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Cours HK
Désir mimétique et violence sacrificielle : René Girard
Voici 1) un texte de René Girard, déjà mis en ligne précédemment, et 2) des précisions, explications et prolongements plus développés, concernant le contenu de ce texte.
Vous pouvez soit lire d'abord le texte, puis les explications, soit adopter l'ordre inverse.
A mon avis l'idéal serait : a) lecture du texte, b) lecture des explications, c) relecture du texte.
« C'est l'unité d'une communauté qui s'affirme dans l'acte sacrificiel et cette unité surgit au paroxysme de la division, au moment où la communauté se prétend déchirée par la discorde mimétique, vouée à la circularité interminable des représailles vengeresses. A l'opposition de chacun contre chacun succède brusquement l'opposition de tous contre un. A la multiplicité chaotique des conflits particulier succède d'un seul coup la simplicité d'un antagonisme unique : toute la communauté d'un côté et de l'autre la victime. On comprend sans peine en quoi consiste cette résolution sacrificielle : la communauté se retrouve tout entière solidaire, aux dépens d'une victime non seulement incapable de se défendre, mais totalement impuissante à susciter la vengeance ; sa mise à mal ne saurait provoquer de nouveaux troubles et faire rebondir la crise puisqu'elle unit tout le monde contre elle. Le sacrifice n'est qu'une violence de plus, une violence qui s'ajoute à d'autres violences, mais c'est la dernière violence, c'est le dernier mot de la violence.
A regarder l'hostilité dont la victime fait l'objet dans certains sacrifices, on est amené à spéculer qu'elle passe pour responsable, à elle seule, de la crise mimétique tout entière (…)
La communauté assouvit sa rage contre cette victime arbitraire, dans la conviction absolue qu'elle a trouvé la cause unique de son mal. Elle se trouve ensuite privée de d'adversaires, purifiée de toute hostilité à l'égard de ceux contre qui, un instant plus tôt, elle manifestait une rage extrême.
Le retour au calme paraît confirmer la responsabilité de cette victime dans les troubles mimétiques qui ont agité la communauté. La communauté se perçoit comme parfaitement passive face à sa propre victime qui apparaît, au contraire, comme le seul agent responsable de l'affaire. (...) Cette victime passe pour sacrée. Elle passe pour responsable du retour au calme aussi bien que des désordres qui le précèdent ».
R. Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde.
Rappel : Dans les sociétés dites « primitives » ou « archaïques », l'esprit est envisagé comme substance globale, dont les êtres singuliers (les hommes, mais aussi bien les animaux et les choses) sont des aspects ou des fragments. L'individu appartient au tout social, à sa « culture », sans vraie distance ni réalité propre : texte de Lévy-Bruhl, L'âme primitive. Dans ce cadre conceptuel, l'homme (singulier) perçoit les autres et lui-même comme étant mû, dans ses actes, par des puissances substantielles extérieures ; il ne se pense ni ne se comporte comme un sujet au sens plein du terme. L'existence est alors, dans une large mesure, adhérence à un ensemble de codes et de rites qui la façonnent de l'extérieur (et non des principes à assumer par sa volonté et à juger par sa raison).
Cela se voit tout particulièrement dans la manière de considérer et de contrôler la violence : non pas maîtrise par chacun de ses désirs, par un travail sur soi-même, mais « gestion » collective et rituelle de la violence vue comme une puissance autonome et extérieure ; c'est ce qu'a particulièrement bien montré R. Girard dans ses travaux sur le désir mimétique et la logique de la victime émissaire (cf. texte ci-dessus). Points essentiels à connaître et à retenir :
a/ Une des thèses majeures de Girard est que le désir humain est par essence mimétique, et non objectal. Cela signifie que les hommes désirent certains objets (au sens large de ce terme), non pas en raison de ce que ces objets sont (ce serait un désir motivé par l'objet lui-même, donc « objectal »), mais parce qu'ils voient d'autres hommes les désirer (le désir est donc imitatif ou « mimétique », du grec mimesis, imitation). Du coup, les hommes se trouvent nécessairement en situation de rivalité : plusieurs convoitent quelque chose qui ne peut appartenir qu'à un seul. Cela ne signifie pas que la violence va être effectivement présente en permanence, mais qu'elle menace en permanence de se déchaîner, et de se propager de proche en proche à l'ensemble du corps social : ce serait l'état de « crise », de violence de chacun contre chacun (par individus ou par groupes, clans, familles, etc.). – (NB : ceci est la conception du désir selon Girard : à considérer avec recul et non comme quelque chose que l'on « sait » ; l'essentiel ici est de rendre compte de la présence absolument inévitable de la violence dans les rapports entre les hommes).
b/ Pour évacuer cette violence généralisée – soit de manière curative après qu'elle se soit produite, soit de manière préventive pour empêcher qu'elle n'apparaisse – on doit parvenir à la concentrer en un point, faire en sorte qu'elle ne soit plus diffuse et anonyme (ce qui la rend insaisissable), mais qu'elle prenne une forme déterminée, un visage précis : celui de telle personne. Si, en effet, tout le mal est vu comme provenant d'une cause unique et bien définie, alors il devient possible d'agir sur lui : supprimer cette personne, la sacrifier, signifiera supprimer l'origine même du mal. Le remède à la violence de chacun contre chacun est donc son détournement en violence de tous contre un seul (la « victime émissaire » – cf. le « bouc émissaire » des anciens Hébreux – considérée comme responsable unique de la violence).
c/ Selon cette logique, la violence n'est finalement vaincue que par elle-même, puisque c'est au moyen d'une violence (le sacrifice d'une personne, ou de quelques personnes) que la violence (généralisée, « sociale ») est détruite. Du coup la violence n'est pas vraiment dépassée mais seulement canalisée ; ce n'est pas un principe autre qu'elle-même qui l'a vaincue, mais seulement une nouvelle forme (ritualisée, spiritualisée) d'elle-même.
d/ La concorde qui en résulte confirme a posteriori, aux yeux de la communauté, que la victime était coupable (puisque, quand on la supprime, la violence disparaît), alors qu'en vérité elle n'a rien fait de particulier, n'est pas plus responsable qu'une autre ; mais si tous croient qu'elle l'est, c'est suffisant pour que le système fonctionne : ils vont s'accorder pour décharger tous ensemble leur violence sur elle, ce qui va effectivement les en « purger » (on a là un processus tout à fait analogue à la fameuse catharsis, « purification »).
NB : tout ceci est le mode de fonctionnement des sociétés « archaïques » ou « primitives », tel que le décrit et le comprend Girard ; cela ne signifie pas du tout que ce dernier adhère à ce système ou qu'il le défend ; cela ne signifie pas non plus que, pour lui, c'est le seul système possible : il explique au contraire que les sociétés non-archaïques, issues en particulier du judaïsme, sont régies par un tout autre logique (cf. quelques lignes plus bas).
e/ enfin et peut-être surtout : on voit que justice et ordre ne vont pas nécessairement de pair, puisqu'on a là un système très ordonné, qui assure la cohésion sociale de manière très efficace, tout en étant profondément injuste puisque la victime contre laquelle tous se rassemblent n'est, en vérité, coupable de rien.
→ Bien voir toute la différence entre ce système du sacrifice rituel, et le système de la justice comme institution, telle que, selon Girard, on la voit apparaître avec le judaïsme, et telle qu'on la voit aussi instaurée chez les Grecs et les Romains ; la justice, avec ses tribunaux, ses enquêtes, etc., cherche à déterminer si un accusé est réellement coupable d'avoir commis tel ou tel délit ou crime, et ne le condamne (éventuellement à mort, cf. Socrate par exemple) que si c'est bien le cas. Et cela, parce qu'il y a à l'arrière-plan une conception de l'individu très différente de la conception « archaïque » : tandis que dans cette dernière l'individu n'a pas de réelle existence propre et distincte de celle du groupe (cf. cours et rappel ci-dessus), dans le judaïsme l'individu est vu de plus en plus comme un être réel, à part entière, personnellement responsable de ce qu'il fait.
C'est à prendre en compte pour avoir un recul critique par rapport aux thèses qui soutiennent que le rôle principal de l'institution judiciaire, de la morale et plus généralement de la « culture », est d'assurer la cohésion sociale ; car si vraiment c'était là leur but essentiel, alors elles pourraient être remplacées par le système du sacrifice que décrit Girard, qui parvient tout aussi bien à assurer cette cohésion, voire mieux. Voyez un exemple de ce genre de thèse avec ce petit texte de Freud :
« Si la culture a établi le commandement de ne pas tuer le voisin que l'on hait, qui nous fait obstacle et dont on convoite les biens, cela fut manifestement dans l'intérêt de la vie en commun des hommes qui, autrement, serait impraticable. Car le meurtrier attirerait sur lui la vengeance des proches de la victime du meurtre et la sourde envie des autres, qui intérieurement se sentent tout autant enclins à un tel acte de violence. Il ne jouirait donc pas longtemps de sa vengeance ou de son butin, il aurait bien au contraire toute chance d'être lui-même bientôt abattu. Quand bien même, grâce à une force et à une prudence extraordinaires, il se protégerait d'un adversaire isolé, il ne pourrait que succomber à une union d'adversaires plus faibles. Si une telle union ne se constituait pas, la pratique du meurtre se prolongerait indéfiniment. » (Malaise dans la civilisation).
On voit ici que selon Freud le meurtre serait interdit parce qu'il menacerait la survie et la cohésion d'une communauté (raison utilitaire), et non pas parce que la vie d'une personne humaine serait d'une valeur infinie, à respecter inconditionnellement (raison morale). Autrement dit il raisonne ici selon la logique des sociétés « archaïques » : seul le groupe est vraiment réel et important, c'est lui qu'il faut sauver à n'importe quel prix.
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