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 L'expression « perdre sa liberté » a-t-elle un sens ?

 

Examen méthodique du sujet : les questions qu'il faut impérativement se poser

 

Cette expression a-t-elle un sens ou bien est-elle absurde ?

 

Pour qu'elle soit absurde, il faut qu'il y ait une contradiction logique entre deux ou plus de ses termes (comme par exemple dans « monter en bas » ou « descendre en haut »), ou qu'il n'y ait aucun rapport possible entre ces mêmes termes (comme par exemple dans « colorier un concept »).

 

Cette expression a-t-elle un sens ou bien en a-t-elle plusieurs ?

 

Pour qu'elle en ait plusieurs, il faut a) que les conditions pour qu'il y en ait au moins un soient remplies (cf. point précédent), et b) qu'au moins l'un des termes de l'expression puisse avoir plusieurs sens.

 

Dans les deux cas, pour savoir ce qu'il en est, il faut examiner les termes de l'expression et s'interroger sur la possibilité qu'ils se « rencontrent ». Par conséquent : que signifie « perdre » ? Que signifie « liberté » ? La liberté peut-elle faire partie de ce qui peut être perdu ? Ou bien la liberté est-elle quelque chose qui, soit est contraire à l'idée même de perte, soit est complètement en dehors de l'ensemble des choses qui peuvent être perdues ou non ?

 

Comme « perdre » semble signifier « ne plus avoir ce que l'on possédait », la question est principalement de savoir si la liberté fait partie des choses que nous pouvons avoir, et que nous pourrions donc aussi ne plus avoir (perdre) : il s'agit en quelque sorte de se demander si la liberté est « détachable » de nous, d'une manière analogue aux objets matériels que nous pouvons posséder. Dans ce cas il semble que l'expression « perdre sa liberté » ait au moins un sens. C'est ce que semble suggérer le sujet, avec l'usage de l'adjectif possessif « sa », qui place la liberté dans la catégorie de l'avoir.

 

Quelles sont les autres possibilités ? Qu'est-ce qui pourrait faire que l'expression n'ait aucun sens ? La liberté pourrait relever, pour l'homme, non pas de l'avoir mais de l'être (malgré le « sa » présent dans le sujet), c'est-à-dire faire partie de l'essence même de l'homme ; si l'on admet que ce qui relève de l'être ne peut pas être perdu (car alors ce qui perd et ce qui est perdu ne feraient plus qu'un, une chose se détacherait d'elle-même en quelque sorte, ce qui paraît absurde), dans ce cas l'expression n'aurait pas de sens. Autre possibilité : si la liberté est une illusion, quelque chose qui en réalité n'existe pas et ne peut pas exister, elle ne relève ni de l'avoir ni de l'être, et elle n'a aucun rapport avec ce qui peut être perdu ou pas ; là encore l'expression n'a pas de sens.

 

Voilà donc ce qu'il va falloir regarder de plus près, en n'oubliant pas que l'on vient de raisonner à partir de ce qui semble être vrai à première vue :

 

- que l'on ne peut perdre que ce que l'on a (catégorie de l'avoir)

 

- que ce que l'on est (catégorie de l'être) ne peut pas être perdu

 

- que la différence entre l'avoir et l'être est nécessairement tranchée et que la liberté relève forcément de l'un ou de l'autre

 

- que l'on peut raisonner sur l'être de l'homme (ou sur son essence) de la même manière que pour n'importe quel autre être (chose, animal, etc.).

 

Ces affirmations apparemment évidentes devront éventuellement être remises en question, ou complétées, et ce sont les cours et les auteurs étudiés qui vont aider à le faire (d'où l'importance de s'en servir!).

 

Par exemple : quand je me demande si je peux faire une différence tranchée entre ce que j'ai et ce que je suis, la connaissance de la notion de qualité morale (issue du libre arbitre, cf. Descartes dans les Passions de l'âme) me permet de voir que la réponse ne va pas de soi : mes qualités morales semblent relever aussi bien de ce que j'ai que de ce que je suis.

 

Autre exemple : quand je suppose que l'essence ne peut se détacher d'elle-même, qu'elle ne peut rien perdre d'elle-même, la connaissance de la pensée de Sartre (L'être et le néant, L'existentialisme est un humanisme) m'oblige à m'interroger sur le genre de rapport que l'homme entretient avec son essence, à envisager que ce rapport soit très différent de ce qui a lieu chez les êtres non humains, et à admettre que, dans son cas, l'idée d'un détachement de soi ne soit pas absurde, au contraire.

 

Autre exemple enfin : si je connais l'idée, proposée entre autres par Hegel, selon laquelle je peux renoncer à ma liberté en laissant les « circonstances » décider à ma place, je vois qu'il faut envisager une modalité de perte (le renoncement) différente de celles auxquelles on pense en premier lieu (perte par négligence, perte par dépossession imposée de l'extérieur).

 

Sans l'aide de ces auteurs je risque donc de passer à côté d'un ou plusieurs aspects essentiels du sujet, et d'en rester à un traitement « plat », superficiel et incomplet de celui-ci.

 

Le schéma de cette phase d'examen systématique du sujet est donc, dans ses grandes lignes :

 

Quelles sont les principales questions que le sujet m'oblige logiquement à me poser ?

 

Quelles grandes possibilités de réponse le simple raisonnement, s'appuyant sur le sens le plus évident des notions en jeu, me suggère-t-il ?

 

Par rapport à ce premier regard (encore superficiel mais déjà raisonné), quels approfondissements, quelles difficultés moins visibles les cours et les auteurs que je connais me conduisent-ils à envisager et à affronter ?

 

Construction du devoir

 

Pour ce sujet, concrètement, la construction du devoir va se faire essentiellement en fonction des différents sens possibles de la notion de liberté et des différents sens possibles de la notion de perte, et en tenant compte du caractère problématique de la disjonction entre avoir et être chez l'homme.

 

Chaque partie prendra en charge la totalité du sujet, mais en donnant chaque fois un certain sens à une ou plusieurs des notions en jeu, sur le mode : « si liberté a telle signification, alors l'idée qu'on puisse la perdre a un sens ou pas, si on donne à perdre telle signification, pour telles et telles raisons ». Le fait que tout le sujet est pris en charge se manifestera par la présence dans chaque partie d'une réponse explicite à la question posée.

 

Le nombre et l'ordre des parties dépendront :

 

- pour le nombre, du degré d'approfondissement que l'on est capable d'atteindre dans la définition des notions, et des choix de regroupement que l'on va effectuer. Vaut-il mieux traiter tel problème et tel autre dans le même mouvement, ou vaut-il mieux consacrer une grande étape de réflexion à chacun d'eux ? Parfois il n'y a pas de « vraie » réponse, les deux formules peuvent être admissibles ; c'est par exemple un souci de clarté, une lucidité sur la capacité que l'on a à « gérer » plusieurs choses à la fois tout en restant clair, qui pourront déterminer le choix.

 

- pour l'ordre, là non plus rien ne peut être fixé à l'avance, cela dépendra essentiellement de chaque candidat ; la règle générale est :partir de ce que l'on considère comme le plus superficiel et finir par ce que l'on considère comme le plus profond et le plus vrai. Là dessus la liberté de réflexion et de positionnement est totale. Par exemple ici : on ne construira pas la dissertation dans le même ordre, selon que l'on considère la liberté comme étant fondamentalement une illusion (à la manière de Nietzsche par exemple), ou qu'on la considère comme existant réellement sous forme d'un pouvoir absolu de la volonté sur elle-même (à la manière de Descartes par exemple).

 


 

Introduction

 

On peut avoir été libre et ne plus l'être, et l'idée que la liberté fasse partie de ce qui peut être perdu n'a rien d'absurde : telle est sans doute la suggestion du bon sens et de l'expérience immédiate. Pourtant, si cette idée a un sens, il faut encore préciser lequel, et même envisager qu'elle en ait plusieurs, en tentant de définir les modalités de perte possibles qui donneront à l'expression un sens chaque fois différent. Mais d'autre part, lui reconnaître un ou plusieurs sens semble impliquer de ranger la liberté au nombre des choses que nous pouvons avoir, prenant au pied de la lettre l'adjectif possessif présent dans le sujet ; et c'est du même coup risquer de la définir trop vite comme « pouvoir de faire ce que l'on veut », en mettant l'accent sur un « pouvoir de faire » détachable de nous-même, et en occultant le caractère problématique du contenu et du sens du « vouloir » ; ce que nous avons, et pouvons perdre, n'est-ce pas plutôt les moyens ou les manifestations de la liberté, que la liberté elle-même ? Si le cœur de la liberté est dans l'intériorité du vouloir et de la pensée, il paraît relever de notre être, de ce que nous sommes et non de ce que nous avons : quel sens y a-t-il encore à parler de perte à propos de ce qui est constitutif de l'essence elle-même ? Et pourtant, il est tout aussi nécessaire de se demander ce qu'il reste du sens de la liberté, si celle-ci ne comporte pas la possibilité de se démettre d'elle-même ; ne faut-il pas que la perte de la liberté ait un sens, pour que la liberté elle-même en ait un ? C'est bien sur la nature du rapport que l'homme entretient avec son être, et sur la pertinence de la disjonction entre ce qu'il a et ce qu'il est, que nous sommes invités ici à nous interroger.

 

Ière partie

 

Première forme de la liberté : c'est le pouvoir d'accomplir ce que l'on veut, dans le domaine de l'action et dans le domaine de la pensée. Dans cette 1ère définition, « ce que l'on veut » désigne toute forme de volonté, y compris le désir, l'envie, l'impulsion arbitraire : peu importe ce que l'on veut et comment on le veut, l'essentiel, pour être libre, est de pouvoir le réaliser (on trouve une telle conception de la liberté chez Calliclès, personnage du Gorgias de Platon).

 

De son côté la perte est envisagée comme simple fait de ne plus avoir ce que l'on possédait (peu importe que ce soit « inné » ou « acquis », car les deux peuvent très bien appartenir à la catégorie de l'avoir), et cela d'une manière indépendante de la volonté elle-même.

 

Sur cette base, il semble que la réponse soit simple : la liberté d'agir pourrait être perdue, alors que la liberté de penser ne le pourrait pas.

 

Dans le premier cas en effet : la possibilité de faire quelque chose suppose des conditions qui sont a) extérieures à la volonté et b) au moins pour certaines, de nature matérielle (agir consistant à entrer en contact avec la réalité physique, d'une manière ou d'une autre) ; or ces conditions et ces moyens sont de l'ordre de l'avoir : capacités physiques, moyens financiers, etc. B. Pascal (Pensées) les rangerait au nombre des « qualités » que j'ai mais que je ne suis pas et qu'il appelle périssables. De fait ces « pouvoirs » de faire donnent prise à des forces extérieures, qui peuvent nous en priver. Exemples évidents : le prisonnier, l'esclave ; mais plus couramment encore : le vieillissement, la maladie (cf. Pascal) ;

 

Dans le cas de la pensée en revanche, la perte de la liberté semble impossible, puisque cette faculté nous est intérieure, inaccessible à toute force indépendante de notre volonté. Bien des choses peuvent empêcher ma pensée de s'exprimer : censure politique, atteintes aux moyens physiques de l'expression (parole, écriture, gestes, etc.) ; mais la possibilité de penser ce que je veux reste hors d'atteinte. On peut reprendre les exemples précédents du prisonnier et de l'esclave et soutenir qu'ils restent libres intérieurement de penser et de vouloir « ce qu'ils veulent » ; on peut proposer l'exemple plus précis de Primo Lévi, qui explique dans Si c'est un homme comment il conservait sa liberté intérieure, malgré les efforts des nazis pour le réduire à l'état de chose, en se remémorant quotidiennement des passages d'Homère.

 

En somme : la liberté complète consiste, certes, à pouvoir réaliser ce que l'on veut, y compris exprimer ce que l'on pense. Mais seule une partie de cette liberté peut être perdue : celle qui concerne la réalisation et l'expression ; l'autre partie, qui concerne le vouloir considéré en lui-même, paraît relever de l'être et semble indétachable du sujet : l'idée de perte n'aurait donc pas de sens à son propos. Or de ces deux aspects, c'est le second qui est le plus essentiel : en effet, la condition première et fondamentale de ma liberté est que je fasse bien ce que je veux. Si cette capacité de vouloir n'est plus là, je ne suis pas libre, même si j'ai tous les moyens d'action et d'expression ; à l'inverse, sans ces moyens je conserve le point de départ, le principe de ma liberté : ma volonté.

 

(NB : il est important de relier ainsi les deux aspects et ne pas les laisser séparés comme s'il y avait deux libertés, l'une d'agir et l'autre de penser ; car selon le concept il n'y en a qu'une : le sens fondamental de la notion de liberté est nécessairement identique dans tous les cas).

 

La conclusion est donc : pour l'essentiel l'expression « perdre sa liberté » n'a pas de sens.

 

Mais peut-on laisser complètement dans le vague le contenu de la volonté, pour que celle-ci soit libre ? Si ce sont les désirs et les intérêts particuliers qui règnent sur la volonté, celle-ci n'est-elle pas fondamentalement asservie ?

 

IIe partie

 

Il ne suffit pas de penser n'importe quoi, n'importe comment, pour penser librement. Même si la pensée elle-même demeure inaccessible à toute atteinte extérieure, elle n'est pas libre quand elle en reste à la forme de la simple opinion.

 

Opinion : simple reflet d'envies, de désirs, d'habitudes, d'intérêts, c'est-à-dire de ce qui n'est pas vraiment moi : je n'en suis pas vraiment le sujet, je ne décide pas de ce qu'ils sont.

 

On le voit bien à l'aide de Descartes et sa pratique du doute méthodique (Discours de la méthode): il rejette tout le contenu de sa pensée, toutes les pensées qu'il a eues jusqu'ici, car il comprend qu'elles ne viennent pas de lui mais d'ailleurs : de son entourage (parents, professeurs, société, époque, etc.), de son corps (impressions des sens)... Descartes part à la conquête d'une pensée qui soit sienne, dont il soit lui seul le sujet, et donc d'une pensée libre : une pensée dans laquelle je sais exactement pourquoi je pense ce que je pense. Autrement dit, Descartes comprend que, quand elle est simple opinion, la pensée elle-même est de l'ordre de l'avoir, de ce qui provient de l'extérieur et peut être modifié ou supprimé par l'extérieur.

 

La liberté véritable suppose donc un dépassement des particularités contingentes qui sont les miennes, la mise à l'écart de tout ce qui, hors de moi et en moi, n'est pas vraiment moi. Le « vrai moi » ainsi purifié, c'est l'ego du cogito, un « je » universel, et être libre va vouloir dire : agir et penser à partir de ce « je », et de rien d'autre ; et donc, d'abord et avant tout : faire exister et maintenir une « transcendance intérieure ».

 

Or cette distance intérieure, cette conscience de la différence entre ce que l'on est et ce que l'on a, ne semble pas pouvoir être perdue, en ce sens que rien ne peut en déposséder celui qui en est le sujet. Elle paraît indétachable de l'être : il n'y a plus de différence entre ce qui possède et ce qui est possédé, de sorte que la catégorie de l'avoir n'a plus de sens ici, et par conséquent la notion de perte non plus. Conclusion identique à celle de la partie précédente, mais en apparence seulement, car la raison n'en est plus la même : si la pensée est douée d'une liberté impossible à perdre, ce n'est plus parce qu'elle est libre quel que soit son contenu, mais au contraire parce que c'est seulement en ayant certains contenus qu'elle est libre, et que ce pouvoir d'action sur elle-même, de purification d'elle-même, ne peut lui être enlevé.

 

C'est pourquoi la volonté ne peut plus désigner ici l'envie, le désir, l'impulsion ; elle doit être redéfinie, et la liberté doit l'être du même coup : dans la formule « faire ou penser ce que l'on veut », il faut désormais entendre le terme « vouloir » comme : détermination par soi-même d'un Je dépouillé de toute opinion et de toute impulsion, orientation de l'intention non pas vers n'importe quoi mais vers des buts fixés ou reconnus par la raison, la pensée libérée de l'opinion. C'est ce que propose là encore Descartes avec son idée d'une volonté qui n'est libre qu'en s'orientant vers le bien discerné par la raison (Passions de l'âme). Alors en effet notre pouvoir est absolu et « nous rend en quelque manière semblables à Dieu ». Hegel ne dit pas autre chose en affirmant que « les circonstances n'ont sur l'homme que le pouvoir qu'il leur accorde lui-même » : aucune force au monde ne peut me faire perdre mon pouvoir d'auto-détermination.

 

Aucune force au monde, certes, c'est-à-dire aucune force extérieure... Mais cela signifie-t-il que la liberté est incapable de se perdre ? Si elle appartient à l'être même de l'homme, à son essence, qu'en est-il donc de la capacité de l'homme à s'éloigner de sa propre essence ? Cette idée est-elle privée de sens, comme c'est le cas, semble-t-il, pour l'ensemble des autres êtres ?

 

IIIe partie

 

L'idée d'aliénation semble ne pouvoir concerner que l'homme, et elle suggère précisément que cet être peut devenir autre que soi, ne plus être ce qu'il est, sans toutefois que cela signifie une pure et simple annihilation ou une métamorphose. Être aliéné, c'est ne plus être libre et ne plus être soi sans pourtant avoir complètement cessé de l'être : unité paradoxale d'être et de non-être, et dans le même temps, de liberté et de non-liberté.

 

Davantage même : cette possibilité de l'aliénation paraît être constitutive de la liberté elle-même, de sorte que la liberté ne serait pas la liberté si elle ne la comportait pas : une liberté rivée à elle-même, « condamnée » à être, en serait-elle encore une ?

 

Idée centrale ici : l'aliénation est possible comme auto-aliénation, c'est-à-dire comme renoncement de la liberté à elle-même. Développer et illustrer, avec un ou plusieurs de ces auteurs, en évitant cependant de les mettre « dans le même sac » :

 

- Descartes : cf. la lâcheté consistant à ne pas exercer le pouvoir d'auto-détermination de la volonté (article 152 des Passions de l'âme).

 

- Hegel : l'auto-réduction à l'état « d'être non libre ou naturel » de celui qui prétend avoir été déterminé par les « circum-stances ».

 

- Sartre : la « mauvaise foi » consistant à se présenter comme impuissant face aux forces extérieures, alors qu'en vérité on a décidé de les laisser décider (à notre place).

 

Que devient la liberté dans cet auto-abandon ? Est-elle perdue, et jusqu'à quel point ?

 

D'un côté elle n'est plus là : car effectivement, ce que je pense et ce que je fais n'est plus décidé par moi, je ne suis plus un sujet mais plutôt un objet (un « être non libre ou naturel »).

 

D'un autre côté elle n'est pas absolument absente : il dépend entièrement du sujet de reprendre sa liberté, ce qui signifie qu'à chaque instant c'est bien la liberté qui est la cause de sa propre absence, et en ce sens elle reste donc bien présente : présence « dans la coulisse », à l'arrière-plan, à la fois potentielle et effective.

 

Si donc elle est perdue, c'est en un sens énigmatique ; cette perte n'est pas définitive (du moins, elle ne l'est pas nécessairement), et elle suppose paradoxalement la conservation de ce qui est perdu. Elle ne relève pleinement ni de l'avoir (puisqu'elle ne peut être complètement et définitivement détachée du sujet) ni de l'être (puisqu'elle peut « s'absenter »).

 

Ou bien peut-être faut-il dire que la liberté relève de l'être, mais en donnant un sens bien particulier à ce dernier terme : l'être dont il s'agit ne peut être conçu sous les auspices de la pure nécessité, c'est-à-dire comme ce qui ne peut pas faire autrement que d'être ce qu'il est.

 

Ce paradoxe est celui-là même que semble comporter l'essence de l'homme : précisément parce que cette essence a la consistance de la liberté, elle paraît pouvoir être plus ou moins elle-même ; l'homme peut être plus ou moins humain, c'est-à-dire plus ou moins conforme à sa propre essence. Comme s'il dépendait de lui-même que son rapport avec son essence, et donc avec sa liberté, soit de l'ordre de l'être (impossible à perdre) ou de l'ordre de l'avoir (possible à perdre dans le sens indiqué ici).

 

Conclusion

 

Si la liberté est bien elle-même et non pas simple caprice ou simple arbitraire, l'expression « perdre sa liberté » semble finalement avoir un sens et un seul : celui du renoncement à ce que l'on est, plutôt qu'à ce que l'on a. Mais il faut admettre dans le même temps que la frontière entre être et avoir semble justement perdre sa fermeté et sa clarté, lorsque c'est de la liberté de l'homme qu'il s'agit, et que la notion même de perte s'en trouve frappée d'une remarquable ambiguïté.

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Toutes les opinions se valent-elles ?

 

   Se valoir signifie avoir la même valeur, et la notion de valeur implique celle d'évaluation ; cette dernière à son tour implique l'idée d'un critère, à la lumière duquel la valeur sera attribuée ou reconnue. Or ce critère, pour être légitime, doit avoir lui-même une valeur incontestable, universelle et nécessaire : sinon, les évaluations auxquelles il donnera lieu seront aussi contingentes, relatives et variables que lui-même. Mais comme l'opinion se définit justement comme une pensée particulière, multiple et changeante, cela signifie que le critère d'évaluation des opinions, s'il existe, ne devrait pas lui-même en être une. Pour pouvoir dire si toutes les opinions se valent, la question est donc principalement de savoir si un dépassement de l'opinion est possible, et s'il l'est toujours, à propos de tous les objets, pour établir entre les opinions une authentique hiérarchie de valeurs.

 

 

I    Toutes les opinions, à première vue, ne semblent pas avoir la même valeur, pour une double raison :
   D'une part, toute opinion est une affirmation, et toute affirmation a son contraire ; or deux affirmations qui se contredisent ne peuvent, semble-t-il, être aussi vraies l'une que l'autre. Même si l'on pense qu'il est impossible de savoir laquelle est vraie, ou plus vraie que l'autre (→ scepticisme), il n'en reste pas moins qu'il doit nécessairement y avoir une telle différence entre elles. Ainsi, du point de vue de la vérité, il ne semble pas possible de considérer toutes les opinions comme équivalentes.
   D'autre part, toujours parce qu'elle est chaque fois une affirmation, l'opinion peut contredire ou non certains principes fondamentaux définissant ce qui est juste et bon, et donc être valorisée ou dévalorisée par rapport à l'opinion contraire. Il y a ainsi des opinions qui contredisent les principes de la démocratie, ceux des droits de l'homme, ou ceux de « la » morale : racisme, antisémitisme, « sexisme », etc. ; ces opinions ne peuvent être vues comme ayant autant de valeur que leurs opposées.
   Mais les différences de valeur sont alors établies à l'aune de principes ou de convictions qui s'énoncent en affirmations sur ce qu'est l'homme et sur ce qui est juste ou non. Or ces pensées, telles quelles et prises dans leur immédiateté, sont-elles elles-mêmes autre chose que des opinions, des avis contingents et variables, comme le confirme le fait qu'ils sont différents selon les lieux et les temps ? Et si oui, pourquoi une certaine opinion aurait-elle le privilège de juger et de hiérarchiser les autres? De deux choses l'une semble-t-il : soit le critère adopté est lui-même une opinion, et il est alors arbitraire et illégitime, les jugements prononcés à partir de lui étant eux-même sans réelle valeur ; soit l'attribution de valeurs différentes aux opinions est bien légitime, mais cela implique alors que le critère adopté soit lui-même autre chose qu'une simple opinion. Et il en va de même, du reste, pour une affirmation légitime de l'équivalence de toutes les opinions : si l'idée que toutes les opinions se valent n'est elle-même qu'une opinion, elle n'aura pas plus de valeur que l'opinion contraire.

 

Ainsi deux points essentiels semblent acquis : on ne peut répondre à la question qu'en sortant du registre de l'opinion, en posant sur l'opinion un regard d'une autre nature qu'elle ; toute la question est donc de savoir si un tel dépassement de l'opinion est possible. Ce qui engage une interrogation sur la vérité, son existence et la possibilité de la connaître.

 

 

II Première forme de cette interrogation : la pensée peut-elle s'affranchir de toute détermination particulière, dont elle ne serait que le reflet ?
   Le simple fait de poser la question donne une partie de la réponse, dans la mesure où le questionnement, en tant que tel, est déjà en rupture avec l'opinion, qui ne sait qu'affirmer.
   Le recul interrogatif et le raisonnement, à l’œuvre chez Descartes dans le Discours de la méthode, semblent attester cette capacité de la pensée à s'extraire de toute particularité ; le Je qui pense est anonyme et universel, ce qu'il pense n'est pas simplement « sa » pensée, mais plutôt le résultat de l'exercice de « la » pensée elle-même. Aussi l'affirmation sur laquelle débouche cette pensée, à savoir « je suis une substance pensante », est-elle bien autre chose qu'un simple avis subjectif, auquel il serait possible d'opposer un avis contraire.
   Selon cette perspective, il y a donc un accès possible au vrai, c'est-à-dire à une pensée d'une tout autre nature que l'opinion. Qu'en est-il alors de la valeur de cette dernière ? En toute rigueur, ne faut-il pas considérer que l'opinion en tant que telle est à rejeter purement et simplement ? Telle est justement la position de Descartes, lorsqu'il décide de n'admettre aucune pensée qui ne soit indubitablement vraie ; par ce geste il disqualifie l'opinion dans sa nature même : les opinions ont toutes la même valeur, et cette valeur est nulle.
   Mais cette intransigeance suppose qu'il n'y a pas de degré dans le détachement par rapport aux particularités, que l'objectivité de la pensée est soit totale, soit nulle. Or il y a bien, semble-t-il, un devenir progressif dans la sortie hors de l'opinion, et Descartes lui-même nous le montre en retraçant, dans les premières parties du Discours de la méthode, le long chemin suivi par lui pour s'en extraire. Cela signifie que la pensée, sans avoir encore accédé au vrai, peut en être plus ou moins proche, et donc qu'une opinion peut en être plus ou moins loin : autrement dit, que toutes ne se valent pas.
   La notion d'expérience semble bien le confirmer : celui qui a vu et vécu beaucoup de choses, et qui a observé similitudes et régularités dans leur déroulement, commence bien à dégager, de la multitude des cas particuliers et contingents, certaines vues générales qui reflètent autre chose que sa subjectivité personnelle ; son avis n'a pas la même valeur que celui d'un néophyte. En ce sens, une opinion semble avoir plus ou moins de valeur en fonction de « celui qui parle », selon qu'il a effectué plus ou moins ce lent travail d'observation et de réflexion. [cf. sur ce point Aristote, Métaphysique A, 1, sur la médecine].
   → notion d'opinion droite, qui coïncide avec le vrai sans être capable de le démontrer, mais sans relever pour autant du hasard pur.

 

   Ainsi donc, s'il y a une vérité objective accessible, on peut attribuer aux opinions des valeurs différentes en fonction de leur plus ou moins grande conformité à celle-ci. Mais cela est-il vrai à propos de tout ? L'accès à l'objectivité de la pensée est-il possible dans tous les domaines et à propos de tous les genres d'objets ?

 

 

III Deuxième forme de l'interrogation : y a-t-il des domaines où la notion même de vérité ne serait pas de mise ? Donc, des domaines où l'opinion serait radicalement indépassable ? Si oui, il semble que, dans ces domaines-là, toutes les opinions se vaudraient, puisqu'on n'aurait pas de critère universel permettant de les juger et de les hiérarchiser. [suite sous forme d'indications/conseils]
   Il faut procéder ici avec grande prudence et ne pas trancher trop vite en se fiant aveuglément à des opinions courantes ! Deux domaines, en particulier, sont souvent considérés bien trop rapidement comme des « royaumes de l'opinion », où tous les avis se vaudraient :
- domaine de la religion, celle-ci étant ramenée à la simple « croyance » subjective ; or dans ce domaine il y a place pour le raisonnement, comme le montre toute l'histoire de la philosophie ; peut-on dire par exemple que la croyance au dieu-soleil (chez les anciens Égyptiens entre autres) a la même valeur rationnelle et spirituelle que la croyance au Dieu de la Bible ?
- domaine de l'art, ramené bien trop vite au règne du « goût » purement personnel et subjectif ; peut-on vraiment dire que, en matière de musique, l'opinion de celui qui «aime mieux» la dernière chanson à la mode qu'un concerto de Bach a autant de valeur que l'opinion contraire ?
   Il faut garder fermement un axe de raisonnement clair et rigoureux, à savoir : plus un domaine contient de l'intelligible, plus il est susceptible d'une connaissance détachée des particularités individuelles ou collectives, puisque l'intelligible renvoie par nature à l'universel et au nécessaire ; inversement, plus un domaine met en jeu seulement la dimension du sensible, plus l'opinion y est impossible à hiérarchiser, puisque le sensible renvoie par nature au particulier. Selon ce principe, c'est dans le domaine du goût purement physique (Kant l'appelait le domaine de l'agréable) qu'il y a seulement des opinions, qui se valent toutes. L'exemple par excellence est celui du goût alimentaire : impossible de dire que le jugement « ce plat est bon » vaut plus, ou moins, que le jugement contraire.

 

 

   Toutes les opinions se valent donc, mais seulement dans un nombre de cas très réduit : là où il s'agit d'objets offerts au seul jugement de la sensibilité. Dans tous les autres cas, c'est-à-dire lorsqu'il s'agit d'objets intelligibles, une hiérarchie dans la valeur des opinions est à la fois possible et nécessaire.

 

 

 

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Pourquoi avons-nous du mal à reconnaître la vérité ?

 

 

Remarques générales

Le sujet présuppose qu'il y a une vérité, qu'il est difficile mais possible de la reconnaître, et il demande la ou les raison(s) de cette difficulté pour « nous », autrement dit pour tous les hommes en général, l'homme comme tel.

Il ne faut donc pas se demander s'il y a une vérité absolue ou pas, mais se contenter d'envisager la forme de vérité dont l'existence est incontestable (par exemple : si j'ai fait quelque chose et que j'affirme que c'est bien moi qui l'ai fait, je dis la vérité ; si je dis que les ombres n'existent pas par elles-mêmes, mais sont le résultat d'une projection de lumière sur des objets, je dis une vérité). Dans tous les cas, le vrai est ce qui est conforme à la réalité, que celle-ci soit physique ou non.

La notion de reconnaissance peut prendre, dans ce sujet, deux formes principales [je laisse de côté la re-connaissance, qui ne peut se distinguer de la « simple » connaissance qu'en recourant à la doctrine platonicienne de la réminiscence ; il n'est évidemment pas interdit de la prendre en compte, mais ici ce n'était pas exigible] : reconnaître au sens de voir, discerner, distinguer du reste ; et reconnaître au sens d'admettre, avouer. Dans le premier cas, il s'agit de s'interroger sur les obstacles qui rendent difficile le discernement de la vérité, alors même qu'on la cherche et qu'on la désire loyalement ; dans le second, il faut s'interroger sur ce qui nous rend difficile d'admettre le vrai, lors même que nous le connaissons. Ne pas arriver à reconnaître la vérité au premier sens, c'est tomber dans l'erreur, alors que ne pas la reconnaître au second sens, c'est commettre un mensonge, que celui-ci soit adressé à autrui ou à soi-même (non pas une erreur mais une faute).


Pour l'ordre il n'y a pas de règle absolue : on peut considérer qu'il faut commencer par le domaine de l'honnêteté morale et la question du désir pour la vérité, parce que les problèmes relatifs à la connaissance du vrai ne se poseront que pour un être qui, déjà, a décidé de la chercher. Mais on peut aussi considérer que l'ordre inverse est préférable, puisque, pour s'interroger sur les obstacles à l'admission (aveu) de la vérité, il faut déjà qu'elle soit connue, et donc que les obstacles à sa découverte aient été surmontés.

Pour des raisons de facilité de construction, on choisira ici la seconde mise en ordre.

Introduction

Reconnaître la vérité peut vouloir dire aussi bien la voir, la discerner, que l'admettre ou l'avouer. Or la question "pourquoi avons-nous du mal à reconnaître la vérité ?" suggère que, dans les deux cas, nous n'avons aucun mal à ne pas le faire, comme si l'homme ("nous") avait en lui une sorte de pente naturelle menant à l'erreur et au mensonge, ou du moins, comme si l'homme ne faisant pas d'effort (ne se donnant pas de "mal") était naturellement enclin à tomber dans ces deux travers. Qu'est-ce donc qui s'interpose d'abord, et dès le départ, entre l'homme et la vérité ? Est-ce le même genre d'obstacle dans les deux cas (discerner le vrai, admettre le vrai), et le même genre d'effort à produire pour le surmonter ? Tout sera différent, semble-t-il, selon que la difficulté vient uniquement ou principalement de nous, ou bien de quelque chose d'extérieur à nous. Et si l'obstacle est en nous plutôt que dans les choses elles-mêmes, encore faut-il se demander en quelle partie de nous il prend sa source, et jusqu'à quel point il met en jeu notre essence même.

La suite n'est pas strictement rédigée comme un devoir, mais va à l'essentiel et comporte des remarques ou conseils adressés directement à l'étudiant(e) [en bleu entre crochets].

Ière partie

On se demande pourquoi nous avons du mal à discerner le vrai et à ne pas le confondre avec le faux. On envisage le vrai comme ce qui est conforme à un état de fait réel (physique ou non). Dans ce cas de figure, le vrai ne se dissimule pas volontairement à nos yeux, il n'y a pas de volonté de nous tromper du côté de l'objet (= ce que l'on cherche à connaître) ; et du côté du sujet (= celui qui cherche à connaître), il y a un sincère désir de vérité, une volonté réelle de la connaître. L'obstacle éventuel n'est donc pas lié à la présence d'une volonté mauvaise ou d'une mauvaise volonté ; mais suffit-il de vouloir sincèrement le vrai pour que son discernement ne présente aucune difficulté ? Un double obstacle semble bien s'interposer, malgré tout, entre la vérité et nous. D'une part, la « surface » des choses, leurs apparences éventuellement trompeuses [développer à l'aide des cours, en faisant la différence entre l'essence et les accidents, et en soulignant que la première n'apparaît jamais immédiatement, à l'état « nu », mais toujours d'abord recouverte, « habillée » ; cf. par exemple Hegel, l'image de l'écorce ou du rideau]. D'autre part, nos certitudes, idées immédiates qui nous bouchent la vue [idem, par exemple avec Descartes (nos « certitudes » trop vite adoptées)]. Mais le principal obstacle est le second, et il est donc en nous : car la surface des choses se laisse percer et traverser sans résistance si nous faisons ce qu'il faut pour cela ; les choses ne mentent pas, elles n'ont aucune volonté de ne pas être reconnues, identifiées, discernées. Le succès dépend donc essentiellement de nous et c'est donc surtout nous-même qu'il faut vaincre, c'est sur nous qu'il faut travailler pour atteindre le vrai. Si nous nous laissons aller à nos premières impressions, sans « nous donner de mal » pour les écarter, nous passerons donc à côté du vrai. Nous avons du mal à reconnaître la vérité parce que notre regard est d'abord brouillé par nos certitudes immédiates.

Transition : Mais cela suppose que la vérité soit, de son côté, inerte, disponible et acceptant d'être découverte ; or est-ce toujours le cas ?

IIème partie

Les choses se compliquent lorsque nous avons affaire à une volonté libre, donc à autrui. Cette fois l'obstacle au discernement du vrai [on garde le même sens de "reconnaître" qu'en Ière partie] n'est pas seulement en nous, mais aussi à l'extérieur de nous : autrui peut me tromper, me présenter comme vrai ce qui, en fait, ne l'est pas. Et cela parce que autrui, en tant qu'être libre, est capable de produire volontairement de fausses apparences, une « surface » qui masque ou déforme le vrai (alors que quand il s'agit de choses ou de concepts, la « surface » ne résulte pas d'une volonté de tromper). Dans ce cas, même si je prends conscience de mes certitudes immédiates et que je les mets de côté, même si je vois les choses « telles qu'elles sont », je peux manquer la vérité, car ce que pense vraiment, ce que veut vraiment, ce que ressent vraiment quelqu'un, je ne peux le connaître que s'il me le montre sans déformation. On peut croire que l'autre nous dit la vérité alors qu'il nous ment, par exemple quand il nous dit ce qu'il a fait hors de notre présence, quand il nous fait une promesse, quand il nous dit ce quel sentiment il éprouve pour nous, etc.

Illustration possible : le séducteur qui, comme Don Juan dans l’œuvre de Molière, fait des serments d'amour alors qu'il n'éprouve nullement ce sentiment, pour parvenir à ses fins.

L'accès à la vérité dépend alors entièrement de la véracité d'autrui, c'est-à-dire de la droiture de son intention, de son honnêteté morale ; je ne peux que lui faire confiance, m'en remettre à lui. Ce qui revient à admettre que je suis moi-même impuissant, tributaire de la volonté d'autrui, « livré » à celle-ci : si autrui me ment, il interpose entre la vérité et moi un obstacle dont le franchissement ne dépend pas de moi, de sorte qu'il me faut renoncer à la posture d'auto-suffisance ou de toute-puissance du sujet cartésien. Nous avons du mal à reconnaître la vérité parce qu'elle dépend d'une libre volonté qui n'est pas la nôtre.

Transition : La possibilité du mensonge et la nécessité de la confiance signifient donc qu'il est possible de ne pas désirer la vérité, de la refuser, et que l'accepter n'est pas forcément facile. Pourquoi ?

[remarque : en construisant ainsi la succession des parties, on rend manifeste un lien entre les deux aspects du sujet, celui de la connaissance et celui de l'honnêteté morale, car avec autrui et les vérités qui le concernent, la première dépend de la seconde ; on évite ainsi de juxtaposer simplement les deux dimensions que le sujet met en jeu].

IIIe partie

C'est le second sens de « reconnaître » qui passe au premier plan. Celui qui ment, cherche à tromper, se donne de fausses apparences, n'a pas de mal à discerner et à connaître la vérité : il la connaît même forcément, lorsqu'il s'agit de vérités à propos de choses dont il est lui-même la source : ce qu'il a fait ou dit, ce qu'il pense, ce qu'il ressent, etc. L'obstacle est donc uniquement en lui, contrairement au cas examiné en Ière partie, et il est d'une autre nature : non dans sa raison (insuffisamment ou mal employée), mais dans sa volonté. Il ne veut pas de la vérité. En ne reconnaissant (admettant) pas la vérité, il me rend difficile ou même impossible de la reconnaître (discerner). Et cette tendance existe en nous tous : admettre la vérité, l'avouer, la manifester, nous est difficile, cela nous demande un effort. Pourquoi ? Parce que bien souvent nos intérêts ou nos désirs s'y opposent. Nous ne sommes pas spontanément amoureux du vrai (= philo-sophes), mais plutôt de nous-même, de notre petit moi. C'est ce que suggère Descartes, dans l'une de ses lettres à Élisabeth, lorsqu'il évoque ceux qui se mentent à eux-mêmes en vue de leur bien-être.

Confirmation : la tendance que nous avons parfois à rejeter hors de nous-même la cause de nos actes ou décisions, à nous considérer comme les malheureuses et impuissantes victimes de forces extérieures [ce que Sartre, dans L'existentialisme est un humanisme, appelle la « mauvaise foi »].

Mais cela semble signifier, au fond, que c'est notre statut même de sujet libre et responsable que nous avons du mal à assumer, autrement dit la vérité de ce que nous sommes, en tant qu'êtres irréductibles à leur dimension physique, psychologique ou sociale. C'est seulement à un homme refusant la vérité à propos de sa propre essence, que la vérité peut paraître indésirable chaque fois qu'elle heurte ses désirs ou intérêts particuliers. Et même si cet homme admet la vérité lorsqu'elle se trouve correspondre à ses désirs ou intérêts, on ne peut pas dire qu'il la reconnaît vraiment : car c'est alors de manière contingente, et pour des raisons extérieures à la vérité elle-même, qu'il l'accepte telle qu'elle est.

Conclusion

Ce n'est donc pas la même partie de nous-même qui fait obstacle, selon qu'il s'agit de discerner la vérité, ou de l'admettre. Et dans la mesure où c'est cette seconde forme de reconnaissance qui met en jeu notre rapport à notre propre essence, ne faut-il pas en conclure que, si nous avons du mal à reconnaître la vérité, c'est d'abord parce que nous manquons souvent de courage pour assumer le poids de notre responsabilité, aussi bien envers autrui qu'envers nous-même ?

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Indications essentielles pour les khôlles HK

 

 

 

 

Préparation 1h – Passage 30mn dont 20mn d'explication par le candidat + 10mn d'échange (questions, reprises, etc.)

 

 

 

 

L'exercice consiste à expliquer un texte, et non à le commenter.

Il s'agit donc de chercher à comprendre le mieux possible la pensée de l'auteur présentée dans le texte, sans chercher à la critiquer (ni positivement, ni négativement). On cherche à mettre au clair ce qu’il dit, comment il le dit, pourquoi il le dit. Il s'agit de se mettre à l'écoute du texte, sans aucun a priori.

Dans ce but l'attention doit se diriger sur deux points généraux :

a) La compréhension claire et exacte de chaque idée, chaque affirmation proposées par le texte ; parfois le sens d'un terme ou d'une phrase n'est pas immédiatement clair, il peut y avoir plusieurs interprétations ; il faut donc chercher à voir quelle est la bonne, ou la plus probable. De cette façon, on s'assure de ne pas se tromper sur l'objet dont il est question (de quoi l'auteur parle-t-il ?), ni sur la teneur de son discours (à propos de cet objet, que dit-il exactement ?).

Attention : il ne s'agit pas d'inventer le sens, ni de plaquer sur le texte tel ou tel sens que l'on croit connaître ; c'est le texte lui-même, et rien d'autre, qui doit servir de guide pour comprendre le sens qu'il donne, lui, à tel ou tel élément.

La règle générale est qu'il faut expliquer le texte par le texte lui-même.

b) La recherche et l'explication des liens logiques instaurés par l'auteur entre ses idées, entre ses affirmations. Un texte philosophique n’est pas seulement une suite de remarques, disposées au hasard ou au gré de « l’inspiration » aléatoire du moment, mais un ensemble organisé, obéissant à des règles. Bref : l’auteur n’a pas jeté des idées sur le papier en vrac, il a suivi un certain ordre, son discours présente une continuité dans son déroulement : il faut le voir, et montrer qu'on l'a vu. Parfois les liens entre les idées seront explicitement indiqués par le texte lui-même, au moyen de termes comme "donc", "par conséquent", etc. : dans ce cas il "suffira" de bien clarifier le sens de ce lien ; mais dans d'autres cas il sera moins apparent, ou même tout à fait implicite : il faudra alors voir et signaler ce lien dont la présence est bien réelle, mais pas immédiatement visible.

Dans les deux cas, expliquer signifie toujours : mettre en pleine lumière ce qui est là (on ne doit rien ajouter ni rien inventer), mais pas forcément visible à première vue.

Sur les deux points (compréhension de chaque élément pris en lui-même, et des liens logiques qui existent entre eux), il ne faut se servir de rien d'autre que du texte lui-même, de ses propres connaissances de vocabulaire et de ses propres capacités de raisonnement. Et il faut laisser le texte tel qu'il est, avec ses éventuelles zones d'ombre. Si, par exemple, le texte comporte un élément qui pose un problème de compréhension, sans donner lui-même les moyens de le résoudre, la bonne attitude n'est pas de faire comme si c'était clair, encore moins de rester muet sur ce point embêtant, mais de le voir et de le dire.

Ce même respect du texte impose de ne pas consacrer le même degré de développement à tous les points du texte, mais de s'arrêter le plus sur ceux qui, par leur rôle dans le texte, le réclament. Dans un texte, tout n'a pas la même importance ; bien expliquer le texte, c'est donc épouser ses contours, ses « temps forts » et ses passages moins essentiels ; c'est précisément le rôle d'une explication de faire ressortir ces contrastes : tout traiter de la même façon, ce serait donc, à la limite, défigurer le texte.

Enfin et toujours pour la même raison, l'explication ne doit pas découper le texte de façon arbitraire et mécanique, par exemple en le prenant phrase par phrase. Il y a des passages qui forment des touts à l'intérieur du texte : découper le texte phrase par phrase reviendrait presque certainement à le priver de son sens, ou à en perdre une grande partie.

On proposera donc :

Uneintroductioncomportantles trois éléments suivants :

Le thème du texte. Attention : ce thème ne doit pas consister en un simple mot, mais doit avoir la forme d'une question. Pour la trouver, se demander : quelle est LA question principale que ce texte étudie, et à laquelle il s'efforce de répondre ?

La thèse du texte. C'est la réponse que le texte propose à la question dégagée ci-dessus.

Le plan du texte. Ce sont les quelques étapes principales de la réflexion de l'auteur.

L'explication proprement dite (cf. supra)

Une conclusion

Elle rappelle la thèse de l'auteur et indique la principale raison qui, selon lui, la justifie.

 

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N’y a-t-il rien de plus précieux que la vie ?

Être précieux, c’est avoir un grand prix, et être ce qu’il y a de plus précieux, c’est avoir un prix supérieur à tout autre. Pour savoir s’il n’y a rien de plus précieux que la vie, il faut donc chercher à comparer le prix de la vie avec celui de tout le reste. Cela suppose de s’interroger sur le « reste » en question, sur la vie elle-même, et de les comparer pour apprécier leurs valeurs respectives. S’agit-il du simple fait d’être vivant, au sens biologique du terme ? Cela revient alors à se demander si quelque chose peut valoir qu’on accepte de mourir pour le préserver, ou si la vie biologique doit toujours être préservée « à tout prix ». Mais cette vie-là est-elle la seule à envisager ? Et comment s’interroger sur son prix sans s’interroger du même coup sur la différence entre l’homme et les vivants naturels ? C’est bien la spécificité de l’être et de l’existence de l’homme qui semble constituer l’enjeu essentiel de ces questions.

 

 

Se demander s’il n’y a rien de plus précieux que la vie, c’est se demander s’il y a quelque chose qui a un plus grand prix que la vie, et donc, s’il y a quelque chose de tel que, au cas où il faudrait choisir entre la vie et la chose en question, ce serait cette dernière qu’il faudrait choisir, quitte à perdre la vie. Mais perdre la vie, au sens strict, signifie mourir : la question porte donc d’abord sur la vie au sens biologique, la vie corporelle. Et le genre de chose qui paraît devoir lui être comparé en premier lieu, c’est l’ensemble des biens physiques ou matériels, puisqu’ils relèvent du même domaine. Y a-t-il donc des biens matériels plus précieux que la vie ? Il semble clair que non : dans l’ordre de la réalité physique, rien n’est plus précieux que la vie. Qui donnerait sa vie pour sauver sa nourriture, ou sa maison, ou un objet si précieux soit-il ? La raison en est que ces choses sont des moyens de protéger, de faciliter ou d’agrémenter la vie ; il y aurait donc contradiction à renoncer à la vie pour elles : ce serait accorder plus de valeur au moyen qu’à la fin.
   Une double clarification en découle pour notre problème ; d’abord, il semble que seul pourrait être plus précieux que la vie, ce qui serait une fin par rapport à laquelle la vie elle-même ne serait qu’un moyen ; ensuite, il paraît établi que rien de tel ne peut se trouver dans l’ordre purement matériel. La question est donc : y a-t-il quelque chose de non matériel, par rapport à quoi la vie physique serait seulement un moyen ? L’homme pourrait bien ne pas être un simple organisme vivant, et comporter une dimension autre, spirituelle : l’âme telle que Platon, par exemple, la conçoit dans le Phédon, comme substance distincte de toute matérialité. Mais à son propos, plusieurs difficultés surgissent aussitôt. D’abord son existence même paraît sujette à caution, alors que celle du corps ne l’est pas : comment accorder plus de prix à ce dont l’existence est douteuse, qu’à ce qui existe de façon certaine ? La réalité la plus humble n’a-t-elle pas infiniment plus de prix que la plus belle des hypothèses ? Ensuite, en admettant l’existence de l’âme, si le plus précieux est ce qu’il faut refuser de perdre « quel qu’en soit le prix », il reste à comprendre comment on pourrait « perdre son âme », et à voir si et pourquoi cette âme serait d’un plus grand prix que la vie. Pensons à l’exemple du docteur Faust, qui, chez Goethe, vendit son âme au diable... pour conserver encore un peu sa vie, et une vie jeune, pleine de « vitalité » justement. A ses yeux, sa vie valait plus que son âme...alors même que l’existence de cette dernière était certaine pour lui. De façon plus générale, l’expression « perdre son âme » semble désigner un renoncement à certaines valeurs, l’acceptation de ce qui est moralement inacceptable. Et l’on considère fréquemment qu’il vaut mieux renoncer à la vie plutôt qu’accepter de s’avilir, qu’il y a des valeurs ou des principes qui valent qu’on meure pour eux : la liberté, la dignité, et que ceux qui le font sont dignes d’admiration. Mais on omet alors de remarquer que celui qui perd la vie perd tout, y compris ce au nom de quoi il l’a sacrifiée : celui qui perd sa vie pour sauver sa liberté, perd en vérité les deux à la fois, car une fois mort, il n’est ni vivant, ni libre. Ainsi de façon générale, la vie paraît bien être ce qu’il y a de plus précieux, puisqu’elle est la condition de tout le reste, et que la perdre, c’est perdre tout.
  Pourtant, autant la question de savoir si la vie doit être vue comme le moyen d’autre chose est pertinente, autant l’examen qui vient d’en être fait demeure trop rapide. Que la vie du corps soit la condition de l’existence de l’âme, et des valeurs dont celle-ci est porteuse, cela empêche-t-il qu’elle n’en soit que le moyen, et qu’elle soit donc d’un moindre prix ? Peut-on vraiment faire de la vie une fin en soi ?

 

 

Telle semble bien être, en effet, la nécessaire conséquence du refus d’accorder à quoi que ce soit un plus grand prix qu’à la vie. Si rien n’est plus précieux qu’elle, c’est que tout le reste ne vaut que par rapport à elle (qui est alors valeur suprême, critère ultime), et n’a de prix qu’à condition de la préserver, de la faciliter, de la promouvoir. Alors la vie, exigeant tous les sacrifices mais ne devant elle-même se sacrifier à rien, aurait une valeur infinie, inconditionnelle, absolue, en elle-même : elle serait une fin en soi. On vivrait... pour vivre. Or cela pose un double problème, si la vie dont on parle est toujours celle de la simple biologie.
   D’une part, on ferait de cette vie un absolu se justifiant lui-même, alors qu’elle est de fond en comble relative et donne une impression de profonde absurdité dès qu’elle n’est plus au service d’autre chose qu’elle-même. La vie biologique, ce sont des organismes qui se maintiennent en état de fonctionner, et se reproduisent... pour qu’il y ait d’autres organismes, qui à leur tour se maintiennent en état de fonctionner, et se reproduisent, etc. à l’infini. N’a-t-on pas affaire à une immense machine qui « tourne à vide », sans rime ni raison ? Considérée ainsi en elle-même, cette vie n’est-elle pas infiniment dérisoire, et même injustifiable si l’on songe que sa loi fondamentale est celle du rapport de force, de l’élimination sans pitié de tout ce qui fait obstacle ?
   D’autre part, ériger cette vie en absolu, c’est nier la spécificité de l’existence humaine. C’est pour l’animal qu’il n’y a rien de plus précieux que la vie (sinon sa vie à lui comme individu, du moins celle de son espèce). Le propre de l’homme, au contraire, semble résider dans le fait que la vie biologique n’est à ses yeux que le support d’autre chose : d’une existence spirituelle, qui seule donne à la vie un sens et la rend, comme on dit, « digne d’être vécue ». En tous ses aspects, l’existence humaine consiste à « nier le donné naturel », comme le dit G. Bataille dans l’Érotisme, c'est-à-dire à le mettre au service de buts d’un autre ordre, et donc à voir en lui un moyen : l’homme se soucie de rester en vie pour pouvoir penser, créer, aimer... Deux remarques s’imposent alors. D’abord, cette existence proprement humaine est bien elle-même une vie, de sorte que ce qui est plus précieux que la vie (biologique), c’est une autre vie (spirituelle) ; en ce sens, on peut toujours dire que c’est « la vie » qui est ce qu’il y a de plus précieux, mais à condition de prendre en compte la différence de nature qui sépare la seconde de la première. Ensuite, cela n’empêche nullement de considérer la vie biologique comme très précieuse, au contraire ; mais ce qui fait tout son prix, c’est justement le fait que, grâce à elle, autre chose qu’elle est possible, et autre chose qui, contrairement à elle, puisse être considéré comme ayant une valeur absolue. Alors, la vie ne doit pas être négligée ni risquée à la légère, mais elle ne peut non plus être sauvée « à n’importe quel prix ». Tel est le sens de l’attitude de cet homme imaginé par Kant, préférant mourir plutôt que de nuire à autrui pour complaire à son prince, ou du « maître » tel que le dépeint Hegel dans sa Phénoménologie de l'esprit : refusant de se laisser dominer par la choséité, c'est-à-dire par la simple tendance à persister dans l'être et donc à continuer de vivre, il affirme sa souveraine indépendance à son égard en étant prêt à y renoncer. On ne peut dire de ces hommes qu’en perdant la vie, ils ont tout perdu et qu’ils ne sont pas plus avancés : c’est au contraire en gardant la vie qu’ils eussent tout perdu, c’est-à-dire perdu tout ce qui donne à la vie sens et grandeur, ainsi qu'il advient à « l'esclave » dans le dispositif hégélien, qui voulant conserver sa dimension sensible (d'où son nom, seruus), se trouve enfermé en elle (et propter uitam uiuendi perdere causas !). De façon générale, ce qui a le plus de prix, ou plutôt ce qui « n’a pas de prix » mais est au-dessus de tout prix, comme le disait Kant dans ses Fondements de la métaphysique des mœurs, c’est la dignité de l’homme, c’est-à-dire justement ce qui rend cet être irréductible à ses fonctions vitales, et capable d’actes qui dépassent, voire contredisent les exigences vitales.
      Cela suppose toutefois d’admettre l’existence, en l’homme, d’une dimension autre que biologique, et qui soit radicalement autonome par rapport à celle-ci. Or, comme Calliclès le disait déjà dans le Gorgias de Platon, la prétention à s'élever au-dessus de la nature n'est-elle pas en vérité une ruse de cette dernière, pour s'affirmer elle-même encore et toujours ? La vie ne perdrait ainsi qu'en apparence la première place dans la hiérarchie des valeurs, et cela pour mieux l'occuper en réalité.

 

 

Tel est le soupçon exposé par Nietzsche dans sa Généalogie de la morale : tout dépassement de la vie naturelle serait illusoire, et cette illusion, loin d'être gratuite, serait un moyen détourné de triompher en cette vie. Affirmation de soi et persévérance dans l'être constitueraient ainsi l'essence de l'homme, celui-ci ne se distinguant pas radicalement des autres vivants, mais les hommes se distinguant toutefois les uns des autres par la modalité de l'accomplissement de cette essence une. Précisément, celui qui, par manque de puissance, ne peut l'accomplir de manière directe et active, s'y emploiera de façon réactive et indirecte, en créant un monde imaginaire de « valeurs » opposées à la logique de la vie : souci du plus faible, égale dignité de tout homme, maîtrise des désirs... En promouvant de telles idées, il espère gommer son handicap, amener les « mieux doués » à ne pas user de leurs avantages, et se parer lui-même de noblesse en donnant à sa médiocrité les apparences d'une vertu. Mais l'« arrière-monde » qu'il crée ainsi a son répondant dans les « cavernes intérieures » qu'il abrite et creuse en lui, et dans lesquelles s'affaire, soigneusement cachée, sa véritable volonté : vivre et continuer à vivre, lui aussi.
   S'acharnant à se maintenir malgré son impuissance à le faire « naturellement », la vie reste donc valeur suprême, plus précieuse que tout, puisque tout, même ce qui semble s'en séparer, est fait pour elle. Cependant en adoptant cette forme, la vie se nie elle-même, en une négation qui n'a point le sens d'un dépassement, mais au contraire celui d'un affaissement, d'un écroulement en-dessous de soi-même : Nietzsche ne tarit pas d'invectives contre cette vie faite de petitesse, de pauvreté, de masques et de mensonges. Il y oppose la « vraie vie », la vie vraiment vivante en quelque sorte, florissante, active, créatrice, profuse et généreuse, aérée et aérienne, sans recoins ni regards en biais ; c'est cette vie-là, celle des « forts » ou « aristocrates », qui est réalité véritable et valeur suprême, c'est elle qui, se justifiant immédiatement elle-même, et n'ayant besoin que d'elle-même pour être ce qu'elle est, a la dignité d'une fin en soi ; c'est elle, en un mot, qui « n'a pas de prix ».
   Autant dire qu'avec Nietzsche une scission se creuse, non entre la vie naturelle et autre chose, mais au sein même de cette vie, entre forme saine et forme maladive. Mais les caractéristiques de la vie saine, considérées de plus près, jettent le trouble sur la radicalité de sa différence avec la vie spirituelle. Car la santé de cette vie ne réside-t-elle pas dans son aptitude et sa propension à se risquer, à s'élancer sans hésitation vers l'extérieur, à s'aventurer avec insouciance, et pour ainsi dire à ne pas se prendre elle-même au sérieux ? N'est-ce pas en s'exposant à sa perte qu'elle manifeste au suprême degré sa grandeur et sa beauté, là où la vie maladive montre sa laideur et sa mesquinerie en cherchant à se préserver ? C'est précisément en ne voulant pas se conserver à tout prix que la vie se montre et s'affirme comme plus précieuse que tout ; et inversement, en voulant se conserver elle se dégrade, ne vaut plus grand-chose, voire acquiert une valeur négative : on serait prêt à payer pour ne pas l'avoir... Si donc la vie ne vaut que par sa capacité à être insoucieuse d'elle-même, est-on si loin de la manière d'être propre à l'esprit qui, chez Hegel, refuse d'adhérer servilement à la choséité ? Aristocrate nietzschéen et maître hégélien semblent se rejoindre, finalement, en cette même conviction : la vie qui est au-delà de tout prix est celle qui comporte, au cœur d'elle-même, un profond détachement par rapport au simple fait d'être en vie.

 

 

Ainsi peut-on dire qu’il n’y a rien de plus précieux que la vie, à condition d’admettre que la vie en question ne peut être la vie dans sa facticité naturelle immédiate, et que celle-ci mérite en certains cas d’être sacrifiée à celle-là. Que l'altérité qui les sépare consiste en un radical dépassement de la nature par l'esprit, ou en un accomplissement de la nature par quelque victoire de celle-ci sur elle-même, cette altérité est requise pour que la vie soit ce qu'il y a de plus précieux, et même davantage : ce par rapport à quoi tout prix peut et doit être fixé.

 

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Faut-il s'abstenir de juger pour être juste ?

 

NB : Les remarques entre crochets portent sur les éléments soulignés juste avant. En bleu, des remarques sur le contenu lui-même ; en rouge, des remarques portant sur des problèmes fréquemment rencontrés dans les copies.

 

   Qu'il faille parfois ne pas juger pour être juste, cela paraît évident. C'est le cas chaque fois que l'on ne s'estime pas compétent pour émettre un jugement juste, qu'il s'agisse de justice ou de justesse : par exemple lorsqu'un tribunal se déclare incompétent et renonce à juger une affaire, pour le premier de ces deux sens, ou lorsqu'un expert s'avoue incapable de poser un diagnostic certain, pour le second. Dans les deux cas, l'abstention de jugement apparaît comme la condition sinon suffisante, du moins nécessaire, pour que le sujet susceptible de juger soit lui-même juste, c'est-à-dire fasse preuve de justice. Mais peut-on donner à cette exigence un caractère impératif universel, et soutenir que l'on ne peut être juste qu'en s'interdisant toujours tout jugement ? Cela signifierait que juger et être juste seraient incompatibles par nature, indépendamment des objets en cause, et de quelque forme de jugement qu'il s'agisse, du simple constat empirique (« cette fleur est rouge ») à la qualification morale (« cet homme est malhonnête ») en passant par le verdict juridique (« cette femme est coupable de vol »).N'en résulterait-il pas un paradoxe, puisqu'il faudrait alors dire, de celui qui s'abstient de tout jugement : « il est juste », ce qui constitue bien encore un jugement ? [je souligne ceci parce que c'est typiquement ce genre de chose qui doit figurer dans une introduction : on soulève une difficulté majeure, concernant le sujet pris dans son entier, sans aucunement se prononcer à l'avance sur la ou les réponse(s)]. Il semble donc que tout le problème consiste à savoir si un jugement juste est possible, si oui à quelles conditions, et donc essentiellement à s'interroger sur l'existence d'une idée du juste pouvant servir de critère au jugement, et sur la nature du lien pouvant exister entre bien juger et être soi-même juste.

[Il est particulièrement catastrophique de décréter, dès l'introduction, que tout jugement est nécessairement « subjectif », « personnel » ; car cela revient pratiquement à régler la question dès le départ, en tranchant (sans aucune argumentation, comme si c'était une évidence) un des enjeux problématiques majeurs du sujet. Il fallait se demander si un jugement « objectif », vrai, est possible à propos de ce qui est juste, et faire de ce questionnement un aspect essentiel du devoir].

 

I. Domaine juridique : juger = rendre un verdict, décider, trancher. Il semble y avoir quatre conditions essentielles pour que le jugement soit juste :

- que les faits soient établis de manière exacte, ie avec justesse.

- que le jugement porté sur ces faits résulte d'une comparaison entre ceux-ci et ce que la loi exige ; le critère de qualification des actes doit être la loi seule, et non les idées ou motifs subjectifs du juge lui-même comme individu particulier.

- que les circonstances soient prises en compte : elles peuvent en effet atténuer ou aggraver le manquement commis à l'égard de ce que la loi réclame.

- que les faits en question soient reconnus comme résultant d'une volonté suffisamment libre pour pouvoir en être tenue responsable.

L'abstention de jugement ne semble donc pouvoir être justifiée que par le défaut d'une ou plusieurs de ces conditions, et non pas de façon générale et inconditionnelle. Mais l'une au moins de ces conditions du jugement pose problème du fait qu'elle comporte des enjeux allant au-delà du juridique lui-même. Faut-il pour être juste appliquer la loi de manière juste, ou ne faut-il l'appliquer que si la loi est elle-même juste ? [ bien distinguer la justesse de l'application et la justice de la loi elle-même ; on peut appliquer de manière « juste » (impartiale, « objective ») une loi injuste – si toutefois la notion de « loi injuste » a un sens, ce qui est à voir.Cette distinction a très souvent manqué dans les copies]. Que penser, par exemple, d'une application impartiale des lois de Nuremberg ? Ne peut-il y avoir des lois injustes, et dans ce cas le refus d'émettre des jugements fondés sur elles n'est-il pas nécessaire pour être juste ? Mais comment et au nom de quoi juger les lois elles-mêmes ?

Une difficulté classique se dresse ici : les lois juridiques sont variables dans l'espace et dans le temps, et prescrivent parfois le contraire les unes des autres [donner un exemple] ; elles sont frappées de particularité et de contingence. Il semble donc à la fois impossible de juger d'après autre chose qu'elles, et impossible d'être pleinement juste en jugeant d'après elles. → deux cas à distinguer :

- à l'égard des actes commis à l'intérieur d'une société : il faut juger pour que la vie en commun soit possible ; mais est-ce juste pour autant ? [ne pas confondre immédiatement faire régner l'ordre (ou la « cohésion ») et faire régner la justice. Cf.R.Girard par exemple (petit cours en ligne sur ce site). Il y a eu des problèmes sur ce point plus d'une fois dans les copies]. Ce ne peut l'être qu'en un sens bien restreint : on traite de manière égale et impartiale tous les justiciables de la loi ; en ce sens, il ne faut pas s'abstenir de juger pour être juste, mais « juste » signifie simplement « conforme à la règle » quelle que soit celle-ci.

- à l'égard des lois elles-mêmes, et donc des différentes sociétés : au nom de quoi juger que telle loi est plus juste qu'une autre ? Ce jugement ne sera-t-il pas forcément issu de croyances et d'intérêts particuliers ? → « ethnocentrisme », Lévi-Strauss Race et histoire [développer un peu]. Il faut alors s'abstenir de juger pour être juste, ou du moins pour ne pas être injuste, en respectant l'impossibilité où l'on est de donner un fondement universel et légitime à son jugement. [Ici je souligne pour rappeler qu'il doit y avoir une proposition de réponse à la fin d'une partie].

Mais cette conclusion pose un problème : comment qualifier de « juste » celui qui motive son abstention de jugement par l'absence d'idée objective ou « en soi » du juste ? Le qualifier de « juste », n'est-ce pas admettre qu'il y a du juste en soi, ce qui reviendrait à se contredire ? Inversement, mais pour la même raison, comment qualifier d'« injuste » ou de « non-juste » celui qui juge en fonction de ce qu'il est ? Cela présuppose une idée universelle du juste, alors que l'on est précisément en train de la nier.

[Je souligne ceci pour attirer l'attention sur deux points : a) cette interrogation n'a pratiquement jamais été vue, or elle s'impose logiquement ; b) voilà à quoi doit ressembler une transition : une relance de l'interrogation sur un point essentiel de la partie qui s'achève – et non pas une annonce de thèse ou de réponse, ni un passage à autre chose sans aucune véritable médiation (du style « mais en outre, ou par ailleurs, ou de plus, il faut aussi, ou il est intéressant de, examiner maintenant tel ou tel point »].

 

II. Ainsi Calliclès (Platon, Gorgias) ne craint pas d'affirmer qu'il est juste de penser, parler et agir pour faire prévaloir ses intérêts et son plaisir : par exemple, si l'on est maître d'un État, de juger toujours en faveur de ses amis et en défaveur de ses ennemis. De même Nietzsche (Généalogie de la morale, I) : chacun définit le bien et le mal, et juge en conséquence, conformément à sa nature. Le jugement est alors dépossédé de tout pouvoir de justesse ou de vérité : il n'est jamais le reflet fidèle de ce qui est, mais l'expression (éventuellement masquée) de l'être qui juge ; nos jugements ne disent jamais autre chose que ce que nous sommes. Approfondissant considérablement, sur ce point, l'intuition encore grossière de Calliclès, Nietzsche en décèle la cause et la confirmation dans la structure même du langage, vecteur de tout jugement : décomposition du réel en sujets et en verbes, en acteurs et en actions, en substances et prédicats, alors que le réel est une totalité indivise, où « l'action est tout », le soi-disant sujet n'ayant aucune consistance propre en-dehors de celle-ci. Mais conjointement, il faut dire qu'ici le jugement ne fait jamais que refléter le réel, puisqu'il est la nécessaire expression du fond même de l'être de celui qui juge, la manifestation directe ou indirecte de sa « volonté de puissance ». Le jugement déforme l'objet sur lequel il porte, mais révèle la nature de celui qui le prononce. [Je souligne ceci à titre d'exemple d'un certain approfondissement dans l'examen d'une doctrine que l'on fait intervenir ; souvent vous n'exploitez pas tout ce qu'une doctrine peut fournir pour réfléchir sur le sujet, car vous les survolez un peu trop].

Par suite, la double absence de libre subjectivité ou de libre-arbitre, d'une part, et de principe universel de justice, d'autre part, n'entraîne pas ici un devoir d'abstention de jugement. Elle débouche plutôt sur sa légitimation : chacun est juste en jugeant à partir de son propre être, car « être juste » ne signifie pas « respecter ce qui est juste en soi » mais « respecter les exigences de la nature ». C'est la conception de l'essence de l'homme qui entraîne cette conséquence : si le sujet humain est dépourvu de libre-arbitre, s'il est déterminé par une extériorité avec laquelle, à vrai dire, il ne fait qu'un, il n'y a aucune raison de le qualifier « d'injuste » lorsqu'il émet des jugements : ceux-ci, bien que déformant le réel, ne le déforment qu'à l'incitation de ce réel lui-même. Il ne faut donc pas s'abstenir de juger pour être juste : voir et traiter l'autre comme l'exige la volonté de puissance, c'est être tout à la fois dans la justesse et dans la justice ; et en excluant toute « tolérance », Nietzsche paraît faire montre d'une radicale cohérence.

Une difficulté apparaît pourtant, car chez Nietzsche tous les jugements ne se valent pas ; ceux des aristocrates (à définir rapidement) sont plus justes, « valent mieux » que ceux des faibles (idem), en ce sens qu'ils expriment un être conforme à l'essence de la vie, alors que ceux des faibles sont les reflets d'une vie maladive, séparée d'elle-même, retournée contre elle-même : une vie qui n'en est pas vraiment une. En jugeant comme il le fait, le faible agit avec justesse, ie en conformité avec son être, mais non pas avec justice, puisque cet être qui est le sien est un « mauvais être », un être difforme et malsain qui porte atteinte à l'intégrité de la vie. Faut-il lui demander de s'abstenir de juger, ses jugements étant à la fois faux et mauvais par nature ? Oui peut-être, mais ce serait alors lui demander de s'abstenir d'être. [Même remarque que la précédente]

Ainsi s'impose, pour ainsi dire d'elle-même, l'idée d'un critère du juste qui, pour ne pas être d'ordre intelligible ni transcendant par rapport à l'ordre des faits et des forces, n'en est pas moins universel ; à savoir, chez Nietzsche : ce qui est conforme à la « vraie vie », la vie saine, puissante, affirmative, etc. Prenant acte de ce qu'il semble impossible d'affirmer l'équivalence de tous les jugements, ne faut-il pas reconnaître à l'homme le pouvoir de s'extraire de toute détermination pour discerner cet universel, et le reconnaître responsable du plus ou moins de respect qu'il en a ?

 

III. Tout jugement se présente sous la forme d'une affirmation, mais l'affirmation qu'il constitue est toujours, explicitement ou non, la réponse à une question. En sa forme générale d'attribution d'un prédicat à un sujet par la médiation d'une copule, en sa prétention à dire ce que ce sujet est, le jugement vient en réponse à la question « qu'est-ce que ? », lors même qu'il voile cette source en se posant sur le mode de l'immédiateté qui est celui de l'opinion, et paraît ainsi jaillir sans préalable. Or la puissance d'interrogation, dans la mesure où il n'est rien sur quoi elle ne puisse s'exercer, dans la mesure aussi où sa négation même suppose sa mise en œuvre, paraît attester la présence en l'homme d'une capacité radicale de déprise, d'extraction à l'égard de toute extériorité ; davantage même, elle paraît faire surgir cette extériorité même, comme telle, en posant un ob-jet, une altérité distincte aussi bien de l'activité elle-même que du sujet qui l'exerce. N'ouvre-t-elle pas ainsi la possibilité de jugements qui soient autre chose que de serviles reflets de la facticité, c'est-à-dire de l'être particulier et contingent de tel homme, telle catégorie d'hommes, telle société ? Tel est l'argument fondamental mis en avant par Léo Strauss, dans Droit naturel et histoire, pour manifester le pouvoir de l'homme de juger plus ou moins bien, de manière plus ou moins juste : le simple fait que nous puissions nous demander ce que vaut l'idéal de notre société montre que nous sommes autre chose que le pur produit de cette dernière, autrement dit : que notre rapport à l'extériorité n'est pas déterminé de fond en comble par celle-ci, mais d'abord et fondamentalement par nous-même. Rejoignant ainsi Hegel, il nous place en position essentielle de responsabilité quant à notre regard et à notre comportement vis-à-vis de ce qui se tient autour de nous, les « circon-stances », qui n'ont sur nous « que le pouvoir que nous leur accordons » (Propédeutique philosophique).

Conjointement, cette faculté de recul critique par rapport à soi-même paraît impliquer une idée du juste « en soi », ou « tout court », ce que Léo Strauss appelle un « étalon universel » [Il y a encore trop souvent des problèmes, dans les copies, à propos du sens de la notion d'universel. Elle est bien souvent confondue avec le « général », le « commun », ou ce qui est « admis par tous », autrement dit avec ce qui factuellement existe partout ou presque partout. Or rappel : il ne suffit pas que quelque chose existe partout pour qu'on puisse dire que c'est universel : encore faut-il que cela soit nécessaire, ie lié à l'essence de la chose. Donc, dire que le juste en soi est universel, cela ne signifie pas du tout que cette idée est connue et respectée partout ! Cela signifie que son sens et sa vérité ne dépendent pas de ce que, factuellement, les hommes pensent, disent ou font]. En effet, se demander si les lois en vigueur dans sa propre société sont bien justes, serait tout simplement impossible si l'on n'admettait pas une telle idée, car cette interrogation signifie : dans quelle mesure les lois de ma société sont-elles en accord avec ce qui est juste tout court ? Tel serait le sens précis de l'idée de droit naturel, le terme « naturel » signifiant ici que le droit en question, et l'idée de justice qu'il suppose, ne sont pas les résultats d'une « construction » individuelle ou collective, mais sont ce qu'ils sont en eux-mêmes, « par nature », autrement dit vrais, conjoignant ainsi les deux sens de « juste » (justesse et justice). L'effort de discernement de la vérité, à propos de ce qu'est le juste en soi apparaît ainsi comme une condition de la décision ou du comportement juste ; et cet effort implique le recours au jugement, puisqu'il s'agit bien de parvenir à voir ce qu'est le juste, de pouvoir énoncer des propositions de la forme « le juste en soi est ceci », ou « l'idée de justice contient nécessairement cela » – autrement dit, des jugements. Mais davantage encore, cet effort de discernement est déjà lui-même une mise en œuvre de la justice, dans la mesure où, dès lors qu'il est possible, il devient moralement nécessaire de l'entreprendre. Ainsi Léo Strauss dit-il que si nous sommes capables de chercher ce qui est juste en soi, alors nous devons le faire ; nous serions moralement fautif en ne le faisant pas ; de sorte que c'est, pour ainsi dire, l'idée de justice elle-même qui nous appelle à la chercher, puis à la respecter de notre mieux. [Je souligne ceci pour attirer l'attention sur un aspect qui a bien souvent manqué dans les copies : la tentative de lier les deux sens de « juste », donc les deux thèmes de la justice et de la vérité ; bien souvent, soit l'un des deux a été omis plus ou moins complètement (celui de la vérité), soit ils ont été laissés disjoints l'un de l'autre, simplement juxtaposés. Seules quelques bonnes copies, ou quelques bons passages de certaines copies, ont vu ou entrevu un lien entre les deux : point positif, trop rare mais qui mérite aussi d'être signalé].

L'existence d'une intériorité irréductible, dont la puissance d'interrogation paraît bien attester la présence en l'homme, entraîne enfin une dernière conséquence essentielle pour notre propos. Si, en effet, l'être de l'homme est toujours inépuisable en ses manifestations, s'il consiste en une « transcendance intérieure », comme le dirait Lévinas (Totalité et infini), qui empêche de l'identifier jamais avec ses pensées et actes particuliers, alors cet être ne saurait être lui-même jugé en son être : on ne peut être juste en jugeant que si l'on prend pour objet de jugement des actes, en s'abstenant de juger les personnes elles-mêmes.

 

 

Il s'agirait donc, pour être juste, non pas de renoncer à juger, mais de suspendre tout jugement immédiat, d'en dégager le critère particulier et implicite du vrai (justesse) et du bien (justice) qui l'anime ; puis, de faire de ce critère un objet d'interrogation, cette interrogation impliquant elle-même la prise en vue d'un critère universel, à expliciter le plus clairement possible ; et enfin, de ne plus juger qu'à l'aune de ce dernier. Ainsi sera-t-on soi-même juste en rendant ou prononçant des jugements justes : car on ne peut parvenir à de tels jugements que par la médiation de la disposition morale, consistant à tout faire pour discerner le juste de la façon la plus exacte possible (justesse), et à ne juger qu'à sa lumière (justice).

  

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Conseils de méthode pour la dissertation

« (...) un discours doit être constitué comme un être vivant, avec un corps qui lui soit propre, une tête et des pieds, un milieu et des extrémités, toutes parties bien proportionnées entre elles et avec l'ensemble ».

Platon, Phèdre, 264c

 

Faire une dissertation consiste à étudier une question de la façon la plus complète et la plus approfondie possible, et à proposer finalement une réponse. Cela signifie :

1) qu'il ne faut oublier aucun aspect (l'étude doit être complète). Pour cela, il faut dégager tous les sens que la question peut prendre, et n'en éliminer aucun a priori. Concrètement, cela veut dire : envisager tous les sens que chacun des termes du sujet peut prendre. Chaque fois que l'on prend un certain terme dans un certain sens, cela donne une certaine question, qui est l'un des visages que le sujet peut prendre ; ou encore, l'une des questions que le sujet implique ou contient en lui-même.

Parmi les termes du sujet, certains pourront être définis de plusieurs façons (être pris en plusieurs sens), et d'autres non. Ce sont les cours, et aussi la culture personnelle, qui aident à voir lesquels peuvent être pris en plusieurs sens, et quels sont les sens en question.

2) que les différents sens donnés aux termes du sujet, et les différentes questions qui en découlent, ne sont pas tous au même niveau de profondeur ; certaines définition s'en tiennent aux apparences, à ce qui semble évident, et d'autres s'approchent beaucoup plus de la réalité, qui est toujours complexe. Le travail de la dissertation philosophique consiste à partir de cette surface et à avancer le plus possible vers l'essence véritable, plus difficile à voir et nécessitant un chemin pour être atteinte (alors que la surface est immédiatement offerte et accessible).

Remarque pour les KH : à propos des sujets n'ayant pas la forme d'une question (notion, couple de notions, locution...), bien penser à chercher des distinctions et d'éventuelles tensions, rapports, etc. à l'intérieur même d'une notion, avant de les chercher entre cette notion et autre chose. C'est tout particulièrement le cas pour les sujets ne comportant qu'une seule notion, mais cela vaut de façon générale. La règle à garder en tête est : si une notion est à relier avec autre chose qu'elle-même, il faut que ce soit parce que elle-même le réclame – et non pour des raisons extérieures.

Il en découle les conséquences suivantes :

Les définitions des termes en jeu dans le sujet peuvent et doivent évoluer au cours de la dissertation. Il est donc capital de ne pas les fixer définitivement dès le début. Il faut, certes, poser certaines définitions pour commencer, mais en sachant que certaines d'entre elles vont changer par la suite. Si on les fixe une fois pour toutes dès le départ, on rend impossible toute progression de la réflexion !

Précisément, dans la dissertation la réflexion doit progresser, s'enrichir et s'approfondir au fur et à mesure. Cette « marche en avant vers l'essence » s'effectue de manière ordonnée et au travers de grandes étapes, ce qui va la rendre à la fois plus claire et plus rigoureuse. Ces étapes sont les « parties » de la dissertation.

Comment définir chacune de ces étapes ? Comment savoir que tel ensemble de questions et de réflexions doit être regroupé dans une même partie ? Le principe général est le suivant : il y a une partie chaque fois que, les termes essentiels du sujet étant définis d'une certaine façon, le sujet dans son entier est lui-même pris dans un certain sens ; et chaque fois que l'on modifie la définition de l'un de ces termes, on crée une nouvelle partie, car le sujet dans son entier prend alors un nouveau visage.

Cela signifie que, dans chaque partie, tout le sujet est pris en compte (et non pas seulement l'un ou l'autre de ses termes, en laissant de côté les autres). Cela signifie aussi que chaque partie peut et doit comporter une proposition de réponse à la question (sujet). La forme générale de la partie est donc : si tel terme signifie ceci, alors voilà quel est le sens de la question, et voilà quelle est la réponse, pour telle et telle raison.

Le nombre des parties est impossible à fixer d'avance, puisqu'il va dépendre à chaque fois du sujet, et du degré d'approfondissement que l'on est capable d'atteindre. La dissertation est terminée lorsqu'on peut se dire que l'on a vu tous les aspects de la question, en les creusant au maximum, avec les moyens dont on dispose (cours, capacités de réflexion...) à ce moment. Dans la pratique, le nombre de trois parties constitue le meilleur équilibre entre un travail trop rapide et/ou trop concentré (deux parties), et un travail trop ambitieux et/ou trop dispersé (quatre parties ou plus). Néanmoins, il ne faut pas en faire un dogme absolument inviolable, surtout si cela doit conduire à fabriquer artificiellement une partie pour atteindre le chiffre trois, ou à regrouper dans une même partie des choses trop différentes pour éviter de le dépasser. Une dissertation en deux parties peut être convenable, une dissertation en quatre parties peut être excellente.

 

   

Introduction et conclusion

L'introduction est le lieu où il s'agit de voir quel est exactement le problème posé, et quelles principales questions il faut nécessairement étudier pour être en mesure de lui apporter une réponse. Il ne s'agit donc pas d'affirmer quoi que ce soit, ni de répondre, mais de s'interroger ! Si des opinions ou des définitions y apparaissent, ce doit être au conditionnel, en marquant bien que ce sont de simples éventualités, que l'étude du sujet devra confirmer ou infirmer. A ce stade, on ne sait rien, on indique ce qu'il va falloir chercher.

Comme il s'agit de manifester la présence d'un ou quelques problèmes, qui se posent et qui ne dépendent d'aucune doctrine particulière, il faut éviter toute mention d'auteurs philosophiques dans l'introduction. Ceux-ci ne doivent intervenir qu'ensuite, pour aider à soulever des questions plus particulières, ou pour proposer certaines réponses, mais pas pour fixer la problématique d'ensemble.

Faut-il faire une « annonce de plan » ? Ce n'est pas une faute d'en proposer une, mais il est plus habile de présenter simplement les points d'interrogation dans l'ordre qui sera suivi ensuite dans le devoir (plutôt qu'en vrac) : par là même le plan sera indiqué, sans que cela prenne la forme d'une « annonce » formelle. – Si toutefois on en fait une, cette « annonce » ne doit pas indiquer des réponses mais des objets d'examen, des points à examiner et non pas le résultat de l'examen lui-même. Donc proscrire toute formule du genre « dans un premier temps nous verrons que, ou nous soutiendrons que, etc. », mais dire plutôt « dans un premier temps nous nous interrogerons sur... ».

Enfin, il faut éviter toutes les remarques creuses et inutiles que l'on trouve si souvent dans cette partie du devoir, du genre : « Tous les philosophes se sont demandés si... ». Cela n'avance à rien ! Une fois que l'on a dit cela, on n'a strictement rien dit sur le sujet. Et ici comme partout dans le devoir, il faut appliquer la règle : tout ce qui est tel que, si on l'enlevait, il ne manquerait rien, il faut l'éliminer. De même, il faut éliminer de l'introduction tout ce qui est tel, que l'on pourrait dire exactement la même chose si le sujet était un autre que celui-là.

A l'opposé de l'introduction, la conclusion est le temps de la réponse, et non pas des raisonnements ni des questions. C'est pourquoi on ne s'obligera pas à « ouvrir sur un autre problème » : une conclusion, comme son nom l'indique, ne sert pas à ouvrir mais à fermer ! Il s'agit de dire, de façon claire et rapide, ce que la recherche donne finalement comme réponse à la question posée, en rappelant la principale raison qui justifie cette réponse. Il n'est pas du tout obligatoire que cette réponse soit bien nette et pleine de certitude : il est permis de rester dans l'indécision, du moment qu'il y a de vraies raisons pour cela. La règle est simple : on indique ce que la recherche permet de répondre, tel quel, ni plus ni moins. – La conclusion n'est donc pas un résumé: il faut donner le résultat final, sans répéter en raccourci le chemin suivi pour y arriver.

Détail formel : éviter de commencer la conclusion par « Pour conclure, ... », comme le font 80% des étudiant(e)s.

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