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Cours HK

Suite et fin du cours sur la culture

  

A la suite du texte de Léo Strauss, extrait de l'introduction de son ouvrage Droit naturel et histoire.

 

Léo Strauss présente donc deux idées, liées entre elles, comme impossibles à rejeter, contrairement à ce que prétendent les « relativistes » (par exemple C. Lévi-Strauss).

D'une part, l'existence d'un « étalon universel » du juste et de l'injuste, c'est-à-dire d'une idée du juste et de l'injuste qui ne soit pas seulement le « point de vue », l'opinion d'une société particulière. Si cet étalon n'existait pas, il n'y aurait aucune véritable raison de condamner des pratiques comme le cannibalisme, l'esclavage, la ségrégation raciale, etc., ce qui est manifestement absurde. – Ici l'idée sous-jacente est que l'esclavage, par exemple, est à rejeter, non pas seulement parce qu'il est étranger à notre culture, mais parce qu'il est mauvais en soi, c'est-à-dire incompatible avec l'essence même de l'homme (ie avec sa « nature »), et non pas avec telle ou telle opinion sur l'homme, telle ou telle coutume, etc.

D'autre part, l'existence en l'homme d'une dimension intérieure qui n'est pas produite par la société, ni totalement façonnée par celle-ci. L'être humain n'est pas réductible au statut de simple effet de conditionnements sociaux (contrairement à ce que disent, là aussi, Lévi-Strauss, ou plus récemment Bourdieu). Ce qui le montre, c'est qu'il est capable de s'interroger sur les idées et les coutumes de sa propre société, de les critiquer et éventuellement de les rejeter : en faisant cela, il démontre que sa société, quelle qu'elle soit, n'a pas le pouvoir de déterminer sa pensée ; elle peut tout au plus l'influencer, c'est-à-dire l'inciter à penser de telle ou telle façon, mais l'homme a en lui le pouvoir souverain de céder ou non à cette influence [NB : ici le raisonnement à propos des pensées de l'homme est le même que le raisonnement vu chez Hegel à propos des actions de l'homme (cf. texte sur les « circonstances »)]. Cette dimension intérieure irréductible est celle de la pensée, comme faculté de recul, de prise de distance par rapport à toute extériorité, à toute condition ou circonstance particulières.

Les deux points sont liés, au moins de la façon suivante : seul un sujet capable de prendre du recul par rapport à toute particularité peut chercher et éventuellement atteindre des idées universelles ; réciproquement, une idée universelle ne peut être cherchée et éventuellement atteinte que par un sujet capable de laisser de côté toutes ses particularités (physiques, familiales, sociales, historiques, etc.).

NB : ce lien entre les deux a été vu, plus tôt dans l'année, en particulier avec Descartes, Discours de la méthode, IV.

En vertu de ce double point, il est donc possible d'émettre des jugements vrais, « objectifs », et non pas « ethnocentrés », sur les différentes cultures : l'homme est capable de penser indépendamment de son ethnie, de son groupe social, etc. Et du coup il doit le faire, car c'est seulement à cette condition que ses jugements (et ses actes qui en découlent) pourront être justes, non arbitraires.

 

NB : Il est judicieux de souligner à quel point tout ceci apporte des instruments précieux pour réfléchir sur les « courants de pensée » actuellement à la mode. En effet, tout ce qui vient d'être dit est à généraliser, au-delà du « social » proprement dit : ce n'est pas seulement par rapport à son ethnie ou à son groupe social que la pensée de l'homme peut et doit être indépendante, mais aussi par rapport à sa race (ce qui invalide le « racialisme »), par rapport à son sexe (ce qui invalide l'idée même de pensée « genrée »), et même par rapport à son espèce biologique (ce qui invalide l'idée même de « spécisme » et donc aussi l'« antispécisme » qui prétend s'y opposer). Tous ces courants contemporains cités entre parenthèses ont en commun de nier la dimension spirituelle de l'être humain comme sujet qui transcende toute détermination particulière.

Plus précisément, il devient alors possible 1) De critiquer sa propre « culture », mais aussi éventuellement de la juger favorablement sans pour autant faire preuve d'affirmation bornée de soi-même ou d'« ethnocentrisme », du moment que ce jugement est effectué à la lumière de ce qui est juste « tout court », ou en soi. 2) De juger favorablement une « culture » autre que la sienne, mais aussi éventuellement de la critiquer sans qu'il s'agisse pour autant de dénigrement ou d'« intolérance » – à la même condition que ci-dessus.

Autrement dit, pour estimer la valeur d'un jugement, il ne suffit jamais de regarder par qui il est prononcé (comme si cela suffisait pour savoir si ce jugement est « bon » ou « mauvais », comme le croient ceux qui adhèrent aux mouvements cités ci-dessus), mais il faut regarder à la lumière de quel principe il est effectué. Si j'émets un jugement positif sur les orientations morales de ma société, ce n'est pas forcément parce que cette société est la mienne ; si j'émets un jugement négatif sur les mœurs d'une société étrangère, ce n'est pas forcément parce que cette société n'est pas la mienne ; dans les deux cas, cela peut résulter d'une pensée indépendante de ce qui est mien ou pas, et se réglant ou s'efforçant de se régler sur ce qui est juste, bien en soi – entendons par là : ce qui est conforme à l'essence même de l'homme, et non pas aux particularités de tels ou tels hommes.

NB : j'utilise ici le terme d'essence à propos de l'homme en un sens tout à fait général, non pas en supposant que l'homme serait « enfermé » dans une certaine définition qui le déterminerait d'avance (comme le pense Sartre), mais plutôt au contraire en signifiant que son intériorité indéterminable est ce qui fait que l'homme est l'homme, et constitue donc son essence (cf. le cours sur ce point, plus tôt dans l'année).

Comment faut-il donc entendre les notion de tolérance (que revendiquent volontiers les relativistes) et d'intolérance (dont les relativistes accusent volontiers ceux qui ne le sont pas) ? Voici un petit texte dans lequel je tente de faire rapidement le point, dans le prolongement de ce qui précède.

 

Alors que, dans son sens classique, la tolérance désigne l'acceptation (relative, conditionnelle) de ce qui est pourtant reconnu comme non légitime, cette notion tend à désigner, dans son sens moderne, une reconnaissance pleine et entière de légitimité.

Est toléré, au sens classique, c'est ce qui n'est pas puni quoique interdit. Il s'agit de faire place, pour ainsi dire, à l'imperfection humaine, de ménager une zone de flottement entre ce qui doit être et ce qui est, en admettant qu'il excède les forces humaines de faire exactement coïncider les deux, sans toutefois renoncer à l'idée que cet exact ajustement est en soi le but, le bien, ce à quoi il faut tendre. Dans son sens moderne, la tolérance a pour objet non pas ce qui s'écarte d'un principe, mais ce qui s'éloigne de soi, et de soi pris comme ensemble de particularités, et doit être reconnu comme non interdit.

L'appel à la tolérance signifie au sens classique : « n'appliquons pas la loi avec une rigueur absolue », « ne punissons pas tout ce qui est punissable » ; il signifie au sens moderne « ne déclarons pas punissable ce qui est différent de nous ». Inversement, être intolérant au sens classique signifie : « ne rien accepter qui soit contraire au principe » ; cela signifie au sens moderne : « juger inacceptable ce qui est contraire à ses particularités, habitudes, coutumes ».

En raison de ce changement de critère (non plus le principe, l'universel, mais le sien, le particulier), la tolérance moderne est profondément ambiguë. On peut y voir l'affirmation que ce ne sont pas les particularités et les coutumes qui doivent servir de principes aux jugements et aux sanctions, et en cela elle est pleinement compatible avec le sens classique – mieux : elle n'en est que le prolongement, l'affinement. Mais on peut aussi y voir l'affirmation que tout principe est seulement le reflet de certaines particularités, que toutes les particularités se valent, et par suite que toutes ont droit à être exprimées et réalisées – ce en quoi la tolérance moderne s'oppose, cette fois, à la tolérance classique. Dans le second cas ce qui est réclamé au fond, c'est que toute particularité soit admise non pas seulement en fait mais en droit.

Exemple : si l'on est opposé au mariage entre personnes de même sexe (par référence à un principe que l'on considère comme juste en soi : seules des personnes de sexes différents peuvent former un couple reconnu par la loi), mais que l'on est cependant disposé à laisser des personnes de même sexe vivre ensemble (acceptation d'un fait bien qu'il soit contraire au principe), on est tolérant au sens classique, mais intolérant au sens moderne : car pour être tolérant au sens moderne, paradoxalement, il ne faut pas seulement tolérer l'existence de tels couples, mais la reconnaître pleinement comme légitime.

L'intolérant est-il donc celui qui veut la réalisation immédiate et complète du Bien, ou tout simplement celui qui croit au Bien ?

Deux points pour terminer l'examen de la notion de culture prise au sens « social », c'est-à-dire comme ensemble de manières d'être (mœurs, croyances, idéaux, etc.).

a/ Le genre de rapport entre une culture et ses membres

S'il y a bien en l'homme quelque chose qui reste irréductible à ce que sa culture fait de lui, et s'il lui est donc toujours possible de prendre un recul critique par rapport à sa culture (que ce soit pour l'approuver ou pour la désapprouver, cf. supra), il n'en reste pas moins que toutes les cultures ne favorisent pas également cette distance entre leurs membres et elles-mêmes. Plus précisément encore, toutes les cultures ne comportent pas une conception de l'homme permettant cette distance, c'est-à-dire une conception de l'homme comme sujet, qui a son être en lui-même et qui demande à être vu et traité comme une fin en soi. Certaines cultures excluent même carrément une telle vision de l'homme : pour elles, les individus n'ont pas vraiment de réalité ni de valeur propres, en eux-mêmes, ils sont seulement des aspects ou des fragments du tout social (= de leur communauté culturelle), qui seul est vraiment réel et a vraiment une valeur en soi. C'est le cas de ce que l'on appelait jadis les sociétés « archaïques » ou « primitives ». Regardons de plus près en quoi consiste cette vision de l'homme, de la culture (comme société) et de leurs rapports.

La conception qui est ici à l'arrière-plan, et qui permet de comprendre en profondeur de quoi il s'agit, peut être résumée ainsi : le réel dans son ensemble est envisagé comme substance globale, sans véritable séparation ni distinction du naturel et du spirituel, dont les êtres singuliers (les hommes, mais aussi bien les animaux et les choses) sont des aspects ou des fragments. Dans ce cadre conceptuel, l'homme (singulier) perçoit les autres et lui-même comme étant mus, dans leurs actes, par des puissances substantielles extérieures (des « forces » à la fois naturelles et spirituelles, des « esprits », des « divinités », etc.) ; il ne se pense ni ne se comporte comme un sujet au sens plein du terme. Cela correspond à que l'on appelle l'animisme – du latin anima, « âme » –, qui renvoie à cette double idée : a) tout a une « âme » (y compris les réalités minérales, telles que roches, cours d'eau, etc.), et b) il n'y a fondamentalement qu'une seule « âme » pour tout (les « âmes » singulières, « propres » à chaque être, ne sont que des aspects, des émanations d'une « âme » unique et globale, présente partout et animant tout).

 

NB1 : comme on le voit, on trouvera une résonance assez directe de ceci dans la façon dont Schopenhauer concevra la « volonté », ainsi que dans la notion nietzschéenne de « volonté de puissance ». Je dis cela uniquement pour aider à voir le genre de chose dont il s'agit ; de grâce n'en déduisez pas que vous pouvez mettre l'animisme, Schopenhauer et Nietzsche dans le même sac, dans une copie !

NB2 : je mets des guillemets à « âme » pour faire entendre que le sens de ce mot est, du coup, problématique (il se limite essentiellement au sens de « principe vital ») ; il est clair en tout cas que cela est très différent du sens que ce terme prend chez Platon ou chez Descartes par exemple.

Le tout social (le clan, la tribu) est lui-même vu comme une une telle substance globale et englobante, comme ce qui a véritablement valeur et réalité. L'individu appartient au sens fort du terme au tout social, à sa « culture », sans vraie séparation ontologique avec celui-ci ; il n'a de valeur et même de réalité que toutes relatives, conditionnelles et passagères. C'est ce que relève et montre bien ce petit extrait de L.Lévy-Bruhl, L'âme primitive :

 

« Ici (…) l'individu ne se saisit guère lui-même que comme membre de son groupe. Les preuves de ce fait abondent. Je n'en donnerai qu'un petit nombre, en m'attachant aux plus démonstratives.

''Un homme, dit M. Elsdon Best, pensait et agissait en termes de groupe familial, clan ou tribu, selon la gravité du sujet, et non en termes de l'individu lui-même. Le bien de la tribu occupait toujours la première place dans son esprit (…). Un indigène s'identifie si complètement avec sa tribu qu'en parlant d'elle il ne manque jamais d'employer la première personne. En rappelant une bataille qui a eu lieu il y a peut-être dix générations, il dira : ''J'ai battu là l'ennemi...'' De la même façon il indiquera négligemment, d'un geste de la main, dix mille acres de terrain, et il ajoutera : ''Voilà mes terres !'' Jamais il ne soupçonnera que personne puisse comprendre qu'il en est le seul propriétaire'' ».

L. Lévy-Bruhl, L'âme primitive.

Cet aspect essentiel des sociétés « primitives » ou « archaïques » est plus ou moins bien vu, et plus ou moins souligné, selon les auteurs ; de même et par conséquent, les limites, en particulier morales, de l'esprit qui anime (ou animait) de telles sociétés sont plus ou moins bien discernées. Marcel Mauss, par exemple, dans son Essai sur le don, considère que les individus appartenant à ces sociétés étaient plus altruistes, plus généreux que les individus des sociétés modernes, puisqu'ils faisaient passer le bien collectif avant le leur, renonçaient volontiers à l'idée de propriété individuelle, se faisaient régulièrement des « dons » entre eux et « sacrifiaient » leurs biens (le fameux potlatch). En vérité ce n'est pas si simple ni si évident, malgré les apparences ; s'agit-il vraiment d'altruisme, de générosité et d'oubli de soi ? Pour qu'il y ait véritablement oubli de soi, il faut qu'il y ait un soi véritable, un sujet ayant sa réalité propre, qui décide librement de ce qu'il fait, et qui pourrait donc ne pas le faire. Or aucune de ces deux conditions n'est remplie dans les sociétés « archaïques » :

1) Comme on vient de le voir, la notion de sujet, de moi en tant qu'être radicalement distinct, ou être à part entière, y est inconnue. Mauss lui-même le sait, puisqu'il a écrit un petit ouvrage sur ce point (Une catégorie de l'esprit humain : la notion de personne, celle de « moi ») ; mais il confond l'inconsistance ontologique (ne pas avoir d'être véritable) avec l'humilité (avoir un être véritable mais ne pas s'en attribuer la cause et le mérite à soi-même), autrement dit : le fait d'être un simple fragment de quelque chose d'autre, et le fait de reconnaître quelque chose comme plus grand que soi. Ce sont là deux attitudes bien différentes, et en vérité seul un sujet peut être véritablement humble ou généreux, car cela implique une réflexion et une volonté propres, autonomes ; inversement, se considérer soi-même comme sans valeur réelle, accepter d'être vu et traité comme tel (par exemple en servant d'esclave, ou de victime pour un sacrifice humain – pratiques observées dans toutes les sociétés « archaïques », ce que Mauss oublie quelque peu de souligner... – , ce n'est pas faire preuve d'humilité, mais ignorer sa propre dignité, ce qui est fort différent.

2) De manière directement corrélative, ces sociétés ignorent aussi toute idée de libre décision personnelle, et donc aussi celle de responsabilité individuelle (ce point sera rendu plus clair infra, dans l'examen de la pensée de René Girard).

L'existence y consiste presque entièrement en une adhérence à un ensemble de codes et de rites qui la façonnent de l'extérieur et la contrôlent très étroitement, dans ses moindres détails, et non en une adhésion à des principes que l'individu aurait à assumer par sa volonté et à juger par sa raison. En de telles sociétés le choix personnel, les inclinations et les préférences personnelles n'ont pour ainsi dire aucune place. Or peut-on parler de véritable moralité (et donc de générosité, altruisme, etc.) si ce que l'on fait, par exemples des « dons », ne résulte pas d'une volonté intérieure se déterminant par elle-même, mais d'un système de codes et de rites qui s'impose sans faire appel à l'intériorité, et sanctionne impitoyablement le moindre écart ? Peut-on appeler « don » ce que l'on n'a pas le choix de donner ou non ? – Mauss lui-même, arrivé à la fin de son Essai sur le don dans les sociétés « archaïques », est obligé d'admettre que « les termes que nous avons employés, présents, cadeaux, dons, ne sont pas tout à fait exacts »...

Ce qui confirme ces deux points (l'individu n'a pas de réalité ni de valeur en lui-même, et son existence est encadrée par un système qui la régule de l'extérieur), c'est la façon dont les sociétés « archaïques » considèrent et contrôlent la violence, et comment elles procèdent pour maintenir la concorde en leur sein. En effet, l'individu n'étant pas considéré comme un sujet responsable de ses actes, la maîtrise de la violence ne s'obtient pas par une maîtrise que chacun serait appelé à exercer sur ses désirs, pulsions, etc., moyennant un travail intérieur sur soi-même, mais par une gestion collective et rituelle, une procédure quasiment « mécanique » qui « fonctionne » indépendamment de l'intériorité des individus : la pratique du sacrifice – souvent un sacrifice humain, mais pas nécessairement. Cette logique sacrificielle, si précieuse pour comprendre l'esprit qui anime ces communautés, et le genre d'unité qui règne en elles, a été étudiée et théorisée de façon particulièrement profonde par René Girard, surtout dans son ouvrage Des choses cachées de puis la fondation du monde. En voici un extrait (j'ai mis en gras ce qui est à voir particulièrement pour notre propos).

 

« C'est l'unité d'une communauté qui s'affirme dans l'acte sacrificiel et cette unité surgit au paroxysme de la division, au moment où la communauté se prétend déchirée par la discorde mimétique, vouée à la circularité interminable des représailles vengeresses. A l'opposition de chacun contre chacun succède brusquement l'opposition de tous contre un. A la multiplicité chaotique des conflits particuliers succède d'un seul coup la simplicité d'un antagonisme unique : toute la communauté d'un côté et de l'autre la victime. On comprend sans peine en quoi consiste cette résolution sacrificielle : la communauté se retrouve tout entière solidaire, aux dépens d'une victime non seulement incapable de se défendre, mais totalement impuissante à susciter la vengeance ; sa mise à mal ne saurait provoquer de nouveaux troubles et faire rebondir la crise puisqu'elle unit tout le monde contre elle. Le sacrifice n'est qu'une violence de plus, une violence qui s'ajoute à d'autres violences, mais c'est la dernière violence, c'est le dernier mot de la violence.

A regarder l'hostilité dont la victime fait l'objet dans certains sacrifices, on est amené à spéculer qu'elle passe pour responsable, à elle seule, de la crise mimétique tout entière (…)

La communauté assouvit sa rage contre cette victime arbitraire, dans la conviction absolue qu'elle a trouvé la cause unique de son mal. Elle se trouve ensuite privée d'adversaires, purifiée de toute hostilité à l'égard de ceux contre qui, un instant plus tôt, elle manifestait une rage extrême.

Le retour au calme paraît confirmer la responsabilité de cette victime dans les troubles mimétiques qui ont agité la communauté. La communauté se perçoit comme parfaitement passive face à sa propre victime qui apparaît, au contraire, comme le seul agent responsable de l'affaire. (...) Cette victime passe pour sacrée. Elle passe pour responsable du retour au calme aussi bien que des désordres qui le précèdent ».

R. Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde.

A retenir au passage : on voit que justice et ordre ne vont pas nécessairement de pair, puisqu'on a là un système très ordonné, qui repose sur un principe profondément injuste (la victime contre laquelle tous se rassemblent n'est, en vérité, coupable de rien).

On voit donc que, dans les cultures dont on vient de parler, la prise de distance critique par rapport à elles est rendue presque impossible, en raison de la conception de l'homme qui les fonde. Quand l'individu se conçoit lui-même comme n'étant rien d'autre qu'un simple aspect de sa société, il ne peut faire autrement que d'adhérer aux principes de celle-ci, de façon « évidente » et immédiate. Inversement, pour qu'un recul critique soit possible pour l'individu, il faut que la culture à laquelle il « appartient » comporte une conception de l'homme comme sujet, capable d'être une source de pensée par lui-même, et une source d'actes dont il est alors responsable.

NB : et du coup, dans ce dernier cas, ce n'est plus dans le même sens qu'il « appartient » à sa société ; son appartenance à elle n'est pas de la même nature que dans le cas des sociétés « archaïques ».

b/ Que peut donner une comparaison directe entre différentes cultures ?

On pourrait penser, à première vue, qu'il serait possible de prendre du recul par rapport à sa propre culture en faisant connaissance avec d'autres cultures, plutôt qu'en se tournant vers un « étalon universel » qui serait « transcendant » par rapport à toutes les cultures. En découvrant d'autres manières de se comporter, de s'habiller, de manger, de parler (langues), d'autres croyances, etc., n'est-on pas amené tout naturellement à relativiser sa propre culture, et donc à considérer cette dernière avec une certaine distance ? Oui et non, et il faut mesurer exactement ce que peut apporter une telle comparaison directe, c'est-à-dire sans passer par le détour d'un critère universel.

Certes, connaître l'existence d'autres cultures oblige bien à prendre conscience que la sienne n'est pas la seule possible. Cela permet donc de briser l'illusion naïve selon laquelle tous les hommes auraient forcément la même façon de vivre, de penser, d'aimer, etc. Inversement, on comprend bien qu'un homme ne connaissant aucune autre culture que la sienne serait presque nécessairement conduit à croire que sa culture est la culture tout court, unique et nécessaire.

Mais si le fait de connaître d'autres cultures amène à admettre que la sienne n'est pas la seule, cela n'empêche absolument pas de considérer que la sienne est la seule bonne, et que celles des autres ne le sont pas, ou le sont moins ; c'est même le réflexe le plus courant, comme le remarque Lévi-Strauss lui-même (Race et histoire). Le simple constat de l'existence d'une autre culture ne peut rien indiquer sur la question de savoir si les principes de l'une sont meilleurs, aussi bons ou moins bons que ceux de l'autre ; seule une comparaison indirecte, non pas des cultures les unes avec les autres, mais chacune d'entre elles avec un critère universel, peut rendre possible de tels jugements.

Si par exemple je découvre une autre culture que la mienne, et que, séduit par celle-ci, je rejette ma culture initiale pour l'embrasser, je n'aurais fait que passer de certaines particularités à d'autres particularités (mœurs, coutumes, idées, etc.), et non pas pris une distance par rapport à la particularité comme telle, quelle qu'elle soit ; je ne me serais pas élevé au-dessus du domaine de la particularité, j'en aurais juste remplacé certaines par d'autres ; et cela, en fonction de critères personnels, subjectifs, contingents (il se trouve que moi, je préfère telle façon de manger, parler, etc. à telle autre). Mais il n'y aurait en cela aucun véritable recul ni aucun progrès par rapport à ma situation initiale : j'aurais changé de culture, mais le genre de rapport que j'entretiens avec la nouvelle serait exactement le même que celui que j'entretenais avec la précédente, une adhérence reposant sur des motifs contingents. (NB : de même dans le domaine de la pensée, le recul et le progrès ne consistent pas à remplacer certaines opinions par d'autres opinions, mais à former des pensées qui soient autre chose que de simples opinions).

Est-ce à dire pour autant que connaître d'autres cultures que la sienne ne sert à rien ? Non, c'est même peut-être indispensable : car c'est une occasion de « décollement » par rapport à sa propre culture, l'ébranlement de l'adhérence absolument aveugle et immédiate à celle-ci ; mais, tel quel, cela reste un « recul » très relatif, et qui n'en est pas vraiment un, à savoir : se rendre compte que d'autres existent, et peut-être que certaines me conviennent mieux à « moi » comme individu pris dans ses particularités. Le vrai recul, lui, ne nécessite pas de « sortir » de sa culture pour « entrer » dans une autre, ni même à opérer un « mélange » de deux ou de plusieurs (ce qui ne change rien au fait que l'on reste dans la particularité jusqu'au cou), mais à s'interroger sur toutes, et à faire reposer son adhésion sur des critères autres que ses petites particularités personnelles : ce qui implique de confronter les particularités, aussi bien collectives, qu'individuelles, à des critères qui ne dépendent d'aucune d'elles. Tel est le sens de l' « étalon universel » évoqué par Léo Strauss.

Le souci de l'universel, l'interrogation sur lui, la tentative de le discerner, tel est l'autre sens de la notion de culture, celui que l'on évoque implicitement lorsque l'on parle de se cultiver, ou que l'on dit de quelqu'un qu'il ou elle est cultivé(e). C'est ce sens qu'il va s'agir pour nous de regarder de plus près, pour clore ce chapitre sur la culture. On peut d'ores et déjà en indiquer l'idée essentielle, qui sera à développer et à justifier : la vraie culture serait le souci de ce qui est irréductible à toute « culture ».

 

La culture comme travail de l'esprit sur lui-même (« être cultivé », « se cultiver »)

Partons de la définition courante de ce que l'on entend par « être cultivé » : c'est, pense-t-on, savoir beaucoup de choses, soit dans un domaine particulier (exemple : une culture musicale, une culture littéraire, ou même une culture cinématographique, ou « footballistique », etc.), soit dans tous les domaines (ce qu'on appelle la « culture générale »).

A partir de cette définition simple, plusieurs remarques doivent être faites, pour marquer d'une part ce qu'il y a de commun et ce qu'il y a de différent par rapport aux sens vus précédemment de la notion de culture, mais d'autre part et surtout, pour marquer toute l'insuffisance de cette définition.

Première remarque :

Même dans cette définition courante et superficielle, il apparaît déjà que « être cultivé » n'a rien de naturel, et ne peut résulter que d'un certain travail et de certains efforts : lire des livres, écouter des concerts, assister à des spectacles, etc., et cela non pas d'une façon purement passive, en subissant (comme ce pourrait être le cas pour un jeune enfant que ses parents traîneraient régulièrement à des spectacles ou à des concerts), mais de façon active, en tournant son attention et son intérêt vers les choses en question. Rien de tout cela ne se fait tout seul et « naturellement ».

On retrouve en cela l'opposition classique entre nature (ce qui se fait et se développe par soi-même) et culture (ce qui résulte d'une activité humaine), telle que nous l'avons vu par exemple chez G.Bataille : qu'il s'agisse d'exercer une activité sur le « donné naturel » pour le transformer (agriculture par exemple), ou bien, comme c'est le cas maintenant, sur l'esprit lui-même pour le « remplir » de « connaissances » (se cultiver), dans les deux cas culture signifie : agir sur quelque chose de façon à en prendre soin, de manière active, vigilante, s'en occuper, y consacrer son attention et son intérêt. C'est là le sens étymologique du latin cultus (qui a donné aussi le terme culte, dans lequel on trouve de semblables résonances).

Mais on voit en même temps apparaître une différence et même une opposition, avec un des sens de « culture » que nous avons vu : le sens moderne, qui se décline au pluriel et qui désigne un ensemble d'habitudes sociales, familiales, régionales, etc. (= le sens que nous avons vu jusqu'ici, avec Lévi-Strauss, Léo Strauss, Mauss, Girard...). Car pour avoir une « culture » en ce sens-là, autrement dit pour appartenir à une « culture », il n'y a aucun travail à fournir, aucun effort à faire : à tel point que tout le monde en a forcément une, qu'il le veuille ou non ! En effet, tout le monde naît nécessairement dans une certaine « culture », où l'on parle une certaine langue, où l'on a telle ou telle coutume vestimentaire, alimentaire, etc. ; et on acquiert cette culture par imprégnation, sans que l'on ait besoin de le vouloir et sans même s'en rendre compte, malgré soi.

 

NB : J'en profite pour rappeler à quel point la notion d'« acquis », couramment opposée à celle d'« inné », est équivoque, floue et donc insuffisante ; car elle peut vouloir dire des choses fort différentes. Il y a bien des façons d'acquérir, et ces façons sont chaque fois liées à la nature de ce que l'on acquiert. On n'acquiert ni les mêmes choses, ni de la même façon, selon que ce terme signifie « être imprégné malgré soi » ou « comprendre de l'intérieur ». Donc conseil : renoncer à utiliser le couple inné/acquis, qui met dans le même sac tout ce qui n'est pas immédiatement présent à la naissance, et de ce fait, conduit à gommer des différences essentielles.

Léo Strauss le fait remarquer, avec un peu d'ironie, dans une de ses conférences (La crise de notre temps) : si être cultivé signifiait avoir une culture au sens que nous venons d'indiquer, alors il n'y aurait personne au monde qui ne serait pas cultivé (alors que c'est évidemment faux, comme on le comprend aisément) :

 

« Que veut donc dire aujourd'hui le mot culture ? En anthropologie et dans certaines parties de la sociologie, le mot « culture » est toujours, bien entendu, employé au pluriel, de telle manière que vous avez une culture des banlieues, une culture des bandes de jeunes, non délinquants et même délinquants. Et vous pouvez dire, selon cette notion récente de culture, qu'il n'y a pas un seul être humain qui ne soit cultivé puisque chacun appartient à une culture. En même temps, heureusement, la notion ancienne de culture se maintient encore : lorsque j'ai fait cette observation, certains d'entre vous ont ri, parce que lorsque nous parlons d'un être humain cultivé nous sous-entendons encore que tous les êtres humains ne sont pas cultivés ou ne possèdent pas la culture ».

Léo Strauss

Comme Strauss le laisse entendre ici à la fin, personne ne devient cultivé sans rien faire, en se contentant de se laisser imprégner peu à peu par ce qui l'environne ; et il est donc tout à fait possible (et même très facile!) de ne pas être cultivé. L'ensemble de ce qui précède (tout le chapitre actuel) nous fait pressentir que, lorsqu'il s'agit de cultiver son esprit, le rapport à entretenir avec l'extériorité n'est pas celui de l'imprégnation ou de l'adhérence, mais exactement au contraire celui de la distanciation, du recul et de la mise à l'épreuve. Et cela, en raison de la nature même de ce qu'il s'agit « d'acquérir » : c'est ce qui nous amène aux remarques suivantes.

Deuxième remarque :

Même si elle implique bien l'idée d'un certain travail à fournir pour être cultivé, la définition courante (cf. supra) reste très insuffisante, à cause du genre de travail qu'elle réclame, et corrélativement, à cause du genre de contenu qu'elle donne à la notion de culture.

Selon cette définition, en effet, la culture serait essentiellement une affaire de quantité (« savoir beaucoup de choses »), et son contenu consisterait en des informations, des éléments particuliers considérés isolément (« savoir beaucoup de choses »). Or d'une part, a) ces deux points sont liés, et d'autre part et surtout, b) ils sont radicalement insuffisants pour caractériser le véritable contenu de la culture.

a/ Il sont liés : c'est seulement quand il est question d'éléments factuels, particuliers, autrement dits de simples informations, que la quantité entre en jeu de façon directe et essentielle. Une information est seulement la connaissance d'un fait (par exemple : tel écrivain a écrit tel livre, et dans ce livre il dit ou raconte telle et telle chose), et cette connaissance consiste seulement à « savoir que », ce qui n'est pas la même chose que connaître au sens véritable, c'est-à-dire comprendre. Amasser une grande quantité d'informations sur une grande quantité de choses ou de domaines n'est pas encore de la culture, mais seulement de l'érudition : cela ne fait pas vraiment appel à l'intelligence mais plutôt à la mémoire, au sens le plus plat de cette notion (capacité de « garder en stock » un grand nombre de « données » [data]).

NB : c'est le cas même si les « connaissances » en question touchent à un grand nombre de domaines, ou même à tous les domaines, ainsi qu'il en va dans ce que l'on appelle aujourd'hui « culture générale ». Car le général n'est rien d'autre qu'un grand nombre de particularités, et ne doit donc pas être confondu avec l'universel, qui est d'une autre nature : l'universel n'est pas une accumulation de cas particuliers, mais un contenu intelligible situé au-delà de ceux-ci.

b/ Ils sont insuffisants : car en restant au niveau du particulier (« savoir que », « connaître » tel ou tel fait), et même si elle est « générale », cette « culture » ne consiste pas en un véritable travail de l'esprit sur lui-même, elle ne met pas vraiment celui-ci en œuvre, elle ne le développe pas, ne l'approfondit pas. On peut très bien « savoir » des millions de « choses » et avoir un esprit cependant inculte.

Essayez de voir par vous-même pour quelles raisons. Demandez-vous : que faut-il de plus, pour qu'un esprit soit réellement cultivé, « labouré », « ensemencé » ?

Pour le comprendre, arrêtons-nous un instant sur la différence entre remplir et développer.

Dans le premier cas, il y a un rapport d'extériorité entre ce qui est rempli (le « contenant ») et ce qui remplit (le « contenu ») : les deux restent distincts et extérieurs l'un par rapport à l'autre. Cela signifie que le contenant reste ce qu'il est, qu'il soit rempli ou non ; le fait d'être rempli ne le modifie pas, il demeure statique et identique à lui-même. Cela signifie donc également que le contenant est indifférent aux contenus qui le remplissent : un même réceptacle peut « recevoir » une foule de choses fort différentes. S'il se contente de se « remplir », l'esprit n'est donc pas vraiment actif et il n'évolue pas ; les choses qui le remplissent peuvent certes changer, mais le rapport qu'il entretient avec elles ne change pas : il reste passif et immédiat. Or c'est justement là, dans ce rapport, que l'essentiel se joue.

Dans le second cas, la façon dont le contenu apparaît est bien différente, ainsi que le genre de rapport entretenu avec lui. En effet, développer signifie : déployer, déplier, faire apparaître au grand jour ce qui était présent sous une forme encore cachée, concentrée, en-veloppée ; c'est donner une existence effectivement réelle à ce qui existait d'abord à l'état de promesse, de simple possibilité (penser ici au couple aristotélicien puissance / acte, déjà vu en cours). Une image adéquate pour l'illustrer est celle de l'être vivant qui devient peu à peu lui-même, qui prend la forme d'un être dont les éléments sont bien distincts les uns des autres, tout en étant solidement reliés les uns avec les autres, à partir d'un état initial où tout cela était encore confondu, indistinct : la graine, pour le végétal, ou l’œuf, pour l'animal. On voit qu'ici le contenu n'est pas quelque chose qui serait reçu de l'extérieur et placé dans un réceptacle demeurant inerte, mais qu'il est au contraire produit de l'intérieur, engendré ; et par conséquent, que l'être en question est essentiellement actif, non pas réceptacle mais source. Le langage courant, en français, le laisse voir, au travers des tournures passives et actives : un réceptacle est rempli, alors qu'un vivant se développe.

Ainsi pour l'esprit, se cultiver consiste beaucoup moins à recevoir qu'à exercer une activité sur lui-même visant à produire ses propres fruits, à se comporter comme une source de pensée ; autrement dit, à devenir pleinement un sujet, qui sait pourquoi il pense ce qu'il pense, et qui est en outre capable d'être son propre juge, d'avoir en permanence un recul critique sur ses propres productions. C'est ici qu'apparaît clairement le lien avec la question de l'universel. En effet, l'esprit n'est vraiment sujet que s'il s'exerce de manière indépendante par rapport à toute particularité extérieure ou intérieure, et cela en vue de voir et comprendre les choses telles qu'elles sont, en elles-mêmes, dans leur vérité la plus intime, et quels sont les liens qu'elles ont entre elles en vertu de ce qu'elles sont : autrement dit, en se souciant de ce qui est universellement vrai, beau ou bien [sur ce point – le lien entre être un sujet et tendre vers l'universel – je renvoie à ce qui a été vu en cours très tôt dans l'année, en particulier avec Descartes et le Je du cogito]. C'est en ce sens que l'on peut dire que la culture se situe par-delà les « cultures », et s'en distingue par une différence de nature, non de degré. La notion de culture comme travail de l'esprit sur lui-même (ici c'est lui qui est à la fois le jardinier, le terrain et le fruit!) ne peut se dire qu'au singulier, même si ses manifestations sont multiples : il n'y en a fondamentalement qu'une, et c'est logique puisqu'il s'agit de ce qui est en recul par rapport à toutes les particularités ; on retrouve ici le lien entre l'un et l'universel : par définition l'universel est un (alors que le particulier, lui, est multiple par définition), et la façon de tendre vers lui, qui lui est nécessairement conforme, est elle-même une. Ainsi se justifie la formule selon laquelle la culture est le souci pour ce qui est irréductible à toute « culture » et à toute « particularité culturelle ».

Cela signifie également que se cultiver ne signifie pas simplement développer ses forces (ses capacités), mais encore et surtout orienter leur emploi en vue d'un certain but. Développer ses forces est bien un début de culture (au sens platement physique du terme, c'est même du « culturisme »), mais cela laisse encore complètement indéterminée la question de savoir ce que l'on va en faire. Or c'est justement là qu'est l'essentiel. L'esprit vraiment cultivé n'est pas celui qui s'est rendu fort et habile pour mieux servir des intérêts personnels (c'est le reproche constant que faisait Platon aux Sophistes, qui pourtant « savaient » beaucoup de « choses » et étaient d'habiles techniciens dans l'art de persuader ; cf. entre autres les dialogues Ménon, Gorgias, Protagoras, etc.), mais celui qui n'a développé ses forces qu'en vue d'un but, et pas un autre : le but auquel l'esprit est destiné par nature, le but tel que c'est en le visant lui, et pas un autre, que l'esprit est pleinement lui-même.

Plus concrètement, cela signifie que la véritable culture de l'esprit consiste en une discipline, une lutte de l'esprit contre ses propres lourdeurs, inerties et tentations, une libre soumission à des règles elles-mêmes universelles, afin justement de se libérer de tout enfermement dans des particularités quelconques. Des « règles universelles », qu'est-ce à dire ? Essentiellement les règles de la logique, c'est-à-dire du logos (λόγος) – que l'on retrouvera très prochainement en parlant du dialogue –, qui ne sont décidées par personne, n'appartiennent à personne (et sont donc offertes à tout le monde), mais s'imposent à tout esprit en vertu de leur nécessité propre, à la fois anonyme et invincible. Un esprit est d'autant plus cultivé qu'il est apte à saisir les liens logiques entre les choses ; c'est là le sens étymologique, au passage, de la notion d'intelligence (inter legere : relier [des choses] entre elles – sous-entendu : non pas n'importe comment, ou de manière seulement arbitraire et extérieure, mais d'une manière conforme à ce que les choses elles-mêmes exigent, en vertu de leur nature propre). C'est seulement ainsi que le contenu de l'esprit ne sera pas une simple accumulation, un empilement d'informations, mais un ensemble de pensées organisé et cohérent.

 

L'allégorie de la caverne de Platon (République, VII) reste une des meilleures illustrations de la différence entre vraie et fausse culture. La fausse est celle que pratiquent les prisonniers, qui ne parviennent à voir que des liens chronologiques entre les ombres, en faisant appel à leurs sens et à leur mémoire : leur esprit est « rempli » d'informations, reliées entre elles de façon superficielle et extérieure (simple ordre de succession). La vraie est celle que pratique peu à peu le prisonnier que l'on arrache à sa caverne, qui distingue de plus en plus les liens à la fois logiques et ontologiques que les choses ont entre elles (les ombres avec les statuettes, puis les statuettes avec les êtres « réel », etc.) à l'aide de son intelligence, liens qui sont intérieurs aux choses elles-mêmes (ordre selon la causalité).

Je vous engage à lire ou relire ce célèbre et génial chef-d’œuvre, que je viens de remettre en ligne dans la rubrique HK « Classiques ».

NB : j'ai mis en bleu le passage qui correspond exactement à ce que je viens de dire ci-dessus ; mais n'hésitez surtout pas à (re)lire l'extrait dans son entier.

Mais l'effort de l'esprit en direction de l'universel se traduit bien par la production d'oeuvres chaque fois singulières, des réalisations concrètes et donc forcément particulières : livres, œuvres d'art, etc., qui sont les fruits de cet effort et de cette quête. Les grandes œuvres sont des tentatives de saisir et d'exposer le vrai en soi, le beau en soi. Et elles sont grandes dans la mesure où elles y parviennent d'une façon particulièrement remarquable. Il n'y a donc pas d'opposition entre garder ses distances à l'égard de toute particularité, et s'intéresser de près à des œuvres particulières. Au contraire, les deux vont ensemble, puisque – petit paradoxe qui n'est qu'apparent – la particularité de ces œuvres réside précisément dans leur aptitude à présenter un contenu de valeur universelle.

C'est pourquoi la culture ne saurait se passer de leur étude, de leur fréquentation, de leur méditation fréquente et prolongée ; en le faisant, l'esprit ne s'enferme pas dans des contenus particuliers, mais il s'informe (au sens noble du terme cette fois, ie : il se donne une forme, une organisation, une orientation), il se nourrit d'exemples concrets de ce que signifie « chercher et exprimer l'universel » – et donc, aussi, de ce que peut signifier « mettre ses forces au service de quelque chose de plus grand que soi », et même quelque chose de plus grand que tout le monde.

Pour qu'une telle nutrition ait lieu, il s'agit donc de privilégier les grandes œuvres du passé (car le passage du temps permet un recul, une « décantation » et une mise à l'épreuve de ce qui mérite vraiment de rester), et d'entrer avec elles dans un certain rapport : car le but n'est pas de satisfaire ses goûts personnels, ni de « s'enrichir » ou de « s'épanouir » . Le rapport à instaurer avec elles doit être tel que les œuvres ne soient pas traitées seulement comme des moyens, mais plutôt comme des fins, dans la mesure même où elles sont des avancées vers ce qui constitue la fin de l'esprit comme tel.

Voyez par exemple ce que dit Alain à propos de la lecture, dans ses Propos sur l'éducation :

 

« La culture ne se transmet point et ne se résume point. Être cultivé, c'est, en chaque ordre, remonter à la source et boire dans le creux de sa main, non point dans une coupe empruntée (…) Toujours donc revenir aux grands textes ; n'en point vouloir d'extraits ; les extraits ne peuvent servir qu'à nous renvoyer à l’œuvre. En science de même. Je ne veux point des dernières découvertes ; cela ne cultive point ; cela n'est pas mûr pour la méditation humaine » (XLV).

« Il faut lire. Et cela s'étend fort loin. Se rendre maître de la grammaire est peu de chose [mais c'est nécessaire!](...) ; au-delà s'étend le commun usage ; au-dessus est l'expression belle et forte, qui est comme la règle et le modèle de nos sentiments et de nos pensées. Il faut lire et encore relire. L'ordre humain se montre dans les règles, et c'est une politesse de suivre les règles, même orthographiques. Il n'est point de meilleure discipline. Le sauvage animal, car il est né sauvage, se trouve civilisé par là, et humanisé » (XXV).

Petit exercice pour finir : pourquoi Alain dit-il que « la culture ne se transmet point » ?

 

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Le dialogue

 

 

 

   Au sens courant, il y a dialogue dès que deux personnes parlent ensemble, échangent des propos, peu importe la nature de ceux-ci. Il peut s'agir d'échanger des informations (dans ce cas, pourquoi pas parler de dialogue à propos des échanges que peuvent avoir des ordinateurs ou des animaux?), des opinions, des sentiments, etc.
   Mais en un sens plus strict et plus profond, qui correspond à son étymologie grecque (dia [au moyen de] – logos [raison, discours rationnel, logique]), il s'agit d'un cheminement accompli par la raison en vue d'atteindre le vrai (voir sur ce point l'extrait de Claude Bruaire, La dialectique, lu en cours). Il ne s'agit donc plus, ici, d'échanger des informations, des impressions ou des points de vue, c'est-à-dire des contenus contingents, liés aux particularités de ceux qui parlent, aux circonstances du moment, etc., mais de chercher à s'élever vers un contenu universel, « en soi ».
   Remarque : même si l'on conteste l'existence d'un « vrai en soi », comme le font certains penseurs (Marx ou Nietzsche par exemple), cette contestation n'a de valeur que si elle prend la forme d'un discours argumenté, logique, rationnel, et n'est donc pas une simple opinion subjective. En ce sens, le dialogue comme tentative d'atteindre le vrai est strictement « incontournable » : on ne peut le refuser qu'en passant par lui, en le mettant en œuvre. 
   Cette idée d'un « vrai en soi », d'un contenu situé par-delà toute particularité personnelle ou collective (car une particularité collective est encore seulement une particularité), était impliquée dans celle « d'étalon universel » proposée par Léo Strauss (voir/revoir ce texte). Elle est ce que les hommes soucieux de vérité et de justice doivent chercher ensemble, s'aider mutuellement à approcher le plus possible. Cette recherche en commun met en jeu deux dimensions, deux ordres de relations : 1) la relation « verticale », celle qui prend place entre les sujets pensants et le vrai, l'universel, l'en-soi [par commodité je dirai désormais simplement : le vrai] ; et 2) la relation « horizontale », celle qui prend place entre les sujets qui visent ensemble le vrai.

 

Je ne reprends et développe, ici, que le 2e point :

La relation entre les sujets qui visent le vrai

 

 

Cette relation est à déduire du point précédent : comme les sujets sont orientés ensemble vers le vrai, c'est cette orientation commune qui donne sa tonalité et son sens à la relation qu'ils sont entre eux.
   Étant donné que l'orientation vers le vrai est désintéressée, et suppose donc la mise à l'écart, par chacun, de ses particularités (désirs, intérêts, habitudes, goûts, etc.), elle n'est possible, précisément, que pour des sujets au sens radical de ce terme : des esprits (Platon, Descartes ou Pascal diraient des âmes) dépouillés, purifiés de toute « qualité empruntée », réduits à leur essence, à ce qu'il y a en eux de plus intérieur et de plus vrai. C'est donc entre les dimensions les plus essentielles de chacun que cette relation prend place ; c'est, pour ainsi dire, une vraie rencontre d'âme à âme, et cela précisément en raison de ce qui la motive : la rencontre entre les sujets est vraie, parce que c'est le souci du vrai qui en est la raison d'être.
   C'est loin d'être toujours le cas dans les « dialogues » au sens courant de ce terme, où les sujets restent pris dans leurs particularités, et expriment ces dernières plutôt qu'ils ne les mettent entre parenthèses. Dans ce cas, intérêts et désirs personnels restent plus ou moins présents et font sentir leur influence, le souci subjectif de soi-même n'est jamais totalement absent, ce qui signifie que l'on n'est pas pleinement présent à l'autre, que le cœur même de l'être reste plus ou moins en retrait. Cela n'enlève rien à la légitimité des « dialogues » ordinaires, de la vie courante ; ils sont nécessaires et peuvent être pleins d'agréments et de charme. Mais il ne faut pas s'abuser sur la profondeur de leur importance, ni sur la solidité d'une relation qui reposerait seulement sur eux. Même le dialogue amical ou le dialogue amoureux, qui semblent mettre en jeu le plus profond de l'être de chacun, gardent nécessairement quelque chose d'illusoire, de rencontre seulement partielle, si ne s'y joint pas le souci du vrai et si ce souci n'est pas maintenu au-delà des sentiments. Un amour qui laisserait place à l'indifférence ou au mépris pour le vrai ne pourrait pas être un vrai amour. Et souvent, avec le recul du temps, on mesure que ce que l'on avait pris pour une « vraie rencontre » ou une « vraie relation » n'avait, en vérité, mis en jeu que des surfaces.
   On voit donc que dans le dialogue véritable, « dialectique », lorsqu'il prend la forme d'un échange entre plusieurs personnes, chacun s'adresse à l'autre comme à un sujet capable du vrai, susceptible de s'élever vers le vrai. On ne peut chercher la vérité avec quelqu'un, ou aider quelqu'un à s'en approcher, que si l'on présuppose que la dimension fondamentale de sujet est déjà présente en l'autre, même si elle est recouverte (par les qualités particulières « sous » lesquelles elle se tient [sub-stance]), « endormie » ou engourdie. – Il faut rappeler ici la corrélation entre ces deux points : un vrai universel, en soi, ne peut être atteint et même seulement cherché, désiré, que par un sujet, au sens strict de ce terme.

 

Remarque : il y a là une conséquence importante concernant la notion d'éducation. Comme on l'a vu, l'éducation telle que la conçoivent Bataille, ou surtout Platon (République VII), consiste à libérer l'autre de sa « choséité », à faire se déployer la dimension d'esprit qui est en lui, mais qui est d'abord engluée dans sa dimension sensible, particulière. Mais il est clair que, ce faisant, l'éducation ne crée pas l'esprit en l'autre, elle ne produit pas sa dimension de sujet : au contraire elle s'adresse à elle, considérant qu'elle est déjà là. A l'inverse, cela n'aurait aucun sens de vouloir éduquer un être que l'on considérerait comme étant, en lui-même, dépourvu de cette dimension intérieure. Attention donc à cette erreur fréquente, qui consiste à croire que l'éducation ou la culture apporteraient à l'homme une dimension spirituelle, qu'il n'aurait pas du tout par lui-même ; on ne peut éduquer ou cultiver qu'un esprit ! – qui doit donc être déjà là.
   Cela signifie que dialoguer avec quelqu'un (au sens du dialogue véritable), c'est par là-même le reconnaître comme étant, en soi, un être irréductible à sa dimension empirique, à ses caractéristiques contingentes et particulières ; ou, comme on pourrait dire également : comme un être en lequel l'esprit est déjà présent comme substance et capable de devenir sujet. En ce sens, adresser la parole à l'autre en vue de l'élever (ou de s'élever soi-même avec lui) vers le vrai, c'est lui rendre hommage, admettre et affirmer qu'il est un être d'esprit. – Donc même remarque que ci-dessus à propos de l'éducation, afin d'éviter une même erreur : la reconnaissance ne consiste pas à donner à l'autre une dignité (comme si, avant d'être reconnue, elle n'existait pas), mais à avouer, admettre que cette dignité est déjà là. Reconnaître c'est voir ce qui est déjà, et non pas créer ou produire.
   Une illustration célèbre en est donnée par Platon dans un passage du Ménon, où Socrate pose un problème de géométrie à un petit esclave (comment doubler la surface d'un carré?). Son but, en faisant cela, est de montrer que le vrai est déjà présent dans l'âme, et donc qu'apprendre ne consiste pas à recevoir des « connaissances » apportées de l'extérieur, mais à retrouver par soi-même et en soi-même le vrai par le pur raisonnement, comme si on rappelait un souvenir (c'est la fameuse théorie platonicienne de la connaissance comme réminiscence) ; et comme si, par conséquent, enseigner ne consistait pas à « remplir » l'esprit de l'élève en lui apportant des contenus de l'extérieur, mais à faire ressortir de son esprit ce qui y était déjà présent sous forme enveloppée, endormie ou « oubliée » (c'est la fameuse théorie platonicienne de l'enseignement comme maïeutique, ou « accouchement des âmes »). Mais l'essentiel pour notre propos est que, ce faisant, Socrate admet d'avance que le petit esclave a une âme, il lui reconnaît le statut d'être spirituel ; il part du principe que cet enfant peut atteindre le vrai par lui-même, à condition simplement qu'on l'y invite, qu'on lui montre pourquoi ses premières réponses sont fausses, et qu'on le pousse à chercher encore (Socrate ne jouant qu'un rôle « d'aiguillon », comme il le dit lui-même dans un autre texte de Platon, l'Apologie de Socrate).

 

Remarque : La reconnaissance de l'autre est ici d'autant plus remarquable qu'elle s'effectue à l'égard d'un esclave ; cela doit conduire, au passage, à ne pas caricaturer trop vite la pratique de l'esclavage par les Grecs (sans l'excuser pour autant) : cet épisode lu chez Platon montre que, si les esclaves étaient considérés juridiquement comme des instruments, des choses que l'on peut acheter, vendre, etc., cela n'empêchait pas qu'ils soient vus intellectuellement comme des êtres humains (ce qui le confirme c'est que de nombreux esclaves étaient employés à des fonctions d'instituteurs, secrétaires, voire ingénieurs, etc.). Certes il y a sans doute là une contradiction, quelque chose de bancal et moralement inadmissible (si toutefois on adopte une morale de style kantien ! car si on adopte une morale de style nietzschéen ce sera différent) ; mais cela montre qu'il est tout de même trop rapide et grossier de croire que pour les Grecs (et plus tard les Romains), les esclaves n'étaient pas des êtres humains.

 

   Ce qui apparaît ainsi, c'est aussi ce point essentiel, déjà mentionné en cours : alors que le dialogue au sens courant est électif et sélectif – puisque, reposant sur les particularités des individus, il ne s'établit pas avec n'importe qui –, le dialogue véritable ou dialectique est par nature destiné à s'établir entre tous et tous, puisqu'il implique, au contraire, que chacun mette ses particularités entre parenthèses. C'est la seule forme du discours et de l'échange qui, par principe, n'exclut absolument personne (pas même un petit esclave ne sachant ni lire ni écrire!). Et cela n'est rendu possible que par le but visé, à savoir le vrai universel. Répétons-le : seul ce qui est en soi, ab-solu, dé-lié de toute particularité, parce qu'il n'appartient à personne, peut être cherché et éventuellement atteint par tous. En cela se croisent et se lient les deux axes mentionnés au début de ce chapitre, le « vertical » et l'« horizontal » : le vrai lien avec l'autre n'existe que par le lien de chacun avec le vrai.

 

   Tout cela peut enfin inciter à revenir sur la façon de reconnaître l'autre, telle que nous l'avons vue présentée par Hegel dans sa Phénoménologie de l'esprit, non pas pour la rejeter purement et simplement, mais peut-être pour la relativiser. Ce que dit Hegel reste vrai, lorsqu'il avance que l'esprit se manifeste de manière radicale en plaçant sa dignité au-dessus de la survie physique ; et Platon en serait d'accord, il l'a même dit avant lui à sa façon : rappelons-nous que Socrate a choisi de se soumettre à la peine de mort plutôt que de préserver sa vie en s'évadant, comme ses amis l'y invitaient cf. Phédon). Mais il reste également que, chez Hegel, dans ce passage de son œuvre la reconnaissance est présentée comme unilatérale et obtenue de force : c'est une lutte à mort qui contraint l'un des deux à reconnaître l'autre. La raison en est sans doute que, justement, le face-à-face hégélien n'est pas médiatisé par un troisième terme qui serait désiré par les deux protagonistes, et qui étant universel, pourrait être possédé par les deux. Il n'y a rien dans ce face-à-face qui puisse rassembler les deux hommes, pas de dimension autre qu'eux, en laquelle il pourrait se tenir ensemble : chacun ne vise que soi-même, n'agit qu'en vue de son esprit à lui.
   Or le rapport à autrui impliqué dans la conception platonicienne du dialogue met en œuvre une reconnaissance qui, elle, apparaît comme non-violente, non pas extorquée mais accordée volontairement, et qui est nécessairement mutuelle, réciproque. Il ne s'agit pas de forcer l'autre à choisir entre s'identifier à sa choséité (devenir esclave) ou perdre totalement celle-ci (mourir), mais de le voir comme étant déjà irréductible à cette choséité, capable de la dépasser tout en la conservant, et de l'inviter à le faire – éventuellement en exerçant une certaine contrainte, mais qui vise à libérer, non à asservir. Et cela parce qu'il y a ici un troisième terme, qui n'est ni l'autre ni moi, et qui nous permet d'être ensemble devant lui et tournés vers lui : ce qui me rapproche de l'autre, ce qui permet le lien véritable, c'est qu'il y a quelque chose d'autre que nous entre nous.
   Saint-Exupéry n'avait donc peut-être pas tort de dire, même si c'est dans un registre un peu différent, que « s'aimer, ce n'est pas se regarder dans les yeux, c'est regarder ensemble dans la même direction »...

 

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Justice et vengeance

   Les deux notions se ressemblent, au point qu'il est facile de les identifier, ou de voir entre elles une simple différence de forme ; pourtant des différences essentielles pourraient bien apparaître, en y regardant de plus près.

Se venger signifie : infliger soi-même une violence en réponse à une violence que l'on a subie. Rendre ou faire justice semble signifier la même chose, sauf que la réaction n'est pas effectuée par soi-même, mais par un tiers (un juge). Ainsi la différence paraît ne résider que dans la forme : la justice ferait au fond la même chose que la vengeance, mais de manière mieux organisée et éventuellement plus modérée. Mais cette apparence commence à se dissiper, dès que l'on s'interroge sur le sens de la « réponse » apportée dans chaque cas.

Dans la vengeance, c'est l'individu lui-même qui estime 1) ce qui est violence et ce qui ne l'est pas, et 2) si cela réclame une réplique ou non, et laquelle. Et il effectue cette estimation selon ses caractéristiques particulières, son tempérament, ses coutumes, etc. Ce que l'on m'a fait est-il une violence, et si oui jusqu'à quel point ? Cela appelle-t-il une réplique, et si oui de quelle ampleur ? C'est ma sensibilité qui en décide, selon sa plus ou moins grande susceptibilité, c'est elle qui juge ce qui est violent ou pas : ce qui est violent, c'est ce qui me fait mal, me blesse, moi, en tant que pur individu, mais aussi en tant que membre de tel groupe auquel je suis attaché par ma sensibilité (famille, amis, etc.) : car le mal qui frappe quelqu'un qui m'est proche m'atteint moi aussi. Plusieurs conséquences en découlent, qui montrent bien l'essence de la vengeance.

- La même chose sera perçue par certains comme un tort extrêmement grave, et par d'autres comme un tort peu important ou même nul ; la réaction va donc être fort variable d'un individu (ou groupe d'individus) à l'autre. Ce qui est grave ou non est décidé en fonction de critères particuliers et variables.

- La même chose sera perçue comme méritant vengeance ou non, selon l'identité de celui qui a subi le tort (ou ce qui est estimé tel) ; on ne venge que soi-même, ou un de ses proches : ce qui arrive à un inconnu, ou à quelqu'un avec qui on n'est pas lié par la sensibilité, peu importe.

- En outre le sens de la réaction est de faire mal à celui qui a fait mal ; de même que c'est la sensibilité de la « victime » qui a été blessée, de même c'est la sensibilité du « coupable » qui doit être atteinte en retour. Du coup, dans la logique de la vengeance, tous les moyens sont bons, du moment qu'ils permettent d'atteindre ce but : c'est pourquoi il est conforme à cette logique de s'en prendre aux proches de quelqu'un, pour lui « faire payer » ce qu'il a fait, même si ces proches n'ont commis eux-mêmes aucun tort. – Ainsi par exemple, il est (ou il était) assez courant, dans la mafia sicilienne, de « punir » quelqu'un en tuant l'un de ses enfants, ou sa femme, etc. ; certes cet enfant ou cette femme étaient « innocents », en ce sens qu'ils n'avaient rien fait, mais quelle importance, du moment que leur mort va faire mal à celui que l'on vise ?

- La vengeance, de ce fait, est en soi un processus sans fin, puisque chaque violence en appelle une autre. J'ai blessé la sensibilité de quelqu'un, il a blessé la mienne en retour : cela va-t-il s'arrêter là, peut-on dire qu'on est quitte ? D'une part c'est la sensibilité qui en décide, c'est moi qui estime si ce que j'ai fait méritait une réplique ou pas, ou si la blessure que j'ai reçue en retour était proportionnée ou pas ; si j'estime que non, je vais me considérer victime et je vais répliquer à la réplique, et ainsi sans fin. D'autre part, dans tous les cas, ce que je reçois n'est que l'expression de la sensibilité particulière de l'autre : ma sensibilité n'a aucune raison de s'incliner devant une autre sensibilité, toute blessure que je reçois réclame vengeance. Ainsi la vengeance peut-elle se transmettre de génération en génération entre deux « clans », car elle n'a aucune raison de s'arrêter. NB : c'est pourquoi Girard voit la violence comme un phénomène contagieux, un...virus qui ne cesse de se perpétuer et de se répandre.

Selon la logique de la justice, tout est différent. Qu'est-ce qui constitue une violence, et jusqu'à quel point, qu'est-ce qui doit entraîner une réplique, et sous quelle forme, tout cela est décidé non pas par la sensibilité individuelle ou collective, mais par des règles, des principes. Ce qui doit être interdit ne coïncide pas forcément avec ce qui est douloureux, ce qui est mal n'est pas identique à ce qui fait mal. Pour savoir ce qui est interdit ou autorisé, on s'efforce de voir ce qui est, en soi-même, bien ou mal, ce qui est conforme ou pas avec une certaine idée de la personne humaine. Par conséquent :

- La justice prend la forme et la réalité d'une institution, c'est-à-dire d'une instance qui représente des principes, des idées (et non pas des intérêts, des désirs, ni même des coutumes). Le mot « justice », en français, désigne à la fois un ensemble de principes et l'organe politique qui veille sur leur respect (l'appareil judiciaire). Du coup, les rapports entre les individus sont médiatisés par cette instance qui reste « à part », qui ne se confond avec aucun d'eux ; les individus ne sont plus directement face à face avec leurs particularités respectives, on ne laisse pas leurs relations dépendre de leurs particularités.

- La justice, elle aussi, répond à la violence, mais pour une autre raison que la vengeance. Ce qu'elle regarde, ce n'est pas la blessure subie par la sensibilité de la victime, mais la blessure subie par sa dignité, ie par son statut de personne. Les deux choses, ma sensibilité et ma dignité, sont très différentes, et ce qui blesse l'une peut très bien ne pas blesser l'autre ; par exemple si on me vole quelque chose dont je n'avais plus besoin, et qui m'encombrait, cela n'est pas une blessure pour ma sensibilité, pour mes désirs et intérêts personnels (au contraire, même, puisque cela m'arrange !), mais c'est pourtant une atteinte à ma dignité, et du coup cela mérite une réponse, une punition. Quelle punition ? Ce n'est pas non plus à moi d'en décider, mais à une règle générale. C'est logique, puisqu'au fond ce n'est pas non plus à moien tant que tel individu pris dans ses particularités, que le tort a été fait, mais à moi en tant que personne en général (le tort serait le même s'il avait été fait à quelqu'un d'autre). De même, il est logique que la punition (quelle qu'elle soit) ne soit pas effectuée par moi ni par un de mes proches, mais au contraire, par quelqu'un qui n'a rien à voir avec moi, qui sert et représente un principe, et qui n'agit qu'au nom de ce principe. – Ce point est un bon moyen de prendre conscience du sens de l'idée de justice, et de sa différence avec la vengeance : ce n'est pas à la victime elle-même de décider si ce qu'on lui a fait est punissable ou pas, ni de ce que doit être la punition, ni de l'infliger ; l'individu est dépossédé du pouvoir de juger et de réagir par lui-même à ce que lui-même subit. Il y a là quelque chose de troublant, qui mérite d'être réfléchi : car cela peut paraître « injuste », alors qu'en vérité c'est la condition même de la justice.

- Par conséquent le sens de la réponse à la violence (punition) n'est pas non plus de donner à la victime une sorte de dédommagement ou de « remboursement », en infligeant une souffrance au coupable. Le but de la punition n'est pas de satisfaire la sensibilité de la victime, son désir de voir le coupable « payer » pour ce qu'il a fait. Si c'était le cas, on retomberait dans la logique de la vengeance, la justice effectuerait seulement une sorte de vengeance par procuration, elle vengerait la victime à la place de celle-ci ; or on commet cette confusion et cette faute, lorsque par exemple, à la suite d'un procès, on vient demander aux victimes (ou à leurs proches) si elles sont satisfaites par le verdict, comme si le procès devait avoir pour but de leur donner satisfaction à elles, et comme si c'était aux victimes de juger le juge, d'estimer ce qui est juste ou pas. Il faut ici maintenir ce principe, qui répugne à la sensibilité mais que la raison impose : le fait d'être victime ne donne aucun titre à être juge. Bien sûr, si le coupable reçoit une punition inférieure à ce que la victime aurait souhaité, il peut en résulter pour celle-ci une grande douleur, un « sentiment d'injustice » ; mais ce sentiment, qui est particulier, variable, contingent, ne peut pas être pris comme critère de ce qui est juste ou pas ; tout l'esprit de la justice consiste précisément à faire en sorte que ce ne soit pas la douleur, l'émotivité, la sensibilité, qui décide de ce qui doit être fait. – La justice n'a donc pas pour sens de venger celui qui n'en est pas capable par lui-même, ni d'exercer une vengeance mieux organisée, plus efficace ou plus modérée, mais bien de remplacer la logique de la vengeance par une autre.

 

Remarque : On peut se demander si la frontière entre vengeance et justice n'est pas également brouillée, lorsque l'on dit que la justice est rendue au nom de la « société », ou au nom du « peuple ». Dans ce cas en effet, c'est seulement quelque chose de particulier, ayant ses besoins et ses intérêts propres, qui est invoqué comme fondement, et non pas un principe « transcendant », indépendant des lieux et des temps (ce qui est bien ou juste tout court). Dans cette mesure, quelle différence reste-t-il entre faire justice et venger la société ? Est-ce la justice qui doit être un instrument pour la société, ou l'inverse ?

Je replace ici deux textes, dont chacun des auteurs avance une thèse différente sur ces questions ; il est intéressant de les (re)lire et de tenter d'extraire les réponses qu'ils suggèrent respectivement.

«Si la culture a établi le commandement de ne pas tuer le voisin que l'on hait, qui nous fait obstacle et dont on convoite les biens, cela fut manifestement dans l'intérêt de la vie en commun des hommes qui, autrement, serait impraticable. Car le meurtrier attirerait sur lui la vengeance des proches de la victime du meurtre et la sourde envie des autres, qui intérieurement se sentent tout autant enclins à un tel acte de violence. Il ne jouirait donc pas longtemps de sa vengeance ou de son butin, il aurait bien au contraire toute chance d'être lui-même bientôt abattu. Quand bien même, grâce à une force et à une prudence extraordinaires, il se protégerait d'un adversaire isolé, il ne pourrait que succomber à une union d'adversaires plus faibles. Si une telle union ne se constituait pas, la pratique du meurtre se prolongerait indéfiniment. »

S. Freud, Malaise dans la civilisation

« Je dis que le respect de la vie d'autrui n'est pas un devoir social, attendu qu'il existe indépendamment de l'existence ou de la nature d'une société quelconque. Quand un homme tomberait de la lune, vous n'auriez pas le droit de le torturer ni de le tuer. De même pour le vol ; je m'interdis de voler qui que ce soit ; j'ai la ferme volonté d'être juste et charitable envers mes semblables, et non pas seulement envers mes concitoyens (...). La société n'a donc rien à faire ici ; elle ne doit pas être considérée".

Alain, Propos, I

- Enfin, la justice est censée mettre fin à la violence de façon définitive (alors que la vengeance appelle la vengeance et n'a aucune raison de s'arrêter). Un individu commet une violence, il est jugé et puni, et c'est terminé : la punition n'appelle pas de violence en retour. Mais pourquoi ? L'explication « pragmatique » et utilitaire consiste à dire que, si le puni ne réplique pas à la punition qu'il reçoit et qui, en un sens, est une violence à son égard, c'est parce qu'il a en face de lui une force (celle de l’État) tellement supérieure à la sienne, que de toute façon il ne peut pas se venger. C'est effectivement vrai, mais cette raison est-elle la plus essentielle ? Une explication plus subtile consiste à considérer que, autant un individu n'a aucune raison de s'incliner devant la sensibilité d'un autre, autant il a une vraie raison de s'incliner devant un principe ; dans la punition, ce n'est pas seulement une force supérieure qui a terrassé la sienne, mais avant tout une idée du bien, qui n'appartient à personne, et dont les représentants (les juges), en le jugeant coupable, ont reconnu sa dignité de sujet fondamentalement libre et responsable de ses actes (plutôt que de le traiter comme un animal malfaisant). – La vengeance est un rapport entre des forces ; la justice est un rapport entre un principe et un sujet.

 

 

 

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