se font mutuellement obstacle : Platon suggère nettement que l'on ne peut exceller dans l'une qu'en étant déficient dans l'autre – aussi vaut-il mieux être peu élevé dans la vraie sagesse que d'être très élevé dans la fausse (cf. citation d'Homère à propos d'Achille).

 

 

 

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